Numérisation des livres : les éditeurs français s’organisent, la librairie en ligne de Google est lancée

Un accord passé entre le géant français du livre Hachette et le géant américain d’Internet Google sur la numérisation de dizaines de milliers de livres épuisés sème la zizanie au sein de l’édition française, tandis qu’est lancée la nouvelle librairie numérique Google eBooks.

En novembre 2010, un protocole d’accord a été signé entre le groupe Hachette Livre (Grasset, Fayard, Calmann-Lévy, JC Lattès, Stock, Le Livre de Poche…) et le géant d’Internet Google. Le projet dont le contrat définitif devrait être conclu au cours des six prochains mois concerne 40 000 à 50 000 ouvrages épuisés. Les titres choisis et leur prix de vente en ligne sont à la discrétion d’Hachette Livre. Le responsable de Google Books, Dan Clancy, a qualifié cet accord de « win win win », c’est-à-dire gagnant à la fois pour l’éditeur français, pour le groupe américain et pour le lecteur. Google projette en effet de distribuer ces œuvres sur sa nouvelle plate-forme, Google eBooks (anciennement baptisée Google Editions), lancée le 6 décembre 2010 aux Etats-Unis. Pour Arnaud Nourry, PDG d’Hachette Livre, il s’agit de donner « une seconde vie aux œuvres épuisées », puisque le groupe pourra les commercialiser de son côté. Les éditeurs du groupe Hachette restent libres de refuser la numérisation de leur catalogue épuisé. S’ils l’acceptent, ils peuvent choisir de confier à Google, soit la simple indexation du fichier pour assurer la promotion d’un ouvrage, soit la commercialisation sur Google eBooks. Dans ce dernier cas, l’éditeur dispose également d’un fichier des ouvrages numérisés qu’il peut exploiter librement. L’accord prévoit également que les ouvrages numérisés par Google viendront enrichir le fonds numérique de la Bibliothèque nationale de France (BNF), mais ne seront accessibles ni dans leur intégralité, ni gratuitement au public.

Cette décision prise par l’un des éditeurs français les plus importants jouant cavalier seul avec Google n’apparaît pourtant pas « gagnante » aux yeux de l’ensemble de la profession. Les auteurs et les libraires y voient un renforcement de la domination du géant Google sur le marché du livre numérique. Le Syndicat de la librairie française (SLF) a manifesté son inquiétude au regard d’une plus grande dépendance que cette nouvelle entente leur impose vis-à-vis du géant américain qui devient ainsi « pour les librairies, à la fois l’un de leurs concurrents majeurs dans la diffusion commerciale des œuvres, l’un de leurs fournisseurs potentiels de contenus et de services et le principal portail d’accès au public vers leurs sites internet ». Du côté des auteurs, si la Société des gens de lettres qui les représente voit dans cet accord une « opportunité de toucher un public élargi », elle n’en invite pas moins les auteurs à « la plus grande vigilance lors de la signature de leurs contrats et des avenants numériques, notamment sur les conditions de rémunération et la durée de cession », l’éditeur d’un livre imprimé n’étant pas implicitement titulaire des droits numériques. Quant au ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, engagé sur la question de la numérisation des œuvres aux côtés des professionnels de l’édition, il regrette « le manque de concertation », la décision du groupe Hachette brisant quelque peu le consensus établi entre les éditeurs français pour faire face au géant américain. Le président du Syndicat national de l’édition (SNE), PDG des éditions Gallimard, Antoine Gallimard, réaffirme sa conviction : « Google reste une machine à cash, qui se sert des livres pour augmenter la fréquentation de son site et dégager plus de recettes publicitaires ». Pour Arnaud Nourry, il ne s’agit, à tout bien considérer, que d’un accord établi dans le respect du droit d’auteur puisque les livres seront commercialisés au prix fixé par l’éditeur.

Depuis 2004, Google, qui aurait déjà numérisé quelque 15 millions d’ouvrages écrits en 40 langues dans une centaine de pays, continue de le faire, même sans l’autorisation préalable des éditeurs et en dépit des procédures juridiques en cours. Le groupe Hachette, qui vient de sceller une alliance avec le groupe américain, compterait environ 20 000 de ses ouvrages numérisés par Google sans autorisation. En outre, cet accord, dont les termes financiers sont bien entendu restés secrets, pourrait constituer les prémices d’un partenariat à plus long terme entre les deux groupes, amenés notamment à s’entendre un jour prochain sur la distribution numérique des livres récents. Commercialisant déjà une partie de son catalogue sur la tablette iPad du groupe Apple, Hachette Livre,en novembre 2010, s’est mis d’accord, au demeurant, avec Google pour la distribution sur le marché américain, où l’édition numérique constitue environ 10 % du chiffre d’affaires du groupe Hachette. Cet accord, concomitant au premier, autorise Google à vendre sur sa nouvelle librairie en ligne les ouvrages récemment édités par les filiales américaines du groupe français.

Cette décision stratégique du groupe Hachette a ravivé la polémique sur la politique suivie par Google concernant la numérisation des livres. Le groupe américain est toujours sous le coup d’une procédure judiciaire en France, à la suite de sa décision de faire appel de sa condamnation en première instance, en décembre 2009, à verser des dommages et intérêts à l’éditeur français La Martinière pour « contrefaçon de droits d’auteur ». La situation est analogue aux Etats-Unis, où Google est en attente de la décision du juge new-yorkais Denny Chin sur la validité de son accord passé avec les associations d’auteurs et d’éditeurs (Association of American Publishers et Authors Guild) (voir le n°13 de La revue européenne des médias, hiver 2009-2010). En outre, les éditeurs français Gallimard et Albin Michel se sont associés début 2010 afin de poursuivre Google Books en justice, pour violation du droit de la propriété intellectuelle (voir le n°14-15 de La revue européenne des médias, printemps-été 2010).

Selon le cabinet d’étude Forrester, les ventes d’e-books ont totalisé près d’un milliard de dollars aux Etats-Unis fin 2010 et devraient atteindre les 3 milliards de dollars en 2013. L’auteur de l’enquête sur l’avenir des e-books aux Etats-Unis, James McQuivey, écrit : « Cela signifie que les éditeurs traditionnels ne peuvent plus vivre dans le déni et la procrastination […], car à partir de maintenant les choses vont aller si vite que l’industrie du livre pourrait être devenue essentiellement numérique d’ici très peu de temps, bien qu’elle ait amorcé sa transformation en dernier ». Aux Etats-Unis, Google s’attaque à un marché dominé à 65 % par la librairie en ligne Amazon avec sa tablette Kindle, qui a annoncé vendre désormais plus de nouveautés en version numérique qu’en version imprimée, rejointe récemment par l’iBook Store d’Apple et son iPad (voir le n°14-15 de La revue européenne des médias, printemps-été 2010). Fort du grand nombre d’ouvrages proposés, plus de trois millions d’ouvrages gratuits et des centaines de milliers à l’achat, tous genres confondus, Google avance deux arguments percutants pour promouvoir son nouveau service annoncé en novembre 2008 lors de la Foire du livre de Francfort. D’abord, les livres téléchargeables sur la plate-forme de Google peuvent être lus sur n’importe quel support numérique connecté (ordinateur, smartphone, tablette), à l’exception encore du Kindle d’Amazon. Ensuite, le groupe s’est associé à un grand nombre de libraires indépendants, afin que les livres puissent être ache- tés directement sur Google ou auprès d’autres revendeurs en ligne.

Selon le slogan de Google, « It’s time to set your reading free », chaque internaute a la possibilité de constituer sa bibliothèque en ligne personnelle comme sur Google Books, la bibliothèque numérique de Google et cela, avec un compte personnel, quel que soit le mode d’achat utilisé. Aux Etats-Unis, la totalité des éditeurs de littérature générale et de nombreuses maisons d’édition universitaire sont déjà partenaires de Google, selon Philippe Colombet, directeur de Google Livres en France. En l’absence de loi ou d’accord professionnel assurant un prix unique du livre sur le marché américain, les éditeurs ont signé avec Google eBooks soit des contrats d’agence leur permettant de fixer eux-mêmes le prix de vente de leurs ouvrages, soit des contrats de distribution classique autorisant le revendeur à pratiquer des rabais et, dans tous les cas, selon un partage des recettes « favorable à l’éditeur » précise Google, sans indiquer bien sûr si le choix du type de contrat est ou non le résultat d’un rapport de force. Sur le prix de vente de chaque exemplaire, 63 % seraient reversés à l’éditeur. Le lancement de Google eBooks en Europe est prévu dans le courant de l’année 2011, mais il dépendra avant tout des partenariats possibles.

Quelques semaines après l’annonce du protocole Hachette-Google et comme pour y répondre, le 1er février 2011, le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, le président de la BNF, Bruno Racine, le commissaire général à l’investissement du gouvernement, René Ricol, le président du Syndicat national de l’édition, Antoine Gallimard, et le président de la Société des gens de lettres, Jean-Claude Bologne, ont annoncé la signature d’un accord-cadre permettant la numérisation et l’exploitation d’environ 500 000 ouvrages du XXe siècle sous droits, mais épuisés, à partir des collections de la BNF. Une étude de faisabilité doit encore être réalisée et la question de la gestion des œuvres orphelines doit également être tranchée. Accessibles sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, ces livres seront commercialisés sur des sites marchands, dans les cinq années à venir. S’agissant de la numérisation des fonds des bibliothèques, dans un avis rendu public le 14 décembre 2010 sur le fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la publicité en ligne (voir supra), l’Autorité française de la concurrence considère que la clause d’exclusivité de 25 ans, avec interdiction de faire numériser le fonds par une autre entreprise durant toute cette période inscrite dans l’accord passé entre la Bibliothèque de Lyon et le moteur de recherche Google (voir le n°9 de La revue européenne des médias, hiver 2008- 2009) est « exagérée au regard du rythme de changement du secteur » et qu’« il ne peut être admis de priver un moteur de recherche de la possibilité de répliquer à Google en investissant par ses propres moyens dans la numérisation ». Dans une lettre adressée à l’Autorité de la concurrence au cours de l’instruction, Google a précisé que ces clauses, qui n’ont pas été introduites à sa demande, ne seront pas mises en œuvre.

L’usage du livre numérique se heurte néanmoins à certaines limites, celles qui sont dessinées par le droit de la propriété intellectuelle. La diversité des législations nationales sur le droit d’auteur limite la circulation des livres numérisés sur Internet, comme l’atteste la récente publication des œuvres d’Albert Camus sur le site de la bibliothèque numérique des Classiques des sciences sociales, organisme à but non lucratif, rattaché à l’université du Québec. Selon la législation canadienne, les œuvres tombent dans le domaine public cinquante ans après la mort de l’auteur, contre soixante-dix ans en France. C’est donc en toute légalité selon le droit canadien qu’en 2010, la bibliothèque universitaire québécoise a mis gratuitement à la disposition de ses chercheurs, comme des internautes du monde entier, les œuvres de l’auteur français mort en 1960. En France, les droits des œuvres d’Albert Camus appartiennent aux éditions Gallimard qui pourraient exiger en toute légitimité le blocage des téléchargements en provenance d’adresses IP non canadiennes. En effet, selon la jurisprudence française, il appartient au responsable d’un site internet de respecter la législation du pays où réside le consommateur final. D’autant que la bibliothèque québécoise offre également gratuitement les œuvres du philosophe Alain et du poète Paul Eluard, également éditées chez Gallimard.

Sources :

  • « Les ventes d’e-books frôlent le milliard de dollars aux Etats-Unis », Sébastien Le Jean, nonfiction.fr, 17 novembre 2010.
  • « Hachette signe un accord surprise avec Google sur les livres numérisés », Jean-Christophe Féraud, Les Echos, 18 novembre 2010.
  • « La Société des gens de lettres recommande la vigilance face à l’accord Hachette-Google », AFP, tv5.org, 19 novembre 2010.
  • « Accord Google-Hachette : stupeurs et tremblements », Alain Beuve- Méry, Le Monde, 20 novembre 2010.
  • « Le Syndicat de la librairie française inquiet de l’accord Hachette- Google », Le Monde, 27 novembre 2010.
  • « Google lance sa librairie numérique », AFP, tv5.org, 6 décembre 2010.
  • « Google lance sa librairie numérique aux Etats-Unis », Nathalie Silbert, Les Echos, 7 décembre 2010.
  • « Bibliothèque de Lyon : Google renonce à une exclusivité de 25 ans », Emmanuel Paquette, blogs.lexpress.fr/tic-et-net, 14 décembre 2010.
  • Avis n°10-A-29 du 14 décembre 2010 sur le fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la publicité en ligne, Autorité de la concurrence, autoritedelaconcurrence.fr, 98 p.
  • « La « zone grise » de XXe siècle va être exploitée », F.RI, Libération, 2 février 2011.
  • « Camus en ligne de mire », Félix Gatier, Libération, 2 février 2011.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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