L’intelligence artificielle favorise les écosystèmes contrôlés de terminaux

Les enceintes connectées mobilisent Amazon, Google et Apple avec pour horizon des interfaces vocales intelligentes qui deviendront demain le moyen principal de gestion des environnements numériques.

Le conflit entre Apple et le FBI sur l’accès aux données stockées dans les iPhone (voir La rem n°38-39, p.84) a révélé dès 2016 l’enjeu qui représente la sécurisation des données personnelles des clients pour les fabricants électroniques comme pour les éditeurs de logiciels. Apple s’est présentée comme une entreprise respectant la vie privée de ses clients parce qu’elle stocke leurs données sur leur téléphone, et non dans des serveurs distants, un choix fait depuis l’iOS8, après les révélations d’Edward Snowden sur les pratiques de la NSA. Le règlement relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD, voir La rem n°42-43, p. 21), qui définit depuis 2016 le nouveau cadre pour les données personnelles en Europe, va dans le même sens en imposant la sécurisation et la portabilité des données personnelles. Autant de tendances qui favorisent l’émergence d’écosystèmes fermés où un acteur économique s’engage sur la protection des données personnelles grâce à une intégration forte entre le matériel et les logiciels. S’ajoute à cette sécurisation de l’expérience en ligne pour les utilisateurs l’intérêt nouveau porté aux écosystèmes intégrés verticalement. Ces derniers permettront demain de contrôler l’essentiel des besoins en ligne des utilisateurs, tout en renforçant la qualité des services qui leur seront apportés.

En effet, les navigateurs et les moteurs de recherche se sont imposés comme les pièces maîtresses pour le contrôle de la navigation dans les années 2000. Ensuite, les systèmes d’exploitation pour smartphone, associés à des magasins d’applications, ont octroyé à leurs détenteurs, dans les années 2010, une position de gate keeper sur l’internet mobile. Désormais, cette position risque de n’être plus tenable qu’à la condition de contrôler l’univers naissant des terminaux connectés et intelligents. Ces terminaux, multiples, pénètrent progressivement l’environnement des individus et l’articulent avec une palette de services en ligne grâce à des dispositifs de reconnaissance vocale et d’intelligence artificielle.

Ces dispositifs, gourmands en données personnelles et grandement intrusifs, doivent gagner la confiance des utilisateurs, ce qui passe par le contrôle strict de l’écosystème composé des terminaux connectés, des logiciels et services qu’ils utilisent, et enfin de l’intelligence artificielle associée à la reconnaissance vocale comme nouvelle interface entre l’univers physique et l’univers numérique des utilisateurs. À l’évidence, ces écosystèmes naissants se substituent aux anciennes modalités de la recherche en ligne, et ils se substitueront à terme aux magasins d’applications. C’est ce qu’attestent déjà le succès d’Amazon dans les enceintes connectées, comme les initiatives de Google dans le domaine des terminaux connectés.

L’écosystème d’Amazon gagne en intégration avec Echo

Après l’échec du Firephone dont la commercialisation n’aura duré qu’une année, entre juin 2014 et septembre 2015, Amazon a réussi à s’imposer comme un fabricant de matériel électronique innovant, capable de renouveler l’exploit du Kindle qui avait donné au marché du livre numérique en 2007 le terminal qui lui manquait. Cette innovation s’est illustrée chez Amazon avec le lancement d’une enceinte connectée en 2015 baptisée Echo. Cette simple enceinte a pour elle d’intégrer un système de reconnaissance vocale et l’intelligence artificielle du groupe, baptisée Alexa. Or, le succès d’Echo a très vite fait d’Alexa le potentiel nouvel OS de la maison connectée, son rôle de gate keeper visant d’abord à promouvoir les services d’Amazon, qu’il s’agisse du commerce électronique ou des offres de musique de Prime. Aussi Echo, comme le site Amazon, se transformera-t-elle très vite en plateforme d’agrégation de services, à l’instar des magasins d’application, puisqu’Amazon a opté pour la mise à disposition d’Alexa pour les éditeurs de services, qui doivent développer des applications spécifiques nommées Skills dans l’univers Amazon. 25 000 applications avaient été créées en septembre 2017, donnant ainsi à Amazon un véritable avantage sur ses concurrents.

Mais contrôler une enceinte intelligente ne suffit pas à déployer un écosystème intégré capable de prendre en charge l’essentiel des demandes d’un utilisateur. Amazon a donc dans un deuxième temps décliné Echo dans une large gamme d’objets connectés pour le foyer, en même temps qu’il a incité les constructeurs, qu’il s’agisse de matériel électronique ou de voitures, à recourir à Alexa.

La déclinaison de la gamme Echo sera inaugurée dès 2016 avec le lancement aux États-Unis d’Echo Dot, une mini-enceinte connectée bon marché, mais également avec Amazon Tap, une enceinte portable intégrant Alexa. En 2017, Amazon va enrichir Echo de fonctionnalités nouvelles pour ne pas le limiter à son seul rôle d’enceinte, une fonction par défaut du fait de la reconnaissance vocale. Le 26 avril 2017, Amazon a lancé Echo Look, une enceinte connectée munie d’un capteur photo qui, à partir des photos de ses utilisateurs, leur propose un accompagnement pour choisir leurs vêtements. Le 9 mai 2017, Amazon va également lancer Echo Show, une enceinte dotée d’un écran permettant d’afficher des vidéos.

Mais c’est en septembre 2017 qu’Amazon va multiplier les lancements, alors que la concurrence émerge sur le marché des enceintes connectées, avec notamment Google Home. Le 27 septembre 2017, Amazon annonce le lancement de quatre nouveaux terminaux intelligents : Echo Spot, un radio réveil intelligent qui permet de gérer les volets de sa maison ou sa cafetière depuis son lit ; Echo Plus, une enceinte adaptée à la domotique, qui est vendue avec une ampoule connectée ; Echo Connect, pour remplacer les téléphones fixes par des enceintes ; enfin, Echo Buttons, un bouton relié à l’enceinte Echo qui permet de jouer à des jeux proposés sous forme d’application vocale. Au-delà de ces nouveaux produits, l’annonce probablement la plus importante aura été le lancement de la nouvelle génération de l’enceinte Echo, le produit phare d’Amazon, vendue 99 dollars contre 179 dollars précédemment, alors que l’enceinte Google Home coûte 129 dollars. Autant dire qu’Amazon a décidé d’appliquer aux enceintes connectées les méthodes qu’il a déployées dans l’e-commerce en baissant les prix pour augmenter les ventes, et ainsi conserver sa domination sur le marché. Cette dernière est essentielle car l’intelligence artificielle s’améliore au contact des utilisateurs, même si de nombreux progrès restent à faire, ne serait-ce que parce que la domotique est encore embryonnaire dans les habitations.

Amazon a par ailleurs opté pour un déploiement massif d’Alexa, dans une gamme de biens et d’objets connectés produits par d’autres, en mettant à disposition sa technologie sans la facturer, mais également ses technologies audio pour les enceintes, de quoi permettre de développer facilement des objets connectés. LG, Mattel, Whirpool, BMW ont été parmi les premiers à intégrer Alexa dans certains de leurs produits. Cette stratégie rappelle celle d’Android dans les systèmes d’exploitation mobile, qui a permis à Google, grâce à l’appui des fabricants de téléphones, de mettre un terme à la domination d’Apple sur le marché des smartphones. De ce point de vue, les systèmes d’intelligence artificielle sont en mesure de supplanter les systèmes d’exploitation comme interface principale avec l’utilisateur, même si le smartphone reste essentiel en mobilité, ce qui constitue le point faible d’Amazon depuis l’échec du Firephone ce qui explique également les initiatives récentes de Google dans le mobile.

Google devient un fabricant de terminaux haut de gamme pour imposer ses services

En annonçant, le 4 octobre 2016, le lancement tout à la fois d’une nouvelle gamme de téléphones et d’une enceinte connectée, Google a pris un virage stratégique qui le conduit à favoriser l’intégration entre logiciels et terminaux, à l’instar d’Apple avec l’iPhone, ou encore d’Amazon avec Echo. Google s’était déjà aventuré dans les terminaux, avec un premier smartphone, le Nexus, en 2011, avec les Google Glass, testées en 2013, mais également avec Chromecast, lancé la même année aux États-Unis, lequel a rencontré un vrai succès. Mais les annonces de 2016 s’inscrivent dans un contexte totalement différent puisque Google a créé en avril 2016 une division consacrée au développement de ses terminaux, dirigée par Rick Osterloh, un ancien de Motorola passé par Lenovo. Cette division hardware est chargée du développement des smartphones Pixel et Pixel XL, positionnés sur le haut de gamme face à l’iPhone d’Apple, puisqu’ils sont vendus dans le même créneau tarifaire. Même si leur fabrication est sous-traitée à HTC, l’objectif de ces smartphones Google est de renforcer l’intégration entre les services développés par Google et le matériel, quand Android est en général profondément modifié par les constructeurs. Ainsi, à l’inverse d’Android, l’assistant virtuel de Google, Google Assistant, a d’emblée été intégré dans une enceinte fabriquée par Google, la Google Home, également présentée le 4 octobre 2016 et vendue à 129 euros, moins cher alors que l’enceinte Echo d’Amazon.

Dans le domaine des smartphones, les Pixel ont été peu distribués et Google sait qu’il doit progresser, même si l’intégration parfaite entre software et hardware reste son horizon. Pour y parvenir, Google a annoncé le 21 septembre 2017 le rachat d’une grande partie de HTC pour 1,1 milliard de dollars, signant ainsi son retour dans des activités de constructeur après la cession de Motorola à Lenovo en 2014 (voir La rem n°30-31, p.61). Google s’empare de la division mobile de HTC, qui fabrique déjà le Pixel, et surtout de ses 2 000 ingénieurs spécialisés dans la conception de terminaux connectés, plus un stock important de brevets.

Ces ambitions ont été confirmées le 4 octobre 2017 avec l’annonce du lancement des Pixel 2 et Pixel 2 XL, clairement positionnés face à l’iPhone d’Apple et au Galaxy Note 8 de Samsung, et le lancement de toute une gamme de terminaux connectés. Google a ainsi présenté une enceinte intelligente miniature, la Google Home Mini – qui le positionne cette fois-ci face à l’Echo Dot d’Amazon –, une enceinte connectée haut de gamme, la Google Home Max, enfin un casque de réalité virtuelle, un PC, des écouteurs sans fil baptisés Pixel Buds. À l’évidence, Google reproduit la logique d’Apple avec une volonté d’investir le haut de gamme pour permettre à ses logiciels, Android comme Assistant, de gagner une capacité de prescription : la Google Home Max anticipe l’arrivée d’Apple sur les enceintes intelligentes, les Pixel 2 sont vendus 849 dollars pour la version XL, soit autant qu’un iPhone 8 Plus, enfin les Pixel Buds sont vendus 159 dollars, de quoi se positionner face aux Air Pods d’Apple. Il s’agit ici d’une course de longue durée que Google inaugure face à Apple.

Dans le domaine des enceintes connectées, les enjeux sont en revanche plus immédiats, du fait de l’avance d’Amazon et des risques de perte de contrôle sur l’interface quotidienne des utilisateurs connectés. Google a su s’imposer comme premier interlocuteur des internautes avec Google Search sur le web, et avec Android et ses services associés dans l’univers mobile. Il ne peut manquer le passage vers les assistants vocaux et l’intelligence artificielle. Google Home est donc probablement le terminal le plus stratégique pour Google, ce qui s’est traduit au Consumer Electronic Show (CES) de Las Vegas début 2018 par une avalanche de publicités pour l’enceinte connectée de Google, et par une présence massive de Google au CES dont le seul équivalent remonte au lancement d’Android, quand Google voulait empêcher Apple de prendre le contrôle de l’internet mobile naissant.

Enfin, pour contrer Amazon, Google a pu compter sur sa capacité à multiplier les langues parlées par son Google Assistant, quand Amazon se limitait encore à l’anglais et l’allemand début 2018. Ainsi l’enceinte Google Home a-t-elle été lancée en France le 3 août 2017, pour 149 euros. Google a annoncé au CES avoir vendu 7 millions de Google Home et de Google Home Mini en 2017 (10 millions début 2018), ce qui lui confère une présence suffisante sur le marché pour que d’autres constructeurs et développeurs adoptent son écosystème. Google a aussi annoncé que des premiers partenaires vont commercialiser des terminaux dotés de Google Assistant, des enceintes avec écran étant prévues avec JBL, Lenovo, LG et Sony. Ces enceintes avec écran permettent de consulter des vidéos, notamment sur YouTube, ou de passer des appels en visioconférence. En l’occurrence, YouTube est un argument de vente pour les enceintes avec écran, car le service vidéo de Google est très souvent utilisé dans les cuisines pour regarder des tutoriels culinaires. Google le sait car, depuis le 26 septembre 2017, il a bloqué l’accès à YouTube sur Echo Show d’Amazon, les deux entreprises ayant un différend sur « les conditions d’utilisation de YouTube par Amazon », qui sera toutefois tranché rapidement, YouTube étant de nouveau accessible sur Echo Show depuis novembre 2017.

Apple et l’enjeu de la diversification de l’offre de terminaux

Pour Apple, les enjeux sont différents. Le constructeur dispose déjà d’une gamme très large de terminaux et de services, et il est prescripteur sur le marché des smartphones grâce à l’iPhone, dont la gamme a été renouvelée en septembre 2017 avec le lancement de l’iPhone 8 et de l’iPhone 8 Plus, et surtout de l’iPhone X pour les 10 ans du terminal d’Apple. Mais le développement des interfaces vocales pourrait reléguer le smartphone comme principal outil de pilotage de son environnement numérique, ce qui suppose pour Apple de repenser l’iPhone. Sur le fond, Apple a confirmé sa conviction que le smartphone est indétrônable à court terme, ce qu’attestent les chiffres : il devrait se vendre 56 millions d’enceintes connectées dans le monde en 2018 selon la Consumer Technology Association, contre un milliard et demi de smartphones.

Reste que le smartphone sera un jour supplanté, ou au moins sera-t-il transformé pour s’adapter à l’environnement physique immédiat de son utilisateur. C’est ce qu’a illustré une première fois le succès mondial de Pokemon Go qui a banalisé la réalité augmentée en 2016. Sans surprise, Apple met en œuvre dans ses nouveaux iPhone cette technologie en intégrant à son système d’exploitation AR Kit, une suite logicielle permettant de programmer facilement en réalité augmentée. Et Apple s’est donné les moyens de renforcer l’intérêt des développeurs pour connecter les nouveaux iPhone au monde réel, puisque ces appareils intègrent des capteurs 3D qui doivent permettre un rendu optimal des images augmentées, la première utilisation de ces capteurs 3D étant le système de reconnaissance faciale pour déverrouiller les iPhone.

Toutefois, Apple ne compte pas laisser passer l’occasion de diversifier sa gamme de terminaux grâce aux enceintes connectées, alors que le point faible de l’entreprise est sa dépendance excessive aux ventes d’iPhone. Ainsi le groupe a annoncé le 5 juin 2017 le lancement en décembre 2017 de son enceinte connectée HomePod, intégrant son logiciel de reconnaissance vocale Siri, lancement finalement repoussé à 2018.

Sources :

  • « Echo Dot : le majordome d’Amazon dans toute la maison », Romain Heuillard, clubic.com, 4 mars 2016.
  • « Google is building a new hardware division under former Motorola chief Rick Osterloh », Mark Bergen et Ina Fried, recode.net, April 28, 2016.
  • « Google lance une application de messagerie intelligente », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 22 septembre 2016.
  • « Google prend le tournant des assistants personnels », Benjamin Ferran, Le Figaro, 5 octobre 2016.
  • « Google veut concurrencer Apple avec ses smartphones maison », Romain Gueugneau, Les Echos, 5 octobre 2016.
  • « Ces géants du Net qui passent à l’offensive sur le front du matériel », Anaïs Moutot, Les Echos, 6 octobre 2016.
  • « Amazon et Microsoft relancent la guerre des enceintes intelligentes », S. Dum., Nicolas Richaud, Les Echos, 10 mai 2017.
  • « Google lance la bataille des enceintes intelligentes en France », Nicolas Lellouche, Le Figaro, 3 août 2017.
  • « Apple entre dans le match de la réalité augmentée », Florian Debes, lesechos.fr, 12 septembre 2017.
  • « iPhone X : le grand pari d’Apple sur l’avenir », Elsa Bembaron, Le Figaro, 13 septembre 2017.
  • « Google s’offre les mobiles du taïwanais HTC pour mieux imposer Android », Frédéric Schaeffer, Nicolas Richaud, Les Echos, 22 septembre 2017.
  • « Google s’offre les smartphones de HTC », Elsa Bembaron, Le Figaro, 22 septembre 2017.
  • « Amazon et Google étalent publiquement leur dispute sur l’EchoShow », Leïla Marchand, Les Echos, 28 septembre 2017.
  • « Comment Amazon étend son empire dans la maison », Anaïs Moutot, Les Echos, 29 septembre 2017.
  • « Amazon étoffe sa gamme d’assistants personnels », Elsa Bembaron, Le Figaro, 29 septembre 2017.
  • « Les rois du Net à l’assaut du monde physique », Anaïs Moutot, Les Echos, 3 octobre 2017.
  • « Google revient dans les smartphones », Elsa Bembaron, Lucie Ronfaut, Le Figaro, 5 octobre 2017.
  • « Google fait le pari d’une grande famille de produits électroniques », Anaïs Moutot, Les  Echos, 5 octobre 2017.
  • « Google affronte Apple sur le marché des oreillettes sans fil », Florian Debes, Les Echos, 6 octobre 2017.
  • « Apple’s HomePod delayed until next year », Micah Singleton, tehverge.com, November 17, 2017.
  • « Google fait le forcing pour imposer son assistant vocal », Benjamin Ferran, Le Figaro, 11 janvier 2018.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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