Du fact checking au fake checking

Naissance du fact checking
Crise de confiance dans l’information et fake media
De la banalisation des fausses nouvelles et du renouvellement du fact checking
Des dispositifs anti-fake news

La campagne qui a conduit au vote britannique en faveur du Brexit, le 23 juin 2016, ainsi que la campagne présidentielle américaine qui a consacré Donald Trump le 8 novembre 2016 ont, à elles deux, donné une importance sans pareille à la question des fausses nouvelles, des mensonges, ou encore de la « post-vérité », si l’on entend par cette notion toute affirmation fausse mais qui n’a pas encore été soumise au test de réalité. Deux exemples suffisent pour saisir ce qu’est la post-vérité. Dans l’affaire du Pizzagate aux États-Unis, Michael Flynn Jr, le fils du conseiller à la sécurité de Donald Trump, écrit sur Twitter : « Tant qu’il n’a pas été démontré que le #Pizzagate est un bobard, cela reste une histoire » (voir La rem n°41, p.73). Durant la campagne présidentielle française, Marine Le Pen invoquera dans le débat de l’entre-deux-tours des comptes cachés d’Emmanuel Macron aux Bahamas, un faux ayant été mis en circulation deux heures avant le débat sur un site de la droite dure américaine, 4chan. Le lendemain, il ne s’agissait déjà plus que d’une « question » et non d’une affirmation, mais comme l’internet en parle, n’importe qui peut le relayer comme une presque réalité.

C’est cette approche surprenante qui a donné toute leur force aux fake news, en créditant d’emblée comme possible vérité la première histoire imaginée par un politique, un militant, ou encore un internaute intéressé par de futures recettes publicitaires. Alors que le journalisme a toujours pris soin de ne parler que de faits vérifiés, d’autres considèrent désormais que tout est dicible dans l’espace public, que tout est potentiellement vrai tant qu’une enquête n’a pas prouvé le contraire : au journalisme de faire un travail ex-post de vérification.

LA PSYCHOLOGIE COGNITIVE A MONTRÉ DEPUIS LONGTEMPS QUE LES DISCOURS CONFORMES À NOS OPINIONS SONT CEUX AUXQUELS ON S’EXPOSE PRIORITAIREMENT

À cet égard, aucune médiation de la parole n’est imposée sur internet, aucune responsabilité non plus dans les actes de communication, sauf celle que l’on veut bien se donner soi-même. Et ces histoires ou rumeurs, aussi baroques soient-elles, ont un succès fou, tant en termes d’audience que de capacité à renforcer les convictions, car la psychologie cognitive a montré depuis longtemps que les discours conformes à nos opinions sont ceux auxquels on s’expose prioritairement.

Pourtant, cette désintermédiation du discours n’est pas nouvelle, qui offre aux politiques (les tweets de Donald Trump) comme aux internautes les plus doués un pouvoir de prescription très puissant (il suffit de penser aux youtubeurs qui poussent des marques vers leurs communautés de fans). Aujourd’hui, les canaux de la désintermédiation sont l’internet et les réseaux sociaux, mais la désintermédiation du discours, à savoir la non-prise en charge de sa circulation par les journalistes, est un phénomène plus ancien qui remonte en réalité aux années 2000. Il s’agissait alors de télévision.

Naissance du fact checking

La banalisation de l’infotainment, le mélange entre blagues potaches et informations sérieuses au sein d’un même programme ont fait émerger une première fois dans l’espace public le terme fake news dans les années 2000. Les chercheurs se demandaient alors si Jon Stewart du Daily Show était un pitre ou un journaliste, son émission relevant de l’infotainment, pendant que les spin doctors poussaient les politiques sur les plateaux des magazines de télévision pour y toucher autrement le public.

UN DISCOURS, DÈS LORS QU’IL EST PUBLIC, NE SAURAIT ÊTRE ACCEPTÉ EN TANT QUE TEL, IL FAUT EN IDENTIFIER LES INTENTIONS ET COMPRENDRE SON RAPPORT AVEC LA RÉALITÉ

Ils doutaient alors de la capacité de la presse et des journaux télévisés à intéresser le public au débat politique. Sauf que cette « peopolisation » du politique a eu une conséquence inattendue parce qu’elle a permis aux politiques d’être interviewés par des présentateurs qui, dépendant de leurs invités, n’avaient pas pour ambition de les mettre en difficulté. Il était donc possible de s’arranger avec les faits sans être immédiatement repris. Les mêmes doutes ont plané d’ailleurs également sur les journalistes politiques eux-mêmes qui, pour ne pas se couper de leurs sources, se sont vus souvent reprocher de ne pas être assez critiques, choisissant de relayer les propos des politiques en les citant, plutôt que de les dénoncer systématiquement dès lors que ces derniers semblaient s’éloigner de la réalité. C’est dans ce contexte qu’est né le fact checking aux États-Unis, à savoir des équipes dédiées à la vérification des faits, notamment ceux avancés dans les discours des responsables politiques.

En 2003, Factcheck.org sera lancé avec la volonté de passer au crible les discours politiques pour en révéler les arrangements avec la réalité, suivi en 2007 du Fact Checker du Washington Post. En 2007 également, Politifact sera créé et élargira le champ d’investigation aux discours des partis, des associations, des soutiens, etc. Le fact checking va alors se diversifier, avec des sites consacrés à l’analyse des discours scientifiques, des pratiques journalistiques, du climat, etc. Toutes ces initiatives rappellent qu’un discours, dès lors qu’il est public, ne saurait être accepté en tant que tel, qu’il faut en identifier les intentions et comprendre son rapport avec la réalité.

Cette mise en perspective des discours publics a été historiquement prise en charge par le journalisme, notamment depuis le XIXesiècle. Le discours public était ainsi inclus dans un processus de démocratisation de la sphère politique, qui se retrouve soumise à discussion. Si l’on ne discute plus véritablement les assertions des politiques, si un fait énoncé vaut une réalité parce qu’en plateau la bonne humeur l’emporte, ou parce que l’internet ne montre à chacun que ce qui flatte ses préjugés, alors un lieu de ré-intermédiation des discours, d’évaluation de leur pertinence doit émerger qui sera occupé par le fact checking. La spécificité de ce dernier consistera finalement à isoler au sein des rédactions le travail de vérification des faits, à en faire une activité à part entière plus qu’à véritablement renouveler les pratiques journalistiques. La différence entre le fact checking et le travail journalistique au sens large repose ainsi sur une spécialisation dans l’investigation, et sur la publicisation de ce travail de vérification à travers des médias ou des espaces dédiés.

Crise de confiance dans l’information et fake media

Le fact checking a pour tâche de déceler, derrière l’apparence de vérité, les arrangements des acteurs politiques avec la réalité, rappelant ainsi en permanence la différence entre d’une part la communication d’influence, et d’autre part le journalisme dans sa prétention épistémologique à l’établissement de la vérité des faits. Dans un monde où la communication est omniprésente, le fact checking devient un média, il se met à communiquer les résultats de ses enquêtes, alors que la vérification des faits, le croisement des sources faisaient auparavant partie des tâches invisibles que le journaliste se devait d’effectuer.

CETTE PUBLICISATION DES ATTEINTES AUX FAITS SERT AUSSI CEUX QUI REPROCHENT AUX MÉDIAS DE MAL TRAITER (MALTRAITER) L’INFORMATION

Ils sont désormais mis en scène quand le fact checking dénonce les dispositifs de dénaturation du réel, inscrivant ainsi dans le débat public une exigence nouvelle d’objectivité, qui s’impose certes aux journalistes, mais aussi aux politiques et à tous ceux qui communiquent en public. Le journaliste ne semble plus pouvoir se contenter de citer des points de vue différents. Afin d’être « objectif », il doit désormais recentrer le débat sur une analyse froide des faits, et non mâtinée d’idéologisme, afin de dénoncer le plus vite possible toutes les formes de perversion du réel constatées dans l’espace public.

Mais le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions. Pour renforcer le journalisme dans sa dimension la plus classique d’enregistrement de la réalité, le fact checking donne une visibilité nouvelle à tous ceux qui trahissent la réalité, certes pour les dénoncer. Paradoxalement, cette publicisation des atteintes aux faits sert aussi ceux qui reprochent aux médias de mal traiter (maltraiter) l’information. Si tout discours partisan est une déformation du réel, alors certains diront que le discours journalistique en est aussi une, car les médias revendiquent tous une ligne éditoriale. Là encore, deux exemples suffisent à montrer la complexité des enjeux sociaux et politiques associés au développement du fact checking, et la relation complexe qu’il entretient avec les médias mainstream.

Le site Buzzfeed a ainsi révélé que le Top 20 des fausses nouvelles sur Facebook a suscité plus d’engagement que le Top 20 des articles issus des grands médias dans les trois mois précédant l’élection américaine, alors que les proportions étaient nettement à l’avantage des grands médias jusqu’en juillet 2016. Cela signifie que les internautes ont préféré relayer des messages partisans correspondant à leurs engagements, qui se renforcent toujours à l’approche d’une élection, au détriment d’une analyse froide et sereine des programmes et des personnalités des candidats.

Mais cela signifie aussi que les internautes sur Facebook ont considéré pouvoir de plus en plus se passer des grands médias d’information pour suivre la campagne présidentielle, le succès des fake news étant le miroir inversé de la perte de confiance à l’égard des médias. Une étude réalisée par Hunt Allcott et Matthew Gentzkow sur la place des fake news dans l’élection américaine de 2016 rappelle ainsi que la confiance dans les médias est en chute libre aux États-Unis, mais que la perte de confiance est plus marquée chez les républicains.

LE SUCCÈS DES FAKE NEWS ÉTANT LE MIROIR INVERSÉ DE LA PERTE DE CONFIANCE À L’ÉGARD DES MÉDIAS

Or, les médias américains se sont dans leur grande majorité rangés derrière la candidature d’Hilary Clinton, ce qui a dû incontestablement renforcer la méfiance des futurs électeurs de Donald Trump, qui ont pu, dès lors, être incités à chercher sur internet les fake news confortant leurs choix politiques. À cet égard, l’analyse de Buzzfeed est sans appel puisque 17 des 20 fake news ayant engendré le plus d’engagement étaient pro-Trump ou anti-Clinton. Les grands médias analysés par BuzzFeed sont en revanche très majoritairement pro-Clinton puisque, sur les 19 médias retenus, seuls le New York Post et Fox News étaient plus proches de Donald Trump. L’actuel président des États-Unis n’hésitera pas ensuite à qualifier de fake media des institutions comme CNN, opposant ainsi une légitimité partisane à une légitimité journalistique.

En France également, la crise de confiance à l’égard des médias permet le développement de discours alternatifs présentant une autre vision sur les faits, donc favorisant une information hyper-partisane, qui sera développée surtout par les partis et mouvements extrémistes. Les soutiens du Front national se sont ainsi mobilisés pour alimenter l’internet de nouvelles dont le traitement est explicitement « nationaliste », un procédé qualifié de « réinformation » qui s’incarne dans des sites comme Fdesouche ou des « agences » d’information comme Novopress, cette dernière ayant « comme objectif de refaire l’information face à l’idéologie unique ».

TOUS CES INGRÉDIENTS ILLUSTRENT EN FAIT UN MÊME PHÉNOMÈNE QUI CORRESPOND À LA FIN DES MODES DE DIFFUSION VERTICALE DE L’INFORMATION

Autant dire que l’information des grands médias est dénoncée comme une forme de propagande pour lui substituer une information retraitée au prisme d’une vision « nationale » que d’aucuns qualifieraient pourtant de propagande au sens premier du terme. Si le terme est polémique, la propagande des uns pouvant toujours être la vérité des autres, au moins est-il possible de qualifier ces sites de réinformation comme relevant d’un traitement partisan, incomplet et biaisé de l’information.

Le développement des sites de réinformation, la crise de confiance dans les grands médias, le rôle des réseaux sociaux dans la propagation des fausses nouvelles : tous ces ingrédients illustrent en fait un même phénomène qui correspond à la fin des modes de diffusion verticale de l’information. Pour Jean-Marie Charon, accuser l’internet masque en fait la raison essentielle du foisonnement nouveau des fake news, à savoir un « basculement dans les manières de s’informer. Autrement dit, le passage d’une relation verticale entre le public et les rédactions des médias, à une recherche horizontale de l’information, de proche en proche, en s’appuyant sur les réseaux sociaux et les plates-formes d’information ».

Cela ne signifie donc pas que l’information de presse va disparaître ou qu’elle sera submergée par les fake news et les pages web les plus militantes. En revanche, la circulation de l’information dépendra de plus en plus des réseaux sociaux et des services d’intermédiation sur internet, à l’instar des agrégateurs d’information ou des moteurs de recherche. L’enjeu est donc de saisir au mieux les conséquences associées à ces modalités nouvelles de circulation de l’information.

De la banalisation des fausses nouvelles et du renouvellement du fact checking

La particularité des réseaux sociaux est de proposer une circulation réticulaire de l’information, avec des nœuds entre individus et groupes d’individus, dans un réseau complexe d’interrelations qui évolue en permanence, s’adaptant ainsi à l’évolution des comportements de chacun.

LE PROBLÈME SOULEVÉ PAR LES FAKE NEWS N’EST DONC PAS CELUI DE LEUR EXISTENCE MAIS BIEN CELUI DE LEUR VISIBILITÉ NOUVELLE

L’espace de visibilité offert par les réseaux sociaux, comme le newsfeed de Facebook, ne correspond jamais qu’à l’ensemble des contenus que l’algorithme du réseau social aura considéré comme les plus adaptés à l’environnement mental immédiat de son abonné. Le newsfeed est donc éminemment plastique, s’adaptant en permanence à l’évolution des interrelations au sein du réseau social, et à chaque abonné en fonction de ses réactions. Dès lors, la confiance est redistribuée, puisque ce n’est plus le média qui impose la Une, l’information « digne d’être publiée » pour reprendre le slogan du New York Times, mais bien Facebook, qui s’attache à répondre au mieux à ce qu’il estime être la préoccupation principale de chacun de ses utilisateurs.

En cherchant à renforcer l’engagement de ses utilisateurs, un terme qui est aux réseaux sociaux ce que la confiance est aux médias d’information, Facebook va donc naturellement renforcer les convictions de chacun et épuiser l’esprit critique. Il ne s’agit pas de dire ici que Facebook façonne nos convictions politiques. Il contribue au moins très probablement à les renforcer, parce qu’il favorise l’exposition à des messages affinitaires. Dès lors, les fake news peuvent prospérer : il ne s’agit pas d’information « dignes d’être publiées », encore moins d’informations vérifiées, mais il s’agit d’informations qui visent d’abord à rassurer une cible, à renforcer ses convictions.

Parce que ces fake news suscitent un engagement auprès d’individus déjà militants, elles sont identifiées par le réseau social comme des contenus capables de contribuer au développement des interrelations sociales entre membres, le phénomène s’enclenchant qui propagera les fausses nouvelles auprès du plus grand nombre. Finalement, c’est à cet endroit que s’est opérée une rupture en 2016, avec le Brexit et la campagne présidentielle américaine : l’essaimage accéléré des fake news via les réseaux sociaux, mais aussi sur les moteurs de recherche qui personnalisent dès qu’ils le peuvent leurs résultats, a donné à ces fausses nouvelles une visibilité inégalée.

Le problème soulevé par les fake news n’est donc pas celui de leur existence, les propagandes ayant de tout temps prospéré, mais bien celui de leur visibilité nouvelle, des modalités de leur circulation dans un univers où elles sont en concurrence avec l’information des journalistes. De ce point de vue, le fact checking dans son format d’origine semble ne pas pouvoir répondre à l’essor des fake news. En signalant sur des sites dédiés les fausses informations, les rédactions engagées dans des activités de fact checking réalisent certes un travail essentiel qui rappelle que l’information journalistique obéit à des règles précises. Mais ces sites dédiés, parce qu’ils contredisent les fake news qui flattent les opinions de certains individus, seront par défaut exclus de leur périmètre si celui-ci est défini en fonction de leurs affinités.

Autant dire que le fact checking, comme l’information de presse publiée sur les sites web et applications des journaux, échappe aux circuits nouveaux de circulation des contenus, la verticalité de la démarche qui l’anime étant incompatible avec l’essaimage social, sauf justement pour ceux qui créditent déjà spontanément les informations journalistiques les plus sérieuses. Dans ce cas, dénoncer les fake news n’a pas d’autre intérêt que de rappeler le rôle essentiel des rédactions à des internautes qui soutiennent déjà l’information journalistique par leurs choix de lecture.

Il s’agit certes d’une démarche vertueuse, mais elle est de ce point de vue insuffisante parce qu’elle ne concerne pas – ou trop peu –, ceux qui justement sont sensibles aux fausses informations. Aussi le fact checking doit-il se renouveler et muter progressivement pour s’insérer dans les flux qui traversent les communautés fédérées par les réseaux sociaux. Il doit reposer sur une manière nouvelle de faire circuler l’information, que nous qualifions ici de fake checking. Les initiatives actuelles du Monde, celles de Facebook ou de Google quand ils s’associent avec des rédactions, vont dans ce sens.

Des dispositifs anti-fake news

AUSSI LE FACT CHECKING
DOIT-IL S’INSÉRER DANS LES FLUX QUI TRAVERSENT LES COMMUNAUTÉS FÉDÉRÉES PAR LES RÉSEAUX SOCIAUX

Lancé en 2009 par des journalistes du Monde, le blog Les Décodeurs comptera parmi les premières initiatives de fact checking en France. À l’occasion de la campagne pour les élections municipales de 2014, le blog se transforme et intègre le site du monde.fr, devenant une rubrique à part entière du quotidien en ligne. Une première charte des Décodeurs est alors publiée, les journalistes concernés indiquant déjà la nécessité de se positionner sur les réseaux sociaux. En février 2017, les Décodeurs lancent le Décodex alors que débute la campagne pour l’élection à la présidence de la République française. Le Décodex est un outil qui doit donner au travail des Décodeurs une visibilité nouvelle, ce que confirme les premiers articles des Décodeurs annonçant le dispositif : « Depuis des années, la rubrique Les Décodeurs chasse les rumeurs sur Facebook, Twitter, et sur les dizaines de sites qui se sont fait une profession de les diffuser ou de les relayer. Et depuis des années, nous faisons le même constat : quels que soient nos efforts ou les moyens déployés, nous n’endiguons pas le phénomène. Publier une fausse information prend quelques minutes, la vérifier plusieurs heures. Une fois installé, le Décodex donne des informations sur les propriétaires ou l’orientation du site. »

Le Décodex n’est donc pas un dispositif original de fact checking mais une adaptation de la démarche des Décodeurs au nouveau contexte sociotechnique afin que le fact checking puisse produire ses effets, à savoir « lutter contre la diffusion virale de fausses informations » et « aider les internautes à se repérer dans la jungle des sites producteurs ou relayeurs d’informations ».

ALERTER EN TEMPS RÉEL LES INTERNAUTES CONFRONTÉS À DES SITES DIFFUSANT DES INFORMATIONS DE NATURE DOUTEUSE

Le Décodex est d’abord un outil, qui se décline principalement en trois dispositifs complémentaires, avec des articles pédagogiques sur le site des Décodeurs. Si ces articles permettent de comprendre l’ambition qui anime les Décodeurs quand ils donnent des clés pour débusquer rumeurs et fausses informations, les dispositifs associés au Décodex ont en revanche une tout autre vocation, à savoir alerter en temps réel les internautes confrontés à des sites diffusant des informations de nature douteuse. Le premier dispositif est une extension pour navigateur, adaptée pour Chrome et Firefox, qui superpose une pastille aux sources d’information consultées afin d’en qualifier le degré de sérieux. À l’origine constitué de cinq pastilles de signalisation, le Décodex se contente de trois pastilles depuis mars 2017, la catégorie verte ayant notamment disparu qui qualifiait les sites de « plutôt fiables », faisant de cette pastille un label et des Décodeurs le régulateur surplombant de l’information.

Les trois pastilles restantes sont de couleur rouge (sites diffusant beaucoup de fake news), de couleur orange (sites suspects, retrouver la source de l’information étant recommandé), enfin de couleur bleue pour les sites satiriques. À chaque fois, un texte explicatif donne les raisons qui ont conduit à signaler une source comme problématique. Le deuxième dispositif est un moteur de recherche intégré dans l’espace Décodeurs du monde.fr qui permet d’entrer un nom de site web pour savoir dans quelle catégorie il a été rangé. Le troisième dispositif est un bot Facebook qui permet un échange direct avec Les Décodeurs sur l’origine des contenus rencontrés dans le réseau social.

Si le deuxième dispositif est classique et suppose de consulter le site web du Monde et sa rubrique Les Décodeurs, le premier et le troisième dispositifs sont en revanche novateurs en ce qu’ils permettent aux évaluations des Décodeurs d’essaimer en dehors du site du monde.fr. En s’appuyant sur les navigateurs et les réseaux sociaux, le Décodex accède aux deux plates-formes dominantes sur PC et sur mobile. Après Facebook, qui est parvenu à convaincre les éditeurs de sites de soumettre leurs contenus à une évaluation sociale grâce aux « like » , le Décodex envisage de soumettre les sites d’information à une évaluation des Décodeurs. Il ne s’agit pas ici directement des contenus, des possibles fake news, le rythme de vérification étant inadapté au rythme de leur prolifération.

Il s’agit bien des sites dans leur intégralité, que le Décodex vient catégoriser. Enfin, à la différence de Facebook, ce n’est plus l’éditeur qui se soumet volontairement à cette évaluation, comme il le fait quand il accompagne ses contenus de l’extension « like », mais bien l’internaute qui la sollicite, en installant par exemple l’extension Décodex. L’approche est incontestablement pertinente, la psychologie cognitive ayant démontré que la crédulité à l’égard des fausses nouvelles sera plus fragile si la fausse nouvelle est rapidement signalée.

En catégorisant ainsi les sites, le signalement devient systématique. Depuis juillet 2017, le Décodex a par ailleurs identifié 80 informations mensongères particulièrement résistantes aux démentis, et relayées dans plus de 900 articles, vidéos, tweets ou posts Facebook, qu’il signalera lors de la navigation des internautes, ajoutant donc une signalisation des fake news à la signalisation des sources de désinformation. En revanche, il n’est pas sûr que les internautes crédules souhaitent installer le Décodex, qui risque en fait de ne toucher là encore que les convaincus, ceux qui doutent déjà des informations des sites web dont l’origine est peu évidente, et qui lisent sans hésitation Le Monde pour s’assurer d’accéder à une information élaborée par une véritable rédaction.

En l’occurrence, les initiatives les plus importantes doivent donc venir des grands intermédiaires de l’internet, ceux qui organisent la mise en circulation de l’information en ligne, car eux seuls contrôlent les flux, ayant par conséquent la possibilité de signaler au plus grand nombre les fake news, voire de les faire disparaître de l’horizon numérique de leurs utilisateurs.

En France, deux initiatives méritent d’être signalées, celle de Facebook qui multiplie les expérimentations, enfin Crosscheck dans laquelle Google est impliqué. Ces deux initiatives ont été lancées au moment de la campagne présidentielle de 2017, les deux géants de l’internet se devant d’être présents après les critiques qui leur ont été adressées lors de la campagne du Brexit et pour l’élection présidentielle américaine. Google se mobilise sur le sujet des fake news à travers le Google News Lab.

LE PRINCIPE DE DOUBLE VÉRIFICATION A MINIMA, INTERDISANT AINSI À UNE RÉDACTION, SEULE, D’AVOIR À ASSUMER LA LOURDE CHARGE D’INCARNER LE JOURNALISME EN ACTE

Le groupe internet a reproduit en l’adaptant un dispositif déjà déployé pour la campagne américaine, Electionland. En France, le dispositif appelé Crosscheck fut lancé le 27 février 2017 avec First Draft News, réseau à but non lucratif ouvert en 2015 et qui fédère tout à la fois des rédactions, des acteurs technologiques et des centres de recherche afin de lutter contre les fake news. Crosscheck hérite de First Draft en ce qu’il se présente comme un projet de journalisme collaboratif. Un site Crosscheck dédié a été lancé où les informations suspectées d’être des fake news ont fait l’objet d’une vérification dont les résultats ont été publiés. Seules les informations en lien avec la campagne présidentielle ont été traitées, et seules les informations ayant fait l’objet d’une vérification par au moins deux rédactions ont été mises en ligne. Il s’agit donc ici de fact checking au sens classique, et non d’une catégorisation des sources d’information comme avec le Décodex. En revanche, Crosscheck se distingue du Décodex sur la vérification, car il s’engage sur la vérité ou non d’une information, au lieu d’un jugement global sur une source d’information. Cet engagement repose sur le principe de double vérification a minima, interdisant ainsi à une rédaction, seule, d’avoir à assumer la lourde charge d’incarner le journalisme en acte.

Quant aux acteurs de l’internet, ils sont présents à un double titre, financièrement pour Google News Lab, mais aussi par la mise à disposition d’outils. Google Trends a été utilisé dans le projet Crosscheck pour identifier les nouvelles suscitant un intérêt certains des internautes, donc celles qu’il s’agira de vérifier prioritairement pour éviter la propagation massive de fake news.

Facebook, qui est l’un des partenaires de Crosscheck, a mis à disposition CrowdTangle, qui est aux réseaux sociaux ce que Google Trends est à la recherche en ligne. L’implication des acteurs de l’internet a toutefois été limitée dans le projet CrossCheck puisque la mise en circulation des vérifications a d’abord été confiée aux médias partenaires et aux internautes utilisateurs de CrossCheck, plutôt qu’aux algorithmes de Google et de Facebook. Alors que les algorithmes de Google ou de Facebook ont pu être accusés de faire la part belle aux fake news, CrossCheck a transféré aux médias la décision de rendre publique l’existence d’une fake news en tant que telle. Cette décision est difficile à prendre puisque parler d’une fake news dans les médias renforce son empreinte, en même temps que sa dénonciation doit limiter sa capacité de nuisance. De manière générale, la responsabilité éditoriale des médias impose de donner de la visibilité à une fake news en la dénonçant à partir du moment seulement où elle s’est déjà suffisamment propagée pour devenir dangereuse.

La limitation de l’essaimage des fausses nouvelles auprès du plus grand nombre est de ce point de vue prioritaire sur le fake checking, puisque la confidentialité d’une fake news en annihile en grande partie la nocivité. Cette limitation a fait l’objet d’initiatives spécifiques de Facebook, et dans une moindre mesure de Google, dont les services sont moins exposés que ceux du réseau social à une propagation débridée des fake news. Facebook a en effet été mis en cause à de nombreuses reprises tant aux États-Unis qu’au Royaume-Uni. Dès le mois de mai 2016, Facebook était accusé de censurer les républicains dans les « sujets tendances » qu’il propose à ses utilisateurs.

Ces trending topics ont en effet ceci de particulier de relever d’une sélection algorithmique complétée par un travail humain de modération, qui se serait révélé partisan, à la différence du fil d’actualité qui s’affiche sur la page de chaque membre du réseau, lequel est établi uniquement par des algorithmes. Pour éviter de telles accusations, Facebook optera ensuite pour une approche beaucoup plus technologique. Les algorithmes seuls sélectionneront les nouvelles pouvant intégrer les listes des trending topics : toute nouvelle reprise par trois sites d’information sera intégrée. Pour éviter les fake news parmi ces nouvelles, l’intelligence artificielle sera mobilisée. En attendant que cette dernière soit véritablement efficace, de « vrais » journalistes vont être mis à contribution pour les identifier. Facebook a donc institué un dispositif de fact checking associé à son réseau social.

Le 15 décembre 2016, à l’issue de la présidentielle américaine, Facebook annonçait ouvrir aux États-Unis un service de modération contre les fake news. Les internautes peuvent lui signaler des nouvelles suspectées d’être fausses. Les modérateurs de Facebook vérifient ensuite que ces nouvelles sont publiées par des sources cherchant à apparaître comme des médias d’information, donc à tromper leur public. Si tel est le cas, la possible fake news est transmise à un réseau de fact checking pour vérification, les partenaires américains de Facebook étant à l’origine Snopes, Factcheck.org, AP et Politifact. La fake news est ensuite signalée dans Facebook qui affiche un message avant chaque partage, lequel rappelle que sa véracité a été contestée.

Facebook a donc fait le choix de sensibiliser ses utilisateurs au risque des fake news, cette sensibilisation devant limiter leur propagation. Le même type de dispositif sera lancé en Allemagne en janvier 2017, puis en France en février 2017. Dans l’Hexagone, Facebook a annoncé, le 6 févier 2017, s’être associé à huit médias pour traquer les fake news durant la campagne présidentielle, dont l’AFP, BFM TV, France Télévisions, France Médias Monde, Le MondeL’ExpressLibération et 20 Minutes. Dès que deux médias ont considéré une information comme fausse, celle-ci se retrouve affublée d’un drapeau indiquant que sa véracité est contestée, et la fenêtre d’alerte déployée aux États-Unis est reproduite en France à chaque opération de partage.

Facebook a par ailleurs pris d’autres initiatives afin de limiter la circulation des fausses nouvelles : il a lancé une campagne d’information dans les médias français en avril 2017 et a annoncé le 13 avril 2017 avoir supprimé 30 000 comptes français sur Facebook considérés comme « non authentiques ». Enfin, Facebook comme Google ont décidé depuis novembre 2016 d’interdire à leur régie publicitaire d’afficher des publicités sur les sites propageant des fausses nouvelles, cette mesure étant surtout pertinente aux États-Unis où une « industrie publicitaire » des fake news a émergé. En France il semblerait, selon les signalements reçus par Facebook et cités par Le Figaro, que les fake news restent d’abord l’apanage des militants politiques.

Enfin, en avril 2017, Facebook et Google ont décidé de modifier leurs algorithmes pour donner la priorité aux médias d’information, au détriment des sites distillant des fausses nouvelles. L’algorithme de Google rétrograde désormais les sites convaincus de propager des fake news, quand le mur de Facebook privilégie l’affichage d’articles de médias d’information. Il s’agit de mieux informer les utilisateurs de Facebook, même si ce type de rappel aux vertus du journalisme ne favorise pas nécessairement leur engagement.

LE FAKE CHECKING PEUT CONDUIRE LES UTILISATEURS DE FACEBOOK A DEVELOPPER DES STRATEGIES NOUVELLES DE CONTOURNEMENT DES INFORMATIONS QUI LES DERANGENT, AUSSI VRAIES SOIENT-ELLES

Il reste que ni Google ni Facebook n’ont pris la décision de déréférencer définitivement les sites propageant des fausses nouvelles. Ils se contentent d’une signalisation renforcée des fake news au sein des flux d’échanges gérés par leurs algorithmes. Le choix de ne pas se priver des propagateurs de fake news et de leurs audiences a encore été confirmé le 29 août 2017 par Facebook : dans sa lutte contre les fake news, il interdit aux sites les propageant d’acheter de la publicité auprès de sa régie pour capter une partie de l’audience du réseau social. Louable, l’initiative rappelle toutefois que ce choix suppose une liste de sites propageant les fake news, utilisée et donc reconnue par Facebook. Autant dire qu’il est tout à fait possible d’exclure les propagateurs de fake news du réseau social, et pas seulement de sa régie, comme Facebook le fait déjà pour les propos haineux ou pédopornographiques, avec toute la prudence nécessaire quant au respect des libertés fondamentales, lequel n’interdit pas de supprimer d’un service privé les faux faits manifestement manipulés. Mais cela suppose une responsabilité éditoriale des services en ligne qu’ils refusent depuis toujours.

Ces initiatives, et leurs limites, attestent des difficultés soulevées par le fake checking. En mobilisant des médias dits de référence, il réinstaure une verticalité à laquelle Facebook va donner une réalité en rappelant à ses utilisateurs que certaines nouvelles sont contestées par des tiers extérieurs. Or le succès des fake news est d’abord lié à la possibilité du partage social, donc à des échanges horizontaux, générant ainsi des forums où sont dénoncés les figures tutélaires des médias, accusés d’être proches des pouvoirs établis, de bénéficier des connivences entre élites, etc. C’est cette même logique qui explique le succès des sites de réinformation auprès de militants qui ne se sentent pas représentés dans les principaux médias ni dans les partis de gouvernement.

Autant dire que le fake checking est à double tranchant : il peut redonner ses titres de noblesse au journalisme en rappelant son rôle essentiel, comme il peut conduire les utilisateurs de Facebook à développer des stratégies nouvelles de contournement des informations qui les dérangent, aussi vraies soient-elles. Ni Google ni Facebook ne prendront le risque de supprimer les voies alternatives qui garantissent l’engagement et la fidélité de leurs utilisateurs. Il reste alors peut-être la loi qui, sans être liberticide, doit pouvoir sanctionner certains pratiques qui s’opposent à l’inspiration même des textes fondateurs de la liberté d’expression. Si la chose est envisageable quand il s’agit de supprimer des incitations à la haine ou des contenus pédopornographiques, pourquoi ne pas imaginer au moins une obligation de moyens pour les plates-formes de l’internet, qu’il s’agisse de renforcer la modération « anti fake news » ou de contribuer au financement du fact checking ?

Sources :

  • « « Réinformation » et désinformation : l’extrême droite des médias en ligne », acrimed.org, 10 mars 2015.
  • « Le réseau social est accusé de censurer certains républicains aux Etats-Unis », Lucie Robequain, lesechos.fr, 17 mai 2016.
  • « This analysis shows how viral fake election news stories outperformed real news on Facebook », Craig Silverman, buzzfeed.com, November 16, 2016.
  • « Les géants du Net s’attaquent à la désinformation », Anaëlle Grondin, Les Echos, 16 novembre 2016.
  • « Que peut faire Facebook contre les fake news », Anaïs Moutat, Les Echos, 24 novembre 2016.
  • « Facebook annonce une série de mesures pour lutter contre les fausses informations », lemonde.fr, 16 décembre 2016.
  • Allcott Hunt, Matthew Gentzkow (2017), « Social media and fake news in the 2016 election », Journal of economic perspectives, 31/2 : 211-236.
  • « L’annuaire des sources du Décodex : mode d’emploi », Les Décodeurs, lemonde.fr, 23 janvier 2017.
  • « La traque ardue des fake news », Alexis Delcambre, Damien Leloup, lemonde.fr, 2 février 2017.
  • « Google et Facebook lancent leurs dispositifs « anti-intox » en France », Marina Alcaraz, Les Echos, 6 février 2017.
  • « Le réseau social multiplie les initiatives contre les fausses informations », Damien Leloup, Le Monde, 19 avril 2017.
  • « Pour combattre la post-vérité, les médias condamnés à innover », Jean-Marie Charon, inaglobal.fr, 21 avril 2017.
  • « Fake news : Google et Facebook se dotent de nouvelles armes », Nicolas Madelaine, Les Echos, 27 avril 2017.
  • « Macron et l’évasion fiscale : itinéraire d’une rumeur, de 4chan aux plateaux télé », Morgane Tual, lemonde.fr, 4 mai 2017.
  • « Le Décodex évolue pour mieux vous aider à identifier les informations trompeuses », Les Décodeurs, lemonde.fr, 5 juillet 2017.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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