Google (encore) soupçonné d’abus de position dominante

Observations sur la communication des griefs de la Commission européenne du 20 avril 2016.

Les déboires juridiques de Google au sein de l’Union européenne ne cessent de se multiplier (voir La rem n°36, p.58) La portée du droit au déréférencement du moteur de recherche constitue un épineux problème pour l’entreprise américaine1, qui persiste à vouloir faire une application « minimale » de ce droit.

Elle conteste ainsi la récente décision de sanction infligée en France par la Commission nationale de l’informatique et des libertés2. Mais c’est aussi sur le terrain du droit de la concurrence que l’attitude et les pratiques de Google attirent toujours davantage l’attention des autorités de régulation et des juridictions3.

Au-delà du moteur de recherche, on sait que l’entreprise a développé de nombreux services à destination du grand public, notamment sur les marchés de la téléphonie mobile, des smartphones et des tablettes. Outre le système d’exploitation Android, Google propose une grande variété d’applications qui peuvent être installées sur ces terminaux.

Ainsi en est-il du navigateur Chrome, du moteur de recherche Google Search, ou encore du service Play Store, qui donne lui-même accès à d’autres applications, dont certaines sont aussi éditées par Google (YouTube, maps…). Ce sont là autant de services que les consommateurs peuvent utiliser de façon complémentaire, leurs données personnelles pouvant d’ailleurs être synchronisées à cette fin.

Mais cette complémentarité peut aussi être la source d’effets anticoncurrentiels. C’est sur ce type de pratiques que la Commission européenne est intervenue l’année dernière, en adressant à Google une communication des griefs au sujet de ses services de comparaison de prix (Google shopping)4. La Commission estimait que l’entreprise avait abusé de sa position dominante sur le marché, en favorisant son propre comparateur dans les résultats de recherche5.

Une nouvelle communication des griefs vient d’être publiée le 20 avril 2016, relevant d’une autre enquête portant sur les pratiques de Google à l’égard des fabricants d’appareils mobiles exploitant le système Android. Le géant américain est une fois encore accusé d’avoir favorisé ses propres services, au détriment de ceux de ses concurrents.

Les griefs de la Commission

La Commission énonce plusieurs séries de griefs pouvant faire état d’un abus de position dominante.

Tout d’abord, Google chercherait à rendre indivisible l’offre de plusieurs de ses applications. Les contrats passés avec les fabricants d’appareils mobiles feraient état des procédés employés à cette fin. L’octroi de licences pour des applications propriétaires serait subordonné par Google à la préinstallation d’autres applications, dont celles indispensables à l’utilisation des smartphones et tablettes. Précisément, il s’agit du portail Play Store, indispensable pour accéder aux services fonctionnant avec Android, du moteur de recherche Google Search et du navigateur internet Chrome.

L’installation du premier sur les appareils aurait ainsi été subordonnée à la préinstallation de l’un des deux autres, comme module de recherche ou navigateur par défaut. Une mutualisation similaire existerait également entre ces deux derniers services. Cela permettrait à Google d’imposer une offre globale sur tous les appareils fonctionnant sous Android.

En second lieu, Google aurait limité la capacité de commercialisation des versions dérivées du système Android. Celui-ci étant open source, il est normalement possible de l’utiliser et de le modifier librement, y compris afin de lui apporter des fonctionnalités supplémentaires. Ces versions, appelées Forks Android, ont naturellement vocation à être exploitées sur les mêmes terminaux mobiles que l’original et donner lieu ainsi au développement de nouvelles applications compatibles.

Certains auteurs n’ont pas manqué de relever l’intérêt des logiciels Forks, véritables vecteurs de performances, concourant à accroître l’offre et la diversité des services6. Pourtant, si Google a sciemment développé sous cette forme le système Android (lui-même Fork de Linux) pour mieux conquérir le marché des terminaux mobiles, c’est en imposant à leurs fabricants l’engagement de ne pas commercialiser eux-mêmes des versions dérivées. On parle ainsi d’un « accord d’antifragmentation ».

Enfin, à titre accessoire, la Commission relève que des incitations financières auraient par ailleurs été accordées aux plus gros fabricants respectant ces engagements.

Un potentiel effet d’éviction des concurrents de Google

Les comportements énoncés constitueraient autant de pratiques permettant à Google d’évincer le développement d’applications et de systèmes d’exploitation concurrents.

L’effet anticoncurrentiel serait d’autant plus grave qu’il porte, comme nous l’avons vu, sur des services essentiels des smartphones et tablettes. Les boutiques d’applications, les navigateurs web et les moteurs de recherche sont en effet incontournables pour garantir la bonne utilisation de ces appareils, et ce dès les premiers moments qui en suivent l’achat par le consommateur. Celui-ci les utilisera nécessairement pour la recherche de nouvelles applications, de contacts, de sites web…

Si la préinstallation de la boutique Play Store paraît légitime dès lors qu’il y a accord avec le système d’exploitation, il n’en va pas de même des navigateurs et services de recherche, pour lesquels le consommateur devrait normalement avoir le choix. Les risques sont d’autant plus grands que Google pourrait par ce biais favoriser encore d’autres de ses services, comme semble le démontrer l’enquête menée au sujet de Google Shopping. En imposant cette offre globale par défaut, Google aurait ainsi dissuadé les fabricants de proposer des applications concurrentes, tout comme il aurait incité les utilisateurs à ne pas les télécharger, quand bien même elles seraient disponibles. L’entreprise bénéficierait d’effets de réseaux qui lui permettraient de verrouiller les différents marchés en cause.

Il en est de même avec l’accord « antifragmentation ». Le choix d’un modèle open source permettrait d’ouvrir de nouvelles possibilités et, in fine, de proposer aux consommateurs des alternatives crédibles en termes de systèmes d’exploitation et d’applications compatibles avec ceux-ci. La Commission ne manque pas de relever que les versions dérivées d’Android pourraient même se révéler plus performantes, et donc supérieures à la version initiale. Mais l’accord produit les mêmes effets que ceux dénoncés précédemment, à savoir qu’il dissuaderait les fabricants de conclure des accords avec les développeurs de tels Forks Android, ce qui leur ferme également le marché des applications fonctionnant avec ces systèmes d’exploitation.

Pour toutes ces raisons, la Commission soupçonne un abus de position dominante, puisque Google possède au niveau européen des parts supérieures à 90 % sur ces marchés, Android étant proposé sur la majorité des smartphones et tablettes d’entrée de gamme. Aussi devra-t-on suivre cette procédure dont l’issue, bien qu’encore incertaine, tend à se préciser.

Perspectives nord-américaines

Cela semble d’autant plus fondé que des préoccupations similaires à celles de la Commission européenne ont pu être exprimées dans d’autres Etats, comme la Russie7, mais aussi les Etats-Unis et le Canada.

La Federal Trade Commission (FTC) a en effet engagé une procédure d’enquête à l’égard de Google, à la suite de plaintes de plusieurs fabricants, relatives aux pratiques précitées. Si l’agence fédérale semble suivre avec attention la procédure engagée par la Commission européenne, il n’est pas sûr, néanmoins, qu’elle parvienne aux mêmes conclusions d’abus de position dominante.

Les parts de Google sur les marchés de la téléphonie mobile et des tablettes y sont en effet plus faibles qu’en Europe. Android ne couvrirait que 59 % du parc des smartphones aux Etats-Unis, alors qu’il dépasse les 70 % dans les Etats de l’Union européenne, ce qui réduirait les effets anticoncurrentiels des pratiques de Google. Celles-ci auraient de plus un effet bénéfique, en permettant d’améliorer les performances globales du système d’exploitation, tout en réduisant les coûts des fabricants8.

Enfin, ces préoccupations trouvent un écho au Canada, où le Bureau de la concurrence vient de mettre fin à une enquête concernant le comportement de Google9. Si celle-ci portait sur d’autres sujets que ceux abordés précédemment, le Bureau a affirmé ne pas voir d’effets anticoncurrentiels liés à la préinstallation du moteur de recherche Google Search. Les changements de fournisseurs étant fréquents, les fabricants peuvent commercialiser plusieurs modèles d’appareils, comportant différents modules de recherche par défaut.

De plus, le consommateur doté d’une information suffisante peut très bien changer l’option par défaut et installer lui-même d’autres applications. Néanmoins, le Bureau a indiqué poursuivre une surveillance active du marché numérique en général, et de Google en particulier, en restant attentif aux conclusions de ses homologues étrangers, au rang desquels figurent bien sûr la FTC et la Commission européenne.

Sources :

  1. CJUE, GC, 13 mai 2014, Google Spain, n° C-131/12.
  2. Délibération de la formation restreinte n° 2016-054 du 10 mars 2016 prononçant une sanction pécuniaire à l’encontre de la société Google Inc., ayant infligé une amende de 100.000 €. 
  3. Voir notification CA Paris, P. 5, P.4e Ch., Cont. Cons. Conc., janvier 2016, p. 24, obs. G. Decocq. 
  4. Communication des griefs du 15 avril 2015 au sujet du service de comparaison de prix. 
  5. « Google coupable d’abus de position dominante : les carottes sont-elles cuites ? », A.-S. Chone-Grimaldi, D., 2015, p. 2451-2452. 
  6. Droit des logiciels, F. Pellegrini et S. Canevet, PUF, Paris, 2013, p. 489-492.
  7. « Accusé de pratiques anti-concurrentielles, Google passe sous la holding Alphabet », F. Laugée, La rem, n°36, automne 2015-2016. 
  8. « FTC Extends Probe Into Google’s Android », J. Nicas et B. Kendall, Wall Street Journal, April 26, 2016. 
  9. Énoncé du Bureau de la concurrence concernant son enquête sur le comportement anticoncurrentiel allégué de Google, 19 avril 2016.
Professeur de droit privé à Aix-Marseille Université et directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

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