Droit à la déconnexion

À partir du 1er janvier 2017, tout salarié aura le droit d’éteindre, après une journée de travail, les appareils numériques qu’il utilise dans le cadre de ses fonctions. Cette reconnaissance d’un droit à la déconnexion risque de se heurter aux nouvelles pratiques professionnelles insufflées notamment par les jeunes générations au sein des entreprises, bouleversant à la fois l’organisation interne de celles-ci et leur management.

Cette mesure a été préconisée par Bruno Mettling dans son rapport « Transformation numérique et vie au travail » remis à la ministre du travail Myriam El Khomri, en septembre 2015, alors qu’il était directeur des ressources humaines du groupe Orange. Prônant à la fois un droit et un devoir liés à la déconnexion, l’auteur insiste sur la coresponsabilité du salarié et de l’employeur. Un an plus tard, le droit à la déconnexion se trouve effectivement inscrit dans le code du travail grâce à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. « Pour la première fois, on a anticipé un risque et non pas réagi a posteriori » se félicite Bruno Mettling.

L’article 55 de la loi dite El Khomri complète l’article L. 2242-8 du code du travail en ces termes : « 7° Les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. À défaut d’accord, l’employeur élabore une charte, après avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. Cette charte définit ces modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques. » Le droit à la déconnexion doit figurer dans la négociation annuelle d’entreprise sur l’égalité professionnelle homme-femme et la qualité de vie au travail.

La nécessité de reconnaître à tous les salariés le droit d’opérer une séparation entre leur vie professionnelle et leur vie privée est révélatrice du degré d’empiètement, de débordement, de la première sur la seconde depuis que les outils numériques – ordinateur, smartphone et tablette – ont envahi au quotidien l’une comme l’autre de ces deux sphères.

L’effacement de la frontière entre vie professionnelle et vie privée (le blurring du verbe anglais to blur qui signifie brouiller, estomper) est une conséquence directe de l’adoption des terminaux mobiles, qui permettent de travailler à distance et offrent une grande flexibilité, avec en contrepartie les effets néfastes du zapping et de l’immédiateté sur l’attention et la concentration nécessaires à la bonne exécution du travail.

L’accroissement continu du travail à la maison constitue un risque réel pour la santé des salariés, particulièrement pour les cadres qui sont les premiers concernés, comme le démontrent les phénomènes de burn-out. Près de 80 % des cadres déclarent être sollicités par leur travail en dehors de leurs horaires professionnels, selon le baromètre Edenred Ipsos 2015. Environ deux tiers des cadres travaillent le soir, 45 % le week-end et 27 % pendant les vacances, selon une autre enquête Cadreo/RegionsJob réalisée en 2014.

Selon autre un sondage effectué en ligne par TNS Sofres entre le 15 mars et le 1er avril 2016* pour l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) :

  • 85 % des salariés estiment que l’usage des technologies numériques a eu un effet positif
    sur leur qualité de vie au travail.
  • 60 % des salariés estiment que l’équilibre vie privée/vie professionnelle et les horaires de travail ne sont pas modifiés par le numérique, tandis que 20 % notent une amélioration et une proportion équivalente, une dégradation. Près d’un tiers des salariés soulignent les effets négatifs du numérique sur la charge de travail, la pression et le stress.
  • 27 % des salariés estiment que le numérique a eu des conséquences positives sur la possibilité de donner leur avis sur le management et participer aux prises de décision.
  • 27 % des salariés considèrent qu’imposer et réglementer un droit à la déconnexion pourrait les aider à mieux travailler à l’ère du numérique (26 % parmi les chefs d’entreprise).

*Auprès d’un échantillon représentatif de 1003 salariés actifs occupés, âgés de 18 et plus et de 205 chefs d’entreprise.

Certaines entreprises ont déjà adopté des mesures concrètes pour lutter contre les conséquences négatives de l’hyperconnectivité, comme le blocage des serveurs de messagerie entre 18h30 et 7h30 du matin chez Volkswagen en Allemagne, ou l’inscription systématique de l’avertissement « Ce message ne requiert pas une réponse immédiate ».

En France, les groupes La Poste, Société générale, Accenture et Orange ont déjà mis en œuvre le droit à la déconnexion, et la fédération Syntec, regroupant les syndicats représentatifs des sociétés de conseil et d’ingénierie, a inscrit une obligation de déconnexion des outils de communication à distance dans un avenant à l’accord sur le temps de travail signé en avril 2014. Fin septembre 2016, le groupe de télécommunications Orange a annoncé la signature d’un accord d’entreprise, d’un genre inédit en France, portant sur la transformation numérique. Signé par trois syndicats (CFDT, CGT et FO), cet accord fournit un cadre juridique, une protection et un accompagnement des salariés face au déploiement généralisé et rapide des outils numériques dans la sphère professionnelle.

Après l’échec au printemps 2016 des négociations avec les syndicats sur une première version de cet accord, un certain nombre de points ont été complétés, notamment à la demande de la CGT : le droit à la déconnexion, un cadre sur l’utilisation des données personnelles et la formation. En outre, la création d’un conseil des transformations numériques permettra à tous les représentants du personnel d’Orange de réfléchir ensemble, régulièrement, à l’impact de l’usage des technologies numériques sur les conditions de travail. Principalement représentative des jeunes cadres au sein du groupe, la CGC s’est opposée à cet accord qui n’apporte, selon elle, aucune garantie de transparence quant au traitement des données collectées sur les comptes des salariés, ni aucune mesure de prévention contre de potentiels abus.

En moins de dix ans, le déploiement des terminaux mobiles connectés, de plus en plus variés et performants, a contribué à façonner la réorganisation des processus au sein des entreprises. Le rapport au travail s’en trouve bouleversé et l’ordre hiérarchique ébranlé. La pratique du cloud (informatique en nuage) rend accessible de n’importe où les applications et les documents de travail. La mobilité et la flexibilité changent la perception du travail, vécu non plus comme une tâche prédéfinie à effectuer dans un lieu déterminé, mais comme une pluriactivité ou un travail nomade. En permettant une plus grande autonomie dans l’exécution des tâches, le numérique s’attaque également aux règles traditionnelles du management : les jeunes collaborateurs hyperconnectés maîtrisent des savoirs numériques qu’ignorent leurs dirigeants plus âgés. Par son intensité et sa rapidité, la révolution du numérique constitue un enjeu tout à la fois crucial et inédit pour les entreprises condamnées à s’adapter aux nouveaux usages, comme le résume la formule de Jack Welch, ancien patron du groupe américain General Electric : « Lorsque la vitesse du marché dépasse celle de l’organisation, la fin est proche. »

Fin septembre 2016, le groupe Apple et la société de conseil Deloitte ont annoncé un partenariat dont l’objet est d’aider les entreprises à améliorer leur organisation dans son ensemble grâce aux services et aux logiciels fonctionnant depuis la plate-forme iOS avec l’iPhone et l’iPad. En octobre 2016, Facebook lance une version de son réseau social conçue pour les entreprises. Baptisé Facebook at Work, ce service payant, qui propose notamment des outils de travail collaboratif, conserve la même interface que celle du réseau grand public, ce qui ne manquera pas de faciliter son adoption parmi les plus jeunes salariés. Considérant l’impact sur le travail que laissent présager ces deux annonces, le droit à la déconnexion s’apparentera-t-il à un devoir pour les diverses parties prenantes à un même projet professionnel, tout salarié, collaborateur indépendant, fournisseur et client n’ayant pas forcément les mêmes exigences en matière de gestion du temps de travail ? En outre, le respect du droit à la déconnexion permettra-t-il de conjuguer autonomie et confiance envers les salariés qui travaillent à distance ?

La banalisation de la vie en ligne, au travail et en dehors, risque de rendre les travailleurs moins réceptifs aux « actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques » qui devront être mises en place dans l’entreprise comme le prévoit désormais le code du travail. Certains pourraient éprouver une discordance entre leur sphère privée et leur sphère professionnelle quand d’autres apprécieront l’opportunité de préserver l’une par rapport à l’autre.

Le droit à la déconnexion pour tous les collaborateurs pourrait marquer une fracture générationnelle au sein de l’entreprise, entre les nouveaux venus férus d’outils numériques et les salariés en place qui doivent s’accoutumer aux changements liés à toute nouvelle technologie. Le numérique s’est immiscé dans tous les domaines de la vie, toutes générations confondues. Néanmoins, si elles occupent une place majeure dans l’existence des trentenaires, tant sur le plan personnel que professionnel, les technologies numériques sont déjà pour les plus jeunes, et le seront encore davantage pour les générations suivantes, indissociables de leur vie quotidienne. Ainsi la question du droit à la déconnexion trouvera-t-elle un écho auprès des millennials s’agissant de la qualité de vie au travail et en dehors ? Et pour les plus jeunes, salariés du futur, aura-t-elle encore un sens ?

Sources :

  • « Regards sur… le droit à la déconnexion », Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), anact.fr, 22 février 2016.
  • Sondage national sur le thème « Mieux travailler à l’ère du numérique », 13e édition de la Semaine pour la qualité de vie au travail, communiqué de presse, Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), anact.fr, juin 2016.
  • « Le droit à la déconnexion va devoir faire ses preuves », Alain Ruello, Les Echos, 5 septembre 2016.
  • « La transformation numérique s’est imposée aux DRH », Anne Rodier, Le Monde, 27 septembre 2016.
  • « Orange : signature d’un premier accord sur la transformation numérique », AFP, tv5monde.com, 28 septembre 2016.
  • « Apple et Deloitte s’associent pour accélérer la transformation des entreprises avec l’iPhone et l’iPad », communiqué de presse, Apple Inc. – Actualités, 28 septembre 2016.
  • « Les « digital natives » changent l’entreprise », Valérie Segond, Le Monde, 28 septembre 2016.
  • « Facebook at Work : ce que l’on sait », Antoine Crochet-Damais, journaldunet.com, 29 septembre 2016.
  • « Un manuel pour la transformation numérique de l’entreprise », Jean-Noël Chaintreuil, Le Monde, 29 septembre 2016.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

2 Commentaires

  1. Bonnes intentions de l’entreprise et auto-discipline personnelle ne suffiront pas à modifier les comportements pour mieux respecter le droit à la déconnexion de ses collègues. Est-ce pour cela qu’il faut une loi? On peut aussi se faire aider par un petit outil que l’on installe dans Outlook; quand un collaborateur envoie un mail en dehors des heures de travail, il rappelle à l’ordre l’utilisateur pour qu’il confirme le caractère d’urgence et l’heure d’envoi tardive. Emo Policy est édité par une startup française: à découvrir sur http://www.essentialonly.com

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