Trop d’influence politique dans l’audiovisuel public allemand

Fin mars 2014, la Cour constitutionnelle fédérale a prononcé son jugement attendu sur la constitutionnalité du contrat d’Etat des Länder consacré à la ZDF, deuxième groupe de télévision publique allemande. Il s’agissait avant tout de savoir si la composition des instances de surveillance remplissait l’obligation constitutionnelle d’indépendance des radiodiffuseurs vis-à-vis de l’Etat. Le résultat n’a surpris ni les experts ni les responsables politiques : la Cour a déclaré anticonstitutionnels certains passages du contrat d’Etat et a accordé aux Länder jusqu’au 30 juin 2015 pour établir, dans le sens du jugement, de nouvelles règles conformes à la Constitution.

A l’origine de ce jugement, une décision de ressources humaines prise en 2009. Contrairement à la proposition du président de la ZDF, le conseil d’administration refusa de prolonger le contrat du rédacteur en chef. Ce rejet – motivé par des raisons invoquées par ses membres chrétiens-démocrates, contrariés par la posture non partisane du rédacteur en chef – a suscité de fortes réactions négatives au sein de l’opinion publique et parmi les personnels de la ZDF.

La situation qui a conduit à cette plainte devant la Cour est lourde de significations : en effet, les seuls Länder à avoir osé franchir le pas sont la Rhénanie-Palatinat et la ville-Etat de Hambourg. En leur qualité de colégislateurs du contrat d’Etat sur la ZDF, cela revenait quasiment à porter plainte contre soi-même. Mais le comble est atteint si l’on tient compte du fait que, depuis plusieurs décennies, le Land de Rhénanie-Palatinat coordonne la politique des Länder en matière de médias et que son ancien ministre président continue de diriger le conseil d’administration de la ZDF.

L’instrumentalisation de l’audiovisuel à des fins idéologiques et propagandistes durant la période nazie a conduit après-guerre à inscrire la liberté de l’audiovisuel dans le marbre de la Constitution en tant que droit fondamental (art. 5) des opérateurs pour se défendre contre l’Etat. C’est sur ce fondement que la Cour élabora, au moyen de 14 arrêts, la trame du régime audiovisuel allemand que les Länder ont transposée dans leurs lois sur l’audiovisuel. Dès le premier jugement, rendu en 1961, l’impératif d’indépendance de l’audiovisuel vis-à-vis du pouvoir politique était le pivot décisif. Le chancelier Adenauer avait lancé la création d’une deuxième chaîne organisée par l’Etat fédéral parce qu’il considérait que de nombreuses antennes régionales du groupe ARD étaient trop orientées vers la social-démocratie. Les Länder s’adressèrent alors à Karlsruhe, qui fit subir à Adenauer une cuisante défaite. La Cour posa trois principes : premièrement, la compétence en matière d’audiovisuel n’incomberait pas à l’Etat fédéral, mais aux seuls Länder ; deuxièmement, l’Etat ne pourrait avoir, directement ou non, le statut de radiodiffuseur ou prendre part au capital d’un tel organisme ; troisièmement, la liberté de l’audiovisuel concernerait également la sphère non étatique. La radiodiffusion devait ainsi être préservée de l’influence non seulement de l’Etat, mais aussi de tout groupe d’intérêt. Dans un jugement ultérieur, la Cour précisa qu’une participation directe ou indirecte de partis politiques au capital de radiodiffuseurs privés n’était autorisée que dans la mesure où elle n’entraînait pas d’influence majeure sur la programmation et le contenu.

Comme le confirme la Cour dans son jugement, l’autonomie des radiodiffuseurs n’implique pas une liberté totale vis-à-vis de l’Etat. Ce dernier – c’est-à-dire les Länder – a pour mission d’organiser l’audiovisuel afin de répondre à l’impératif d’indépendance politique. Le modèle audiovisuel allemand repose sur le pluralisme de la société comme principe de régulation et de contrôle. Aussi bien l’audiovisuel public que les instances de surveillance de la radiodiffusion privée sont organisés selon ce principe. En ce sens, les groupes d’influence politiques, sociaux, idéologiques et économiques contrôlent aussi bien l’audiovisuel privé que l’audiovisuel public. Le contrôle est opéré via deux organismes. Le conseil de l’audiovisuel veille à ce que la mission en termes de programmation soit respectée, traite les plaintes portant sur le contenu des programmes, élit le président et approuve le budget. Le conseil d’administration conclut le contrat de travail du président, dont il surveille l’activité. Dans le cas de la ZDF, cette instance décide également de l’embauche du rédacteur en chef, du directeur des programmes et du directeur exécutif, proposés par le président.

Le jugement de Karlsruhe porte sur la composition de ces deux organismes. Afin d’éviter que les membres issus des pouvoirs publics ou proches de l’Etat exercent une influence décisive, ceux-ci ne doivent pas occuper plus d’un tiers des sièges. Autrement dit, pour un membre lié au pouvoir politique, deux membres éloignés de l’Etat doivent être nommés. Cette règle vaut également pour les commissions internes. Sont considérés comme membres de la sphère étatique ou proches de l’Etat les membres du gouvernement, les parlementaires, les hauts fonctionnaires, les représentants des collectivités territoriales élus au suffrage universel et les personnes exerçant des fonctions élevées au sein des partis. Le contrat d’Etat de la ZDF présente en outre une singularité. En effet, parmi les 77 membres du conseil de l’audiovisuel, de nombreuses personnalités éloignées du pouvoir politique sont nommées de deux manières par les ministres-présidents des Länder : certaines le sont directement, d’autres le sont après une sélection, par les ministres-présidents, parmi trois personnes proposées par les fédérations professionnelles. La Cour de Karlsruhe condamne le processus de nomination directe, qu’elle considère comme une violation de la Constitution. En outre, la procédure de sélection parmi trois personnes proposées n’est recevable que si les ministres-présidents s’en tiennent à l’ordre indiqué dans la proposition et n’y dérogent que pour des motifs juridiques particuliers. Toutefois, il convient de noter que ce point est déjà largement appliqué dans la pratique. A l’aune de tous ces critères, la Cour a déclaré inconstitutionnelle la composition des organes de contrôle de la ZDF. En effet, 44 % des membres du conseil de l’audiovisuel et 43 % de ceux du conseil d’administration appartiennent à la sphère étatique ou sont proches de l’Etat.

Lors de l’examen du contrat d’Etat sur la ZDF, la Cour a relevé d’autres manquements à la Constitution. Ainsi, les membres des organes ne sont pas suffisamment protégés contre une éventuelle révocation. Les représentants de l’Etat, des partis et de l’Eglise peuvent même être révoqués sans motif particulier. Afin de renforcer l’indépendance des membres dans leur comportement de vote, la Cour exige que toute révocation soit motivée par une raison valable. Elle déplore par ailleurs une politique de relations publiques trop restrictive : les ordres du jour et les procès-verbaux devraient être accessibles à tous. En ce qui concerne les groupes sociaux représentés dans les organes, elle constate la prédominance de l’opinion des grands groupes d’intérêt traditionnels. Les plus petits groupes partageant un point de vue différent sont peu représentés. Alors que la société a connu des transformations considérables, son mode de représentation n’a guère évolué au cours des dernières décennies. Ainsi, une « fossilisation » des mentalités est à craindre. La Cour demande aux législateurs d’organiser les organes de contrôle de l’audiovisuel de telle manière qu’ils reflètent l’état actuel de la société. C’est à cette seule condition que les points de vue et les expériences de chacun pourront s’exprimer dans toute leur diversité. A titre d’exemple, plus de trois millions de citoyens turcs vivent en Allemagne. Or ni eux ni les musulmans en général n’occupent de siège dans les instances de la ZDF ou des autres établissements de l’audiovisuel public.

Les constatations de la Cour suprême allemande ont valeur de principes de droit contraignants, de telle sorte qu’elles s’appliquent à l’ensemble du secteur de l’audiovisuel public, qu’il s’agisse des neuf établissements régionaux réunis dans le groupe ARD, de Deutschlandradio (gérée à la fois par l’ARD et la ZDF), de l’audiovisuel extérieur Deutsche Welle ou des 14 autorités chargées du contrôle de la radiodiffusion privée (Landesmedienanstalten) qui ont une organisation interne calée sur celle du service public. A l’exception de Deutschlandradio et de Deutsche Welle, ces institutions remplissent déjà à maints égards – mais pas encore sur tous les points – les exigences de la Cour. Au total, 25 lois de l’audiovisuel restent à être vérifiées et modifiées. Dans le bref délai qui leur est imparti, d’ici à la fin juin 2015, les Länder auront beaucoup de travail devant eux. Leur réussite n’est pas assurée, d’autant qu’ils doivent se concerter pour une refonte complète des statuts de leur établissement commun qu’est la ZDF.

(Traduction : Solène Hazouard)

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