Twitter et la liberté d’expression

Dans la limite de 140 signes, qui constituent la dimension maximale des mini-messages, éventuellement accompagnés d’images, que sont les tweets diffusés en ligne sur Twitter, il est possible pour ceux qui en font usage, comme à travers tout autre moyen de communication, de s’exprimer librement. Est tout autant encouru par eux, de ce fait, le risque d’en abuser et d’engager ainsi leur responsabilité. Des messages racistes ou homophobes en ont fourni l’illustration. D’autres, du fait de leur objet et de la personnalité de leur auteur, ont eu un écho très large dans l’univers politique ou médiatique, sans pour autant être constitutifs d’une quelconque infraction…

Compte tenu des conditions d’accès aux contenus qui circulent à travers le réseau social, en réalité ouvert à tous ceux (followers) qui, au moyen d’un hashtag ou mot-dièse (selon la terminologie que l’on tente d’imposer en France), font la démarche de s’inscrire pour en être les destinataires, il doit être considéré qu’il y a, de ce fait, « publication » au sens ordinaire du terme. En conséquence, les divers éléments du droit des médias, que l’on pourrait plus exactement appeler « droit de la publication », et notamment le régime de responsabilité, en raison d’abus de la liberté d’expression, et les règles de droit d’auteur s’y appliquent.

Même si cela n’est pas spécifique à Twitter et aux autres réseaux sociaux (comme Facebook, Linkedln…), les techniques et les conditions de leur utilisation soulèvent cependant de réelles difficultés quant à leur soumission effective au droit. Pas tout à fait à tort, peut naître un sentiment d’impunité ou l’idée que l’on serait, en pratique, dans un domaine de liberté absolue ou de non-droit. Le principal obstacle tient à la dimension internationale du réseau de communication et donc de la diffusion, alors que le droit demeure essentiellement national. Se pose alors notamment la très délicate question de la détermination de la loi applicable et de la juridiction nationale territorialement compétente. En l’absence d’accords internationaux, chacun des Etats, au nom de sa souveraineté, alors qu’il se prive ainsi en réalité de toute maîtrise du phénomène, règle cette question comme il l’entend ou plutôt comme il le peut. A l’échelle européenne tout au moins, une harmonisation minimale des législations nationales existe, tant à l’égard des règles de procédure que des dispositions de fond. Dans la recherche de la nécessaire conciliation entre la liberté d’expression et la mise en jeu de la responsabilité, au nom du respect de l’ordre social et des droits des personnes, à l’égard de Twitter comme des autres réseaux sociaux et, plus largement, de tout ce qui circule à travers les services de communication au public en ligne (Internet), la règle essentielle est celle de la responsabilité conditionnelle de l’hébergeur et de la responsabilité principale de l’utilisateur.

Responsabilité conditionnelle de l’hébergeur

A l’égard de Twitter, qu’il convient de qualifier d’hébergeur, s’applique le principe de non-responsabilité ou, à tout le moins, d’une responsabilité conditionnelle ou limitée, à raison des messages ou tweets ainsi diffusés. L’exploitant du service peut cependant être conduit à participer à la mise en jeu de la responsabilité des utilisateurs.

Twitter relève de la catégorie des prestataires de services, au sens qu’en donne la directive européenne 2000/31/CE du 8 juin 2000 dite « commerce électronique ». Celle-ci considère ainsi, sans beaucoup de précision, « toute personne […] qui fournit un service de la société de l’information ». Plus exactement, il s’agit d’un hébergeur, au sens de la loi française du 21 juin 2004, dite « pour la confiance dans l’économie numérique » (LCEN), qui définit ainsi les personnes « qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par les destinataires de ces services ».

Comme la directive européenne, dont elle est la transposition, la loi française (et, comme elle, celle des autres Etats membres de l’Union européenne, au moins) énonce le principe de liberté de communication et dispose que les personnes qui assument cette fonction, dite aussi de « fournisseur d’hébergement », « ne peuvent pas voir leur responsabilité […] engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ». Cela peut au moins être exigé d’un hébergeur relevant du droit français ou du droit d’un autre Etat membre de l’Union européenne, parce que, du fait du lieu d’implantation du siège de la société ou de ses installations techniques, il peut être considéré comme établi sur le territoire national. Cela n’est pas le cas de Twitter qui a donc intérêt à sa délocalisation (aux Etats-Unis) et à n’avoir aucun lien de rattachement avec le sol français et donc à demeurer dans cette situation.

La même loi dispose encore, à destination de ceux qui y sont soumis, que, au nom du principe dit « de neutralité d’Internet », considéré comme une condition et garantie de la liberté d’expression, les hébergeurs ne sont pas soumis « à une obligation générale de surveiller les informations qu’(ils) transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Elle indique cependant que cela est « sans préjudice de toute activité de surveillance ciblée et temporaire demandée par l’autorité judiciaire ». Elle ajoute que, « compte tenu de l’intérêt général attaché à la répression de l’apologie de crimes contre l’humanité, de l’incitation à la haine raciale ainsi que de la pornographie enfantine, de l’incitation à la violence […] ainsi que des atteintes à la dignité humaine », les fournisseurs d’hébergement « doivent concourir à la lutte contre la diffusion » de messages constitutifs de telles infractions.

Ces mêmes prestataires de services « doivent mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance » les contenus litigieux. Ils « ont également l’obligation […] d’informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites […] qui leur seraient signalées et qu’exerceraient les destinataires de leurs services »… principaux sinon seuls responsables.

Mais tout cela ne concerne que les hébergeurs relevant du droit français, ce qui, compte tenu de son implantation géographique, n’est pas le cas de Twitter. Dans le cadre d’une procédure de référé (d’urgence), le tribunal de grande instance de Paris avait été saisi, par différentes associations de lutte contre le racisme, à la suite de la diffusion, en octobre 2012, de tweets considérés comme « manifestement illicites regroupés sous le hashtag #unbonjuif puis #unjuifmort ». Par une décision du 24 janvier 2013, ordre est adressé à la société de droit américain Twitter Inc. : d’une part, de « mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à sa connaissance des contenus illicites » ; d’autre part, de communiquer « les données en sa possession de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création » desdits tweets. Prête à mettre en place « un système plus simple et complet » de « signalement des contenus manifestement illicites », Twiter Inc. a fait savoir, au cours de la procédure, qu’elle n’accepterait de communiquer les éléments susceptibles de permettre l’identification des auteurs des messages en cause que « dans le cadre d’une commission rogatoire internationale » ou à condition que les associations « demanderesses procèdent à l’exequatur de la décision du juge français auprès des juridictions californiennes selon la loi américaine ». Compte tenu des différences de conception du droit américain et du droit français, à l’égard du principe de liberté d’expression et de ses limites, s’agissant particulièrement des écrits et propos racistes, cela semble bien loin d’être acquis…

De leur identification dépend pourtant la mise en jeu de la responsabilité des utilisateurs.

Responsabilité principale de l’utilisateur

C’est sur les utilisateurs ou twittos, auteurs ou émetteurs de messages, ainsi identifiés, que pèse, en principe, la responsabilité principale des contenus, du fait notamment d’abus de la liberté d’expression susceptibles d’être commis par ce moyen de communication publique comme par tout autre.

C’est parce qu’ils ont fait le choix des contenus ainsi mis en ligne et qu’ils en ont la maîtrise que les utilisateurs ou destinataires de ces services de communication au public en ligne doivent en assumer la responsabilité. Cela vaut, qu’ils soient eux-mêmes les auteurs des messages litigieux ou bien que, en les relayant ou les retweetant, ils les reprennent a leur compte et en assurent la publication. Le fait que de tels messages soient accessibles sur le territoire national (et où, en conséquence, l’infraction a été commise ou le dommage subi) entraîne que le droit national, tel éventuellement qu’harmonisé par le droit européen, leur est, au moins théoriquement, applicable. Ainsi en est-il en France. Divers obstacles, d’ordre pratique ou juridique, apparaissent cependant à leur poursuite et répression. L’exécution d’une décision rendue par un juge national nécessite, à l’étranger, la coopération des autorités de ce pays (et, s’agissant de Twitter, des Etats-Unis où est mis en avant le premier amendement à la Constitution américaine consacrant de manière très forte le principe de liberté d’expression) qui, faute d’harmonisation des droits nationaux, n’ont pas forcément la même conception de la liberté et de la responsabilité des médias. La possibilité de faire usage d’un pseudonyme gêne bien évidemment l’identification des auteurs de tels messages à l’encontre de qui engager l’action pour mettre en jeu leur responsabilité. Pour y parvenir, il faudra passer par une décision de justice, émanant éventuellement de juges étrangers, en donnant l’ordre aux prestataires techniques. A la poursuite et à la répression de tels abus de la liberté d’expression s’opposent, notamment pour ceux qui sont définis par la loi française du 29 juillet 1881, applicable à ce support de communication publique comme à tout autre, les particularités de procédure (délai de prescription, exacte qualification des faits, mention du texte applicable…) de ladite loi. Parmi les motifs de responsabilité peuvent notam- ment être mentionnés les messages diffamatoires, injurieux, racistes, portant atteinte à la vie privée et au droit à l’image, à l’autorité et à l’indépendance de la justice, à la présomption d’innocence… et tout ce qui, s’agissant notamment de rumeurs, est susceptible de causer un préjudice à autrui. A l’interdiction d’« emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image » dans les salles d’audience, conviendrait-il aussi, pour assurer l’indépendance de la justice et le respect des droits des justiciables, d’ajouter celle de l’utilisation des moyens de communication au public en ligne, et notamment de Twitter, pour la transmission, en direct, de textes rendant compte du déroulement d’un procès ? (voir REM n°20, p.64). La diffusion, en ligne, et notamment sur Twitter, d’estimations de résultats d’élections, à peine camouflés sous des formules humoristiques, avant la fermeture de tous les bureaux de vote a également été, lors des dernières élections en France, cause de préoccupations, à défaut de pouvoir être, en l’état actuel du droit et des pratiques, véritable- ment ou efficacement sanctionnée.

Au nom du respect de la réglementation relative à la publicité télévisée, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a restreint la référence susceptible d’être faite aux réseaux sociaux dans les programmes de télévision.

L’utilisation de Twitter, comme de tout autre moyen de communication ou de publication, doit bénéficier du principe fondamental de liberté d’expression. A celui-ci s’imposent cependant théoriquement des limites, au nom du respect de l’ordre social et des droits des personnes qui seraient ainsi abusivement ou inexactement mises en cause. Sans que l’on puisse raisonnablement admettre que soit, à cet égard, revendiqué, comme le font pourtant certains, un régime de liberté absolue, les obstacles, tant techniques que juridiques, à l’application de ces restrictions peuvent paraître constituer, en réalité, la principale sinon meilleure garantie de ladite liberté et même de certains de ses excès. Mais s’agit-il encore véritablement de liberté ? A défaut d’une déontologie (déterminée, par Twitter, dans sa charte d’utilisation), au moins tout aussi utopique, le respect du droit n’en est-il pas la condition et la garantie ? Cela devrait valoir pour Twitter comme pour tout autre moyen de communication publique dont il ne se distingue pas fondamentalement.

Sources :

  • « Neutralité : liberté ou surveillance. Fondements et éléments du droit de l’internet », E. Derieux, RLDI/74, août 2011, n° 2464, pp. 85-96.
  • « Régulation de l’internet. Libertés et droits fondamentaux », E. Derieux, RLDI/78, n° 2618, pp. 92-98.
  • « Twitter sommée de réagir après des tweets antisémites », S. Le Bars, Le Monde, 17 octobre 2012.
  • « UnBonJuif : après les plaintes, quels risques juridiques pour Twitter et ses utilisateurs ? », M. Szadowski, lemonde.fr, 18 octobre 2012.
  • « Déferlement de haine contre les homosexuels sur Twitter », S. Belouezzane, Le Monde, 26 décembre 2012.
  • « La liberté d’expression sur Twitter, jusqu’où ? », M. Boëton, lacroix.com, 7 janvier 2013.
  • « Dénigrement et insultes sur Twitter et Facebook : que dit le droit ? », L. Neuer, lepoint.fr, 7 janvier 2013.
  • « Faut-il modérer Twitter ? », G. Livolsi, lesinrocks.com, 9 janvier 2013.
  • Réseaux sociaux en ligne. Aspects juridiques et déontologiques, E. Derieux et A. Granchet, Lamy, coll. « Axe droit », 2013, 235 p. – « L’UEJF en pointe dans le combat contre l’antisémitisme sur le Net », S. Le Bars, Le Monde, 26 janvier 2013.
  • « Twitter sommé de respecter le droit français », D. Leloup et autres, Le Monde, 26 janvier 2013.
Professeur à l’Université Paris 2

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