Le Conseil national du numérique, dont la mission est de formuler de manière indépendante et de rendre publics des avis et des recommandations sur toute question relative à l’impact du numérique sur la société et sur l’économie, a remis le 13 juin 2014 à Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, ainsi qu’à Arnaud Montebourg, alors ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, un rapport sur la « neutralité des plates-formes », après dix mois de réflexion collective.
Alors que la neutralité du réseau repose sur le principe d’une gestion non discriminatoire des flux d’informations circulant à travers ses infrastructures, la neutralité des plates-formes, selon le rapport, « doit s’attacher à garantir que le rôle de catalyseur d’innovation, de création, d’expression et d’échange de l’internet ne soit pas appauvri par des stratégies de développement aux effets d’enfermement ». Elle se matérialise ainsi par « la transparence et la loyauté des modes de collecte, de traitement et de restitution de l’information, la non-discrimination entre les formes d’expression et de contenus partagés, la non-discrimination des conditions économiques d’accès aux plates-formes, la non-discrimination des conditions d’interopérabilité avec les plates-formes et enfin, une information sans propriétaire ».
Réunissant plus d’une centaine de signatures, dont les acteurs publics, les représentants des grandes plates-formes de l’écosystème numérique comme Google, Amazon, Facebook ou Microsoft, des juristes, des économistes, des praticiens du web, mais aussi des associations et des fédérations œuvrant dans le domaine de l’internet, le rapport exprime une crainte quasi générale vis-à-vis de la stratégie des grands acteurs du numérique qui « développent chacun leur service en silo, recherchant l’autosuffisance par des stratégies de diversifications et de maîtrise de leur chaîne de valeur parfois en quasi-totalité », brouillant, par la dynamique d’écosystèmes fermés, « les schémas traditionnels de l’économie de la concurrence ».
Si les travaux du Conseil national du numérique visaient essentiellement Google dans un premier temps, sur fond de plusieurs procédures antitrust dans le monde, notamment aux Etats-Unis et en Europe, le rapport de 120 pages vise aujourd’hui l’ensemble des grandes plates-formes.
Le rapport procède de trois constats : pour atteindre son objectif, le principe de neutralité de l’internet doit intégrer les plates-formes. Le deuxième constat est que « l’environnement numérique est concentré autour d’une poignée d’acteurs qui se partagent un pouvoir important sur leurs utilisateurs et partenaires, ce qui influe sur les débouchés, l’innovation, l’accès à l’information et l’exercice des droits et libertés dans la société de l’information ». Enfin, le troisième constat s’appuie sur le fait que, pour rééquilibrer les forces, les meilleurs garde-fous résident dans l’émergence d’alternatives : « La neutralité telle qu’appliquée aux plates-formes comporte donc un volet protecteur : s’assurer du respect des droits et libertés, d’une concurrence saine et d’un développement loyal du système des données, pour que, in fine, les plates-formes ne soient pas des espaces de non-droit. Mais elle doit aussi comporter un volet plus offensif, pour créer les conditions de l’éclosion d’alternatives et offrir des perspectives à de nouveaux entrants ».
S’ensuivent quatre axes prioritaires détaillés en quatorze recommandations. Ces priorités sont le renforcement de l’effectivité des droits sur les plates-formes numériques, la garantie de la loyauté du système des données, un investissement massif dans les compétences et les connaissances, faute de quoi il ne peut y avoir de compétitivité et, enfin, la création de conditions pour l’émergence d’alternatives.
Parmi les quatorze recommandations, le rapport propose de mieux utiliser les possibilités du droit existant, tout en réduisant l’incertitude juridique et économique par la création d’un guichet d’information et de conseil pour améliorer « l’information de tous et faire connaître les outils existants ». Sont également préconisées « des agences de notation pour mesurer les niveaux de neutralité des plates-formes » afin de révéler les pratiques de chacune et éclairer les usagers et partenaires dans leurs choix. Ces agences de notation pourraient s’appuyer sur la communauté d’utilisateurs de ces plates-formes numériques et constituer un contrepoids efficace, fondé sur la réputation de ces dernières. De plus, il s’agirait de « définir des lignes directrices sur la transparence du fonctionnement des services proposés, notamment les algorithmes, pour permettre aux utilisateurs de distinguer facilement entre ce qui relève de la publicité ou de l’information, ou de se rendre compte si une plate-forme personnalise, favorise ou déprécie certains résultats ».
Par ailleurs, le rapport propose « d’instaurer des règles de stabilité vis-à-vis de leur écosystème en intégrant par exemple des délais minimaux d’information préalable pour éviter les évolutions trop brutales, comme en cas de changement de paramètres déterminants pour les activités d’entreprises tierces (changement brusque de CGU [conditions générales d’utilisation] ou d’API [Application Programming Interface] ) ».
La possibilité ensuite « d’expérimenter l’ouverture, pour les usagers, d’un droit effectif de regard et de contrôle mais aussi d’usage sur les données à caractère personnel qui les concernent » et « d’imposer la portabilité et l’interopérabilité des données pour garantir la liberté et la pluralité d’usages, soutenir l’innovation et préserver la liberté de choix de l’usager ».
Comme l’explique Francis Jutand, membre du Conseil national du numérique chargé du groupe de travail sur la neutralité des plates-formes, « la France et l’Europe doivent acter la dimension économique des données numériques, exprimer les efforts au prix desquels les plates-formes européennes ou étrangères sont acceptables en tant qu’acteurs dominants, viser la contestabilité, l’ouverture et la participation fiscale équitable dans les écosystèmes et porter ces objectifs dans les instances de gouvernance internationale ».
Conseil national du numérique, rapport remis au ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique et à la secrétaire d’État chargée du numérique, cnnumerique.fr, mai 2014.