Droit d’auteur : la CJUE précise le régime de l’exception de reprographie

La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 12 novembre 2015, un arrêt important par lequel elle éclaire le cadre juridique applicable à cette exception au droit d’auteur particulière qu’est l’exception de reprographie.

Les juridictions nationales ont la possibilité d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin de connaître l’interprétation des textes européens qu’il convient, selon elle, de retenir. C’est le mécanisme de la question préjudicielle. Celui-ci a déjà souvent été mis à profit afin de mieux harmoniser les droits d’auteur nationaux. La CJUE œuvre ainsi depuis de nombreuses années afin de combler certaines carences et de mettre fin à certaines hésitations de la réglementation européenne applicable aux œuvres de l’esprit et, en particulier, à leur exploitation. Dès lors, la Cour a abordé une multitude de sujets ; et les questions qui lui sont posées par les juridictions nationales se font de plus en plus précises et spécifiques, touchant parfois à des points très problématiques du droit d’auteur. Tel a été récemment le cas concernant l’exception de reprographie.

Le principe de base du droit d’auteur est le suivant : pour reproduire ou communiquer au public une œuvre de l’esprit quelconque non tombée dans le domaine public, il convient de demander préalablement une autorisation à l’auteur ou à ses ayants droit, car ceux-ci jouissent de droits patrimoniaux leur conférant la maîtrise de l’exploitation de l’œuvre. Il existe cependant des exceptions listées exhaustivement par les directives européennes et par les lois nationales, c’est-à-dire des situations dans lesquelles il n’est pas indispensable d’obtenir une autorisation pour réutiliser l’œuvre. Au nombre de ces exceptions figure la copie privée, autrement dit la possibilité de reproduire une œuvre acquise licitement afin de faire de la copie obtenue un usage privé, non commercial. Cette exception de copie privée connaît, notamment à l’article 5 paragraphe 2 de la directive 2001/29 du 22 mai 2001 Sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, une « proche parente » : l’exception de reprographie, qui s’applique aux reproductions sur papier et équivalents (carton, tissu, etc.), alors que l’exception de copie privée concerne « tout support ». En vertu de l’exception de reprographie, il est permis de reproduire des œuvres fixées sur support papier pour un usage personnel, pour un usage professionnel interne, aux fins d’illustration dans l’enseignement ou dans le cadre de recherches scientifiques. Par suite, les auteurs et, éventuellement, les éditeurs doivent percevoir une « compensation équitable » sous forme de rémunération, en contrepartie de cette exception qui engendre logiquement un préjudice économique en raison des pertes d’exploitation subies.

En Belgique, les droits de reprographie sont actuellement au cœur d’un important litige. La justice belge ayant sollicité les lumières de la CJUE, celle-ci a eu l’occasion de préciser les possibilités, les limites et les conditions de l’exception de reprographie.

HP, fabricant d’imprimantes, aux prises avec Reprobel, organisme percevant et redistribuant les redevances pour reprographie en Belgique

La loi belge consacre l’exception de reprographie et permet à chacun de photocopier librement des articles ou de courts fragments de livres. En échange, les auteurs et les éditeurs perçoivent une rémunération, dite « rémunération pour reprographie », dont les tarifs et les modalités de perception sont fixés par un arrêté royal de 1997. C’est l’organisme Reprobel (équivalent du Centre français d’exploitation du droit de copie, CFC) qui gère cette rémunération pour reprographie. Celle-ci est financée en deux temps : grâce à une redevance ex ante et forfaitaire à la charge des fabricants et des importateurs qui introduisent sur le marché belge des appareils photocopieurs, et grâce à une redevance ex post et proportionnelle payée par les utilisateurs professionnels (entreprises, ateliers de reprographie, institutions scolaires et administratives, etc.).

Logiquement, fabricants et importateurs d’appareils photocopieurs contestent, si ce n’est le principe, du moins le fonctionnement et les modalités de la compensation équitable qu’ils paient pour chaque appareil. Certains en sont même venus à entrer en conflit avec Reprobel. C’est ainsi que Hewlett-Packard (HP) et d’autres comme Epson se sont de longue date élevés contre le mécanisme de compensation équitable belge. En 2004, Reprobel avait indiqué à HP que la vente d’imprimantes multifonctions par ses soins devait générer le versement de 49,20 euros supplémentaires par unité vendue en raison des possibilités nouvelles de reproduction d’œuvres offertes par ces appareils. L’entreprise de la Silicon Valley refusant de payer cette sur-redevance, un litige est né, lequel a finalement conduit les protagonistes devant la justice après que, en 2010, HP eut cité la société de gestion collective devant le tribunal de première instance de Bruxelles.

La société californienne entendait dénoncer ni plus ni moins que l’intégralité du système de perception et de répartition des droits de reprographie. Plus précisément, elle contestait :

la double redevance faisant que les fabricants et importateurs de photocopieurs comme leurs utilisateurs professionnels doivent verser des droits de reprographie ;

– le partage des droits de reprographie réalisé paritairement par Reprobel entre les auteurs des œuvres protégées et leurs éditeurs.

En 2012, le tribunal de première instance de Bruxelles a estimé que le droit belge consacrant et encadrant l’exception de reprographie était, ainsi que le soutenait HP, incompatible avec les exigences du droit européen. Reprobel ayant interjeté appel, il revenait à la cour d’appel de Bruxelles de se prononcer ; ce qu’elle ne fit pas puisque, le 23 octobre 2013, elle a sursis à statuer, préférant suivre la voie des questions préjudicielles afin de demander à la CJUE son interprétation du droit européen, soit de l’article 5 paragraphe 2 de la directive du 22 mai 2001. La Cour de justice, qui jusqu’à présent, mis à part l’arrêt du 27 juin 2013 Verwertungsgesellschaft Wort contre Kyocera et autres (C-457/11), n’avait jamais vraiment eu à se pencher sur l’exception de reprographie bien qu’elle se soit déjà souvent intéressée à l’exception de copie privée, a répondu dans un arrêt du 12 novembre 2015 (C-572/13, Hewlett-Packard Belgium SPRL contre Reprobel SCRL, en présence d’Epson Europe BV).

Dans l’ensemble, elle donne largement gain de cause à l’entreprise américaine, spécialement au nom des exigences de cohérence et d’harmonisation dans l’application des exceptions au droit d’auteur. Son arrêt est important, d’une part, en ce qu’il clarifie différents aspects de l’exception de reprographie et, d’autre part, en ce que sa portée excède de beaucoup le cas de la seule loi belge.

Les éditeurs écartés de la compensation équitable

La cour d’appel de Bruxelles avait demandé à la CJUE si le partage de la compensation équitable effectué paritairement par Reprobel entre les auteurs et les éditeurs était conforme aux textes européens. Cette question revenait très directement à remettre en cause les rémunérations perçues par les éditeurs, lesquelles s’élèvent à plus de dix millions d’euros par an en Belgique. Selon la CJUE, le système belge consistant à octroyer aux éditeurs la moitié des droits de reprographie, sans aucune obligation pour eux de faire bénéficier, même indirectement, les auteurs de la partie de la compensation dont ils sont privés, est contraire au droit de l’Union. Pour la Cour, « les éditeurs ne sont pas des titulaires du droit exclusif de reproduction au sens de l’article 2 de la directive 2001/29 ». La compensation équitable est destinée à réparer le préjudice subi par les titulaires de droits du fait de la reproduction de leurs œuvres sans autorisation ; si les éditeurs ne sont pas titulaires des droits, alors ils ne sauraient subir quelque préjudice à ce titre.

Cette mise à l’écart des éditeurs pourrait être lourde de conséquences pour eux dans un contexte économique guère florissant, spécialement en matière d’édition de livres, de journaux et de revues. D’aucuns ne manqueront sans doute pas de la dénoncer, car il semble que les éditeurs soient titulaires de droits patrimoniaux par contrat à défaut de l’être par la loi. L’objet même du contrat d’édition n’est-il pas de céder à l’éditeur le droit de reproduction, de telle sorte que l’exception de reprographie porterait davantageatteinte aux intérêts de l’éditeur cessionnaire des droits qu’à ceux de l’auteur titulaire initial des droits mais dépossédé de ceux-ci ?

Par conséquent, la CJUE paraît laisser ouverte une porte qu’il reviendrait au législateur national de franchir ou non : pourrait être instituée une nouvelle compensation équitable au profit des éditeurs, censée réparer leur préjudice propre induit par l’exception dereprographie et supplémentaire par rapport à la compensation équitable des auteurs. En somme, tandis que le droit européen exige que les droits nationaux des Etats membres prévoient la compensation équitable des auteurs, il accepte sans le requérir que ces droits prévoient la compensation équitable des éditeurs. Dans tous les cas, la compensation équitable des éditeurs ne doit pas empiéter sur celle des auteurs. Il serait donc envisageable de sauver le système belge en faisant du droit des éditeurs non pas un droit d’auteur mais un droit sui generis, un droit spécifiquement instauré afin de compenser leurs pertes économiques. Et Reprobel de soutenir, au sein de son communiqué de presse faisant suite à l’arrêt de la CJUE, qu’ « une rémunération adéquate pour les auteurs et pour les éditeurs doit rester le centre des préoccupations ».

La possibilité d’une double redevance, l’une ex ante et forfaitaire, l’autre ex post et proportionnelle, acceptée à condition de compenser un préjudice effectif

Concernant la double redevance — l’une en amont, touchant la vente des appareils de reproduction (redevance forfaitaire dépendant des capacités de photocopie), l’autre en aval, relative à l’utilisation de ces appareils (redevance proportionnelle dépendant du nombre de photocopies réalisées) —, la CJUE la juge en l’état également incompatible avec le droit européen. Certes, la Cour de justice estime qu’il est loisible d’instituer, comme en l’occurrence, un système de perception des droits en deux temps, mais elle s’oppose aux conditions de cette double perception. En effet, pour le juge européen, la rémunération forfaitaire versée par l’importateur ou par le fabricant, calculée à l’aune d’une évaluation du préjudice pouvant découler de l’utilisation de l’appareil en fonction de sa vitesse d’impression et de sa capacité de stockage, s’éloigne par trop du préjudice réel subi par les ayants droit, alors qu’elle devrait s’en rapprocher puisque l’objectif du mécanisme est de procéder à une compensation équitable. Il est certain que nul photocopieur n’est jamais utilisé en permanence, au maximum de ses capacités et uniquement pour reproduire des œuvres de l’esprit.

La rémunération pour reprographie belge est donc également à revoir sur ce point. Il faudrait que le débiteur des sommes dues au titre de la redevance ex ante puisse obtenir remboursement en cas de surpaiement – ou être contraint de payer un montant complémentaire en cas de sous-paiement -, cela en fonction de l’utilisation réelle de l’appareil. Dans son arrêt, la CJUE a notamment rappelé sa jurisprudence antérieure selon laquelle la compensation équitable doit réparer un préjudice effectif – ce qui implique aussi que la copie de documents obtenus de manière illicite doit être exclue du calcul de cette compensation, ce qui n’est pas le cas dans la loi belge qui intègre indistinctement dans le calcul toutes les reprographies d’œuvres de l’esprit, peu important qu’elles soient contrefaites -.

Enfin, la Cour de justice précise qu’il faudrait fixer un tarif spécifique pour les appareils destinés aux particuliers et non aux entreprises, institutions publiques et autres ateliers de reprographie dès lors que seuls ces derniers doivent payer la redevance ex post proportionnelle.

L’avenir de l’exception de reprographie et de la compensation équitable en question

« Le photocopillage tue le livre », clamait Reprobel. Mais les sociétés de gestion collective et, avec elles, les auteurs et les éditeurs peinent aujourd’hui à se faire entendre. L’arrêt de la CJUE du 12 novembre 2015, qui devrait provoquer de substantielles modifications du droit d’auteur belge, invite à se demander si, à l’ère du numérique et de l’internet, l’exception de reprographie ne constituerait pas un système qui s’essouffle, devenant de plus en plus archaïque, même si son principe est sans doute difficilement contestable. Et peut-être cela vaut-il à l’égard de l’exception de copie privée, qui serait chaque jour un peu plus contrainte à se réinventer. Plus concrètement, cet arrêt suscite l’inquiétude des éditeurs, très au-delà des frontières belges puisque toute la question est de savoir ce qu’en feront les législateurs et les tribunaux des pays connaissant une exception de reprographie et une compensation équitable voisines de celles détricotées par le juge européen. Dans le même temps, il est applaudi par les fabricants de photocopieurs tels qu’HP et Epson, qui y voient un arrêt plein de potentialités, et il n’est pas exclu que de nouvelles actions contre l’exception de reprographie soient entreprises ailleurs en Europe, et notamment en France, où le CFC redistribue en partie les sommes perçues sous la forme d’une aide aux éditeurs, tandis qu’aucune mesure de remboursement en cas de surpaiement ni aucune mesure d’exclusion des appareils à destination des particuliers ne sont prévues et que le critère du préjudice effectif est largement malmené.

Peut-être les entreprises du secteur de la reprographie adoptent-elles un regard à court terme et omettent-elles de se poser une question pourtant essentielle : pour vendre des photocopieurs, ne faut-il pas déjà qu’il existe quelque chose à photocopier ? En matière de créations intellectuelles plus que nulle part ailleurs, le droit doit s’efforcer de demeurer ce garde-fou sans lequel l’ « industrie artistique », parce qu’elle est une contradictio in adjecto, ne saurait être pérenne.

Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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