Le rachat de Kabel Deustchland par Vodafone fait émerger un géant des télécommunications en Allemagne, capable de proposer une offre quadruple play en très haut débit, quasiment, sur l’ensemble du territoire. Mais l’Europe, malgré ses champions nationaux, est pénalisée par ses multiples opérateurs et ses marchés fragmentés, ce qui remet aujourd’hui en question la politique pro-concurrentielle de la Commission européenne. Sans géants européens des télécommunications, l’Europe pourrait bien manquer l’étape du très haut débit tel qu’il se construit aux Etats-Unis ou en Chine.
En s’emparant de Kabel Deustchland, Vodafone devient un opérateur intégré en Allemagne
En annonçant, le 12 juin 2013, avoir engagé des discussions avec Kabel Deutschland pour le racheter, le groupe de téléphonie mobile britannique Vodafone a confirmé l’intérêt pour les câblo-opérateurs européens. En effet, cette opération fait suite à celles menées par Liberty Global en Allemagne, qui a racheté Unity Media en 2009 (voir REM n°13, p.14) et KBW en 2011 (voir REM n°18-19, p.24), devenant ainsi le numéro 2 du câble allemand derrière Kabel Deutschland. Plus récemment, en février 2013, Liberty Global s’est également emparé du câblo-opérateur Virgin Media au Royaume-Uni (voir REM n°26-27, p.27). Enfin, d’autres opérations moins importantes ont eu lieu en Europe, à l’instar de la fusion au Portugal, en janvier 2013, de l’opérateur mobile Optimus avec le câblo-opérateur Zon, le nouvel ensemble devenant le deuxième opérateur de télécommunications du pays derrière Portugal Telecom. Cette dernière opération annonçait celle entre Vodafone et Kabel Deutschland, parce qu’elle repose sur une logique de complémentarité entre opérateurs de téléphonie mobile et opérateurs de téléphonie fixe, qu’ils soient opérateurs de télécommunications ou câblo-opérateurs.
En effet, les opérateurs de téléphonie mobile seuls, comme l’est Vodafone qui s’est historiquement développé sur cette offre unique, sont aujourd’hui pénalisés par le succès des offres quadruple play proposées par les opérateurs de télécommunications venus du fixe, qui verrouillent ainsi leur marché. S’ajoute à cela le fait que la fidélité des clients disposant d’un abonnement à l’internet fixe est beaucoup plus importante que la fidélité des clients mobiles, le taux de résiliation dans le fixe avoisinant les 12 % par an, contre 20 % pour le mobile. Enfin, le développement de la 4G en Europe conduit les opérateurs de téléphonie mobile à devoir investir dans un réseau fixe pour transporter les données consommées, le réseau mobile n’étant sollicité que pour la connexion sur les derniers mètres. Prendre alors le contrôle d’un câblo-opérateur, dont le réseau est déjà adapté au très haut débit, quand les opérateurs de télécommunications ayant prospéré avec l’ADSL doivent aujourd’hui investir dans la fibre optique, constitue donc pour un opérateur mobile la meilleure solution, tant en termes commerciaux avec la possibilité d’offrir le quadruple play, que sur le plan technologique, avec le déploiement facilité des offres en très haut débit fixe (fibre) et mobile (4G).
Cette logique de complémentarité entre fixe et mobile est d’ailleurs ce qui a convaincu le directoire de Kabel Deutschland, lequel aurait pourtant pu jouer la carte de la surenchère, Liberty Global s’étant déclaré intéressé par le rachat de Kabel Deutschland. Mais une telle opération aurait été risquée en termes de concurrence puisqu’elle aurait abouti à la fusion des numéros 2 et 1 du marché allemand. En proposant, le 24 juin 2013, 7,7 milliards d’euros pour s’emparer de Kabel Deustchland, Vodafone n’a donc pas rencontré de résistance, le directeur général de Kabel Deutschland indiquant alors que les deux groupes « vont idéalement l’un avec l’autre », ce qui permettra de « créer pour le marché allemand un opérateur unique, combinaison des lignes fixes et des communications mobiles », et qui deviendra un véritable concurrent pour Deutsche Telekom et ses offres quadruple play.
Ce nouvel opérateur unique s’impose d’emblée comme un géant en Allemagne. Kabel Deustchland, numéro 1 du câble en Allemagne, présent dans treize des seize Länder, dispose de 8,5 millions d’abonnés, pour 1,8 milliard d’euros de chiffre d’affaires pour l’exercice 2012-2013, et un résultat avant impôt de 862 millions d’euros. Vodafone est de son côté un géant du mobile en Allemagne avec 33,4 millions de clients, fin mars 2013, et un chiffre d’affaires de 9,2 milliards d’euros pour l’exercice 2012-2013. Le nouvel ensemble représentera ainsi un chiffre d’affaires de près de 11,5 milliards d’euros, et quelque 42 millions d’abonnés, des synergies commerciales entre les abonnés câble et mobile étant ensuite automatiques.
L’opération est importante pour Vodafone car elle rassure sur la stratégie de l’opérateur mobile, fort de ses 400 millions d’abonnés dans le monde, qui renforce à cette occasion ses positions en Europe. En effet, l’Europe reste un continent stratégique pour les opérateurs de télécommunications, Vodafone y réalisant par exemple 70 % de son chiffre d’affaires. Le marché américain est stabilisé et les pays émergents ne suffisent pas, à eux seuls, à préserver les marges que le Vieux Continent a toujours procuré, et cela malgré la crise européenne qui pénalise les opérateurs. Vodafone, en l’occurrence, est en difficulté en Espagne et en Italie où les dépenses de communication mobile sont en baisse, respectivement de 10 % et de 17 % au deuxième trimestre 2013. A l’inverse, Vodafone affiche en Turquie et en Inde des taux de croissance de 15,5 % et 13,8 %, mais l’énorme marché indien pèse autant que le marché italien, environ 1 milliard de livres de chiffre d’affaires pour le trimestre, et beaucoup moins que les marchés britannique (1,5 milliard) et allemand (1,8 milliard). Si les entreprises de télécommunications en Europe rapportent, elles ne valent en revanche plus grand-chose, pénalisées qu’elles sont par les contraintes réglementaires qui pèsent sur elles. Ainsi, ces cinq dernières années, Vodafone a déprécié de 40 milliards d’euros ses activités européennes, pourtant au cœur de son chiffre d’affaires !
Une vague de concentration dans les télécoms salutaire pour l’Europe ?
Le rachat de Kabel Deutschland par Vodafone rappelle également combien le contrôle d’un réseau fixe sera demain stratégique, obligeant à l’évidence l’Europe à revoir ses positions pro-concurrentielles à l’égard des télécommunications, au risque de voir les acteurs européens être rachetés ou, parce que les Etats s’y opposeront, de les contraindre à ne pas pouvoir investir dans le très haut débit. En effet, la construction du marché unique européen et le projet politique de la société de l’information ont, depuis le milieu des années 1990, conduit la Commission européenne à favoriser la concurrence entre opérateurs afin de faire baisser le coût d’accès au réseau pour les clients. L’Europe, et notamment la France, est ainsi devenue le continent où l’accès à l’internet est le moins cher.
La contrepartie de cette stratégie est que l’Europe ne compte aucun véritable géant des télécommunications, tous les opérateurs européens souhaitant se développer à l’échelle internationale ayant été contraints d’aller hors du continent, à quelques rares exceptions près. Ainsi, l’Europe compte près de 100 opérateurs de télécommunications mobiles quand les Etats-Unis en comptent 6 seulement, et la Chine seulement 3 opérateurs pour 1,3 milliard d’habitants. Or, tous les acteurs sont confrontés aujourd’hui à de lourds investissements dans le très haut débit, qu’il s’agisse de la fibre ou de la 4G, ce que ne peuvent pas faire de petits acteurs aux marges et au pouvoir de marché réduits au nom de la concurrence. Pour Stéphane Richard, PDG d’Orange, le seul déploiement de la fibre en Europe est évalué à 250 milliards d’euros et le rythme actuel des investissements étale ce déploiement sur 90 ans !
Enfin, l’absence de perspectives de croissance pour les opérateurs européens, empêchés de fusionner et dont les tarifs sont tirés vers le bas, déprime leur cours boursiers, à tel point qu’ils deviennent des entreprises bon marché pour les opérateurs non- européens. A titre d’exemple, Vodafone, qui disposait d’une participation de 45 % dans l’opérateur mobile américain Verizon Wireless, a cédé celle-ci à Verizon le 2 septembre 2013 pour 130 milliards de dollars, soit l’équivalent de la valorisation boursière totale de Verizon Wireless. Mais des montants aussi vertigineux n’effraient pas le marché américain, en voie de consolidation, parce que le nombre limité d’acteurs et les marges réalisées le permettent. La somme que va récupérer Vodafone pour ses 45 % dans Verizon Wireless permettrait théoriquement au groupe britannique de racheter deux fois de suite Deutsche Telekom et Orange ! En effet, en Bourse, Deutsche Telekom ne pèse que 40 milliards d’euros et Orange un peu plus de 20 milliards d’euros. Aussi, après Telekom Austria et KPN en 2012 rachetés en partie par America Movil, contrôlé par le Mexicain Carlos Slim, après Orange Autriche en 2012 et O2 Irlande en 2013, rachetés par l’opérateur hongkongais Hutchison, des acteurs majeurs comme Telefonica ou Telecom Italia sont convoités par les opérateurs américains ou chinois. Dans le même temps, les acteurs européens des télécommunications cherchent à se séparer de certaines de leurs activités, considérées comme insuffisamment rentables : Orange et Deutsche Telekom, qui ont uni leurs forces au Royaume-Uni, envisagent une introduction en Bourse de leur filiale, le néerlandais KPN cherche à se retirer de Belgique et d’Allemagne, et SFR devrait être introduit en Bourse pour préserver la valeur des activités médias de Vivendi.
Consciente des limites de sa politique pro-concurrentielle, la Commission européenne, par la voix de Neelie Kroes, commissaire européenne à la Société de l’information, défend depuis 2013 la constitution d’un « marché unique des télécoms », pas seulement du point de vue du droit de la concurrence, mais également du point de vue des acteurs économiques, ce qui permettrait aux opérateurs, au moins, de mutualiser leurs investissements, ou bien au mieux, de fusionner.
Reste que l’Europe arrive au terme d’un calendrier qui a conduit à la baisse des terminaisons d’appel, lesquelles sont logiquement favorables aux plus gros acteurs, la terminaison d’appel étant payée par tout opérateur lorsqu’un de ses clients appelle un client sur le réseau d’un autre opérateur. Et, après avoir rogné les marges sur les terminaisons d’appel, l’Europe s’apprête à les supprimer sur le roaming, c’est-à-dire les surcoûts facturés en cas d’appel ou de connexion depuis l’étranger. Les frais de roaming sont réduits par Bruxelles depuis 2007, mais la nouvelle politique européenne visant à construire un marché unique des télécommunications prévoit d’interdire le roaming dès le 1er juillet 2014, les opérateurs ne le proposant pas à leur client devant laisser ces derniers, sans changer de carte SIM, basculer sur un autre opérateur le temps de leur séjour à l’étranger. Pour un groupe comme Orange, la perte de chiffre d’affaires sera de 300 millions d’euros par an et il s’agit, en l’occurrence, de marge pure.
Un équilibre reste donc à trouver entre la légitime défense de la concurrence et la nécessité de favoriser l’émergence de grands groupes européens de télécommunications, capables d’être présents à l’échelle internationale face aux groupes américains, chinois ou mexicains, et en mesure aussi de développer le très haut débit partout en Europe. Si les terminaisons d’appel et le roaming sont rentables pour les grands opérateurs, il reste qu’ils témoignent d’abord de l’existence d’un marché morcelé, d’où la volonté de la Commission européenne de les supprimer. En contrepartie, la Commission européenne, le 11 septembre 2013, a proposé un cadre ambitieux pour construire le marché unique européen des télécommunications et permettre l’émergence d’acteurs s’adressant, avec les mêmes offres et les mêmes règles, à l’ensemble des consommateurs des 28 pays de l’Union. Bruxelles prône le principe du guichet unique, une autorisation nationale ouvrant automatiquement le droit à tout opérateur de proposer ses services dans tous les pays de l’Union. S’ajoute la volonté d’harmoniser les droits des consommateurs et de proposer un socle règlementaire commun, ce qui permettrait théoriquement à un opérateur de proposer le même forfait dans plusieurs pays.
Un premier test de la volonté de la Commission européenne de favoriser un marché unique européen des télécommunications sera, assurément, l’autori- sation qu’elle donnera ou non au rachat, en Allemagne, de l’opérateur mobile E-Plus, filiale du néerlandais KPN, lui-même en passe d’être racheté à 100 % par America Movil, à la suite d’une OPA hostile. Le groupe espagnol Telefónica, qui contrôle l’opérateur O2 en Allemagne, vient en effet d’obtenir fin août 2013 l’accord de KPN pour la revente de E-Plus à O2 moyennant 8,55 milliards d’euros, ce qui fera du nouvel ensemble le premier opérateur mobile en Allemagne, devant Vodafone et Deutsche Telekom. En même temps, le nombre d’opérateurs de téléphonie mobile en Allemagne passera de quatre à trois. Or, l’Europe a toujours considéré que quatre opérateurs de téléphonie mobile étaient nécessaires sur un marché donné afin de garantir une vraie concurrence, une situation qui, en Allemagne comme en France, conduit effectivement à une guerre des prix favorable au consommateur. Dans le cas contraire, la situation d’oligopole est plus favorable aux entreprises. Si la Commission européenne valide le rachat, elle enverra alors un signal fort aux autres opérateurs européens, qui pourront désormais envisager de racheter leurs concurrents.
Sources :
- « Neelie Kroes réclame un réel marché unique des télécoms », euractiv.com, 27 février 2013.
- « Vodafone pourrait vendre ses parts dans Verizon Wireless », Guillaume de Calignon, Les Echos, 26 avril 2013.
- « L’Europe du Sud pénalise Vodafone », Nicolas Madelaine, Les Echos, 22 mai 2013.
- « L’inquiétante morosité des télécoms en Europe », Guillaume de Calignon, Les Echos, 29 mai 2013.
- « Les opérateurs fixes prennent de la valeur en Europe », Guillaume de Calignon, Les Echos, 13 juin 2013.
- « Vodafone se lance dans la bataille du câble », Marie-Cécile Renault, Le Figaro, 25 juin 2013.
- « Les appétits s’aiguisent autour de l’Europe des télécoms », Solveig Godeluck, Les Echos, 24 juin 2013.
- « Vodafone dépense 10 milliards pour se renforcer en Allemagne », Nicolas Madelaine avec J-Ph. L, Les Echos, 25 juin 2013.
- « L’idéologie de Bruxelles a provoqué beaucoup de dégâts », interview de Stéphane Richard, PDG d’Orange, par Marie-Cécile Renault, Le Figaro, 22 juillet 2013.
- « L’Allemagne pèse sur les résultats de Vodafone », Guillaume de Calignon, Les Echos, 22 juillet 2013.
- « Une consolidation des opérateurs télécoms semble inéluctable en Europe », G.C., Les Echos, 24 juillet 2013.
- « Bruxelles veut abolir le surcoût des appels passés à l’étranger », Manon Malhère, Le Figaro, 27 août 2013.
- « Slim et KPN règlent leur différend allemand », Didier Burg, Les Echos, 27 août 2013.
- « Le plan de Bruxelles pour relancer le secteur européen des télécoms », Renaud Honoré, Les Echos, 12 septembre 2013.
- « Opération financière géante dans les télécoms », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 3 septembre 2013.
- « L’Europe se prépare au « Big Bang des télécoms » » Marie-Cécile Renault, Le Figaro, 16 septembre 2013.