App Stores : double victoire épique contre Google pour abus de position dominante

En septembre et décembre 2023, Google a accepté une transaction de 700 millions de dollars dans le cadre d’une procédure fédérale engagée par les procureurs généraux de trente-sept États américains, et il a perdu son procès face à Epic Games, qui durait depuis déjà trois ans.

Étonnante reconnaissance d’abus de position dominante par un verdict de jury

Après seulement trois heures de délibérations, le jury du tribunal fédéral de Californie a rendu le 11 décembre 2023 son verdict1 retentissant dans l’affaire opposant le développeur Epic Games à Google. Il ressort dudit verdict que le jury a conclu à l’existence d’un abus de position dominante de Google sur le marché des applications mobiles en ayant restreint l’accès aux plateformes de distribution par l’imposition de restrictions sur les moyens de paiement liés aux achats intégrés sur les applications mobiles et du fait des taux excessifs de commissions pratiqués sur les paiements – entre 15 et 30 % – ayant produit une marge bénéficiaire nette de plus de 12 milliards d’euros en 2021, seulement sur le Play Store.

En effet, l’affaire avait débuté en 2020, lorsque le développeur du jeu « Fortnite » avait tenté de développer des moyens de téléchargement et de paiement externes à Google et, parallèlement, à Apple, sans obtenir leur autorisation préalable. Le modèle développé par Epic pour contourner les conditions imposées par Google et Apple – notamment les commissions sur les paiements – s’apparentait au système développé sur PC, qui permettait de télécharger le jeu et de procéder aux achats intégrés via une plateforme de distribution et d’exploitation propre au développeur. Or, face à la menace que présentaient ces développements tactiques, Google et Apple ont exclu le jeu « Fortnite » au téléchargement sur leurs App Stores. En réponse à cette exclusion, Epic a assigné Apple et Google en justice dans le cadre d’un procès antitrust.

Les deux procédures ont toutefois divergé de manières significatives : Epic s’est vu débouté de sa demande face à Apple par un juge. Cela peut s’expliquer par la combinaison de divers facteurs : certains juristes américains considèrent notamment que, d’une part, si le juge n’est pas tenu à se fonder sur un argumentaire développé par le plaignant, c’est bien devant un jury civil qu’a été présentée l’affaire d’Epic contre Google, jury qui a pu être plus réceptif à certains arguments factuels2 ; que, d’autre part, le système développé par Apple sur son App Store était le seul moyen de distribution disponible sur les appareils iOS et qu’il n’y avait tout simplement pas de place pour la concurrence. En conséquence, le droit antitrust ne pouvait même pas trouver à s’appliquer3.

À l’inverse, se voulant plus ouvert tout en maintenant une position de force, Google aurait élaboré le Projet Hug, selon lequel les plus grands développeurs (Activision, Riot Games, Ubisoft, Nintendo) auraient été payés pour lancer leurs nouvelles applications – notamment le célèbre jeu « Call of Duty »4 – et pour maintenir leurs distributions exclusivement sur le Play Store sans avoir recours à d’autres plateformes. Cette pratique engendre, par son objet, une restriction de la concurrence sur le marché, notamment en raison de la position dominante de Google et de sa force d’action.

Ce verdict ne met, cependant, pas un terme à l’affaire. En effet, celui-ci avait pour objet unique de déterminer s’il y avait abus de position dominante. Or, exception faite d’une éventuelle procédure d’appel, la sanction encourue par Google reste encore à déterminer par le juge fédéral qui, en application de la loi antitrust, décidera des mesures et poursuites des procédures adéquates. Cette première étape ouvre donc la voie à celles-ci, qui pourraient avoir des conséquences plus importantes pour Google, si la décision va en ce sens. Cela pourrait se traduire par de lourdes sanctions pécuniaires, ou par des obligations de mise en conformité des systèmes d’exploitation qui induiraient des coûts élevés en termes de changements structurels.

Poursuites parallèles par une action groupée au niveau fédéral

L’échec subi par Google dans la procédure l’opposant à Epic Games fait écho à la procédure ouverte par certains États à l’encontre du géant américain. Par une plainte déposée le 7 juillet 2021 auprès du tribunal fédéral de Californie, trente-sept procureurs généraux américains ont entendu contester la légalité de la politique de prélèvement de commissions par Google sur son Play Store. Cette plainte s’inscrit dans le cadre plus général de la question de l’abus de position dominante, dès lors qu’il est reproché à Google, entre autres, de maintenir illégalement un monopole5 sur le marché des App Stores6, d’avoir maintenu illégalement un monopole sur le marché du paiement intégré sur les applications mobiles7 et d’avoir porté atteinte à la concurrence sur le marché par le biais de déclarations dilatoires vis-à-vis des consommateurs, quant à la possibilité d’accéder à des applications sans l’intermédiaire du Play Store et quant aux méthodes de paiement8.

Plus particulièrement, à l’instar des griefs avancés par Epic Games dans la précédente procédure, il est reproché à Google d’imposer aux développeurs d’applications des commissions allant jusqu’à 30 % du prix de vente des applications mobiles distribuées sur le Play Store, ou sur le prix des ventes réalisées à travers les applications mobiles, par le biais d’achats intégrés9. En outre, il serait difficile de concevoir des conditions de mise sur le marché plus favorables, ou moins abusives, alors que Google détient, comme cela ressort de la plainte, plus de 90 % des parts du marché américain10. De telles conditions créeraient de facto la nécessité pour les développeurs d’augmenter leurs prix, pour faire face à ces charges, au détriment des consommateurs finaux11, et placeraient Google dans une situation idéale pour renforcer davantage sa position dominante et générer des revenus supplémentaires conséquents provenant de ces commissions. En principe, un procès devait se tenir devant la juridiction américaine dès le 6 novembre 2023. Cependant, le procureur général de l’Utah, qui était le principal instigateur de l’action groupée, a demandé le retrait de l’affaire du rôle du tribunal fédéral, en annonçant, dès septembre 2023, qu’un accord de transaction avait été conclu.

Il ressort de celui-ci que Google accepte de s’acquitter d’une somme totale de 700 millions de dollars américains, dont 630 millions au titre de dommages versés à un fonds de compensation des consommateurs et 70 millions au titre d’une somme totale destinée à être partagée entre les cinquante États américains signataires dudit accord. Si, comme il est souvent le cas dans certaines décisions à l’encontre des Gafam, le montant de la sanction ou, le cas échéant, de la transaction, semble dérisoire par rapport aux milliards de chiffres d’affaires engendrés, il reste cependant, comme on peut le constater dans le cadre de diverses procédures, notamment à l’encontre du groupe Meta, que ces sanctions sont souvent assorties d’obligations et de mesures correctives pour pallier des lacunes systémiques.

Dans le cadre de cette procédure, notamment, Google s’engage à permettre aux développeurs de prévoir et d’exploiter leurs propres moyens de paiement pour les achats intégrés dans les applications et, de ce fait, de proposer aux consommateurs finaux des alternatives quant au choix de méthodes de paiement ainsi que des prix différents au sein même de ces applications (auparavant, ces différences ne pouvaient être communiquées que de manière séparée et pas directement sur l’application). Ainsi, les commissions prélevées seraient revues à la baisse, passant d’une fourchette auparavant comprise entre 15 et 30 % à des montants allant de 11 à 26 %. Par ailleurs, Google s’engage à faire en sorte de faciliter le sideloading – pratique consistant à pouvoir télécharger des applications mobiles directement sur l’appareil mobile, sans qu’il soit besoin de passer par un App Store – tout en émettant des mises en garde sur des risques accrus qui, potentiellement, de nouveau et sans que la véracité de ces déclarations ne soit révélée, décourageraient les consommateurs d’y avoir recours et renforceraient, par conséquent, la position dominante de Google sur le marché.

Les récentes procédures engagées contre Google, tant par Epic Games que par les procureurs généraux américains, rappellent les évolutions récentes sur le marché européen. Les mesures que s’est engagé à prendre Google vis-à-vis des consommateurs et des développeurs ne sont pas nouvelles et n’apporteront sans doute pas les solutions espérées. En effet, le 19 juillet 2022, Google avait déjà annoncé12 qu’avec l’entrée en vigueur du nouveau règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act), et même avant, les développeurs pourraient proposer des méthodes de paiement alternatives pour les achats intégrés, et les commissions prélevées seraient baissées de 3 points, passant de 15 % à 12 %, sachant qu’une première baisse avait déjà eu lieu en mars 2021, passant de 30 à 15 % pour une certaine catégorie de développeurs13. Cette décision s’était alignée sur une décision antérieure prise par Apple, les deux géants s’alignant, toujours à l’image d’une pratique faussant la concurrence sur le marché.

Très progressivement, la justice américaine semble adopter la ligne de conduite définie par les autorités compétentes de l’Union européenne. Par exemple, Google avait fait l’objet d’une procédure pour abus de position dominante diligentée par la Commission européenne, qui avait donné lieu à une amende historique de 4,3 milliards d’euros en 201814. La décision de la Commission avait fait l’objet d’un recours devant le Tribunal de l’Union européenne qui a principalement rejeté le recours de Google, et conclu à l’existence d’un abus de position dominante de Google quant à son système d’exploitation Android15. Le juge de l’Union avait notamment estimé que Google portait atteinte à la structure effective de la concurrence en ayant procédé à des ventes liées, qui ont pu avoir pour effet d’évincer des concurrents réels ou potentiels du marché, et qui ont permis à Google d’« influencer négativement, à son profit, ou au détriment des consommateurs, les différents paramètres de la concurrence, tels que les prix, la production, l’innovation ou la qualité des biens ou des services »16. Cela concernait notamment l’avantage concurrentiel obtenu par le « biais du statu quo »17, autrement dit, la préinstallation de l’application Google Search avec son moteur de recherche Chrome, par laquelle les consommateurs seraient incités à s’abstenir de télécharger d’autres moteurs de recherche concurrents par convenance. Cet exemple, parmi d’autres, démontre, outre le poids des conséquences de chacune de ses décisions et actions, la multitude des moyens par lesquels Google, ou tout autre opérateur avec des parts importantes de marché, peut, sciemment ou non, porter atteinte à l’équilibre et à la concurrence.

Les opinions exprimées par l’auteur sont personnelles, et n’engagent pas la Cour de justice de l’Union européenne.

Sources :

  1. Verdict du jury accessible sur https://storage.courtlistener.com
  2. Il était reproché à Google d’avoir délibérément détruit des éléments de preuve. Hollister Sean, « Federal judge vows to investigate Google for intentionally destroying chats », theverge.com, December 2, 2023.
  3. DeGeurin Mack, « The curious case of Epic Games: how the developer beat Google but not Apple », theguardian.com, December 16, 2023.
  4. Barrabi Thomas, « Google paid Activision-Blizzard $360M to use its app store, Epic Games claims », nypost.com, November 8, 2023.
  5. Voir, arrêt du 14 septembre 2022, Google et Alphabet/Commission (Google Android), T-604/18, EU:T:2022:541, point 276.
  6. State-of-utah-et-al-v.-google-LLC-complaint.pdfv.-google- LLC-complaint, courthousenews.com, p. 19-51.
  7. Voir plainte p. 51-68.
  8. Voir plainte p. 68-76.
  9. Voir plainte page 18, point 39.
  10. Voir plainte page 13, point 16.
  11. Selon Reuters, la plainte introduite représenterait plus de 21 millions de consommateurs sur le marché américain. « Google reaches tentative settlement in US Play Store lawsuit », reuters.com, September 6, 2023.
  12. Voir communiqué de Google, blog.google/around-the- globe/google-europe, July 19, 2022.
  13. Bayard Florian, « Google fait comme Apple et réduit la commission du Play Store à 15% », phonandroid.com, 17 mars 2021.
  14. Ducoutieux Cécile, « Bruxelles inflige une amende record de 4,34 milliards d’euros à Android », lemonde.fr, 18 juillet 2018.
  15. Arrêt du 14 septembre 2022, Google et Alphabet/Commission (Google Android), T-604/18, EU:T:2022:541.
  16. Arrêt du 14 septembre 2022, Google et Alphabet/Commission (Google Android), T-604/18, EU:T:2022:541, point 281.
  17. Ibid, point 593.
Assistant juriste à la Cour de justice de l’Union européenne