« Génération-écrans » : une addiction programmée ?

Des contenus appropriés ?
Des services utiles ?
Pour leur bien-être ?
Et à l’école ?
Tous clients ?

Nombre d’acteurs s’inquiètent des effets occasionnés par l’intrusion des appareils numériques dans la vie quotidienne des enfants et des adolescents. Études ou enquêtes à l’appui, les doutes ne manquent pas quant au bien-fondé des stratégies déployées, notamment par les géants de l’internet, pour fidéliser cette « cible », particulièrement fragile.

Ils ont grandi avec un téléphone portable. Les 6-17 ans passent au minimum quatre heures par jour devant un écran. Les outils numériques façonnent leur univers relationnel, ludique et scolaire. S’ajoutant au temps passé à regarder des programmes TV, jugé déjà excessif, la pratique quotidienne des appareils numériques chez les enfants et les adolescents, et du téléphone portable en particulier, s’amplifie à mesure que les services qui leur sont proposés se multiplient. Le débat sur d’éventuels méfaits affectant leur développement et leur socialisation est loin de faire consensus. Néanmoins, la prise de conscience du phénomène est réelle, tant par le corps médical que par les professionnels de l’éducation et les chercheurs en sciences humaines, les instances de protection des données personnelles, le législateur, les autorités de régulation de l’audiovisuel et les associations de consommateurs. Chacun dans son domaine de compétences sonne l’alerte : médecins, éducateurs et chercheurs sont préoccupés par la santé mentale des jeunes, tandis que les autorités condamnent les effets pervers manifestes de certains produits ou services conçus pour les enfants ou les adolescents, pointant la responsabilité des entreprises.

Des contenus appropriés ?

LES OUTILS NUMÉRIQUES FAÇONNENT LEUR UNIVERS RELATIONNEL, LUDIQUE ET SCOLAIRE

En novembre 2017, une importante vague de protestations, provoquant le départ d’annonceurs majeurs de la plateforme YouTube, est née à la suite de diverses enquêtes, publiées notamment par le quotidien britannique The Times et le site américain BuzzFeed, qui révélaient la diffusion de très nombreux contenus vidéo violents ou malsains mettant en scène des enfants, et enregistrant des millions de vues. Particulièrement visée, la chaîne Toy Freaks, lancée en 2011 et cumulant 7 milliards de vues, a été supprimée par Google, maison mère de YouTube, en raison de ses contenus très scabreux. Dans un article publié sur le site Medium, l’écrivain britannique James Bridle dénonçait le caractère pour le moins nocif de nombreuses vidéos proposées sur YouTube Kids, qui totalise plus de 11 millions d’utilisateurs par semaine. Lancé en 2015, accessible en France depuis novembre 2016, avec l’engagement de Google d’assurer un filtrage rigoureux des contenus, ce portail diffuse pourtant des parodies violentes ou à caractère sexuel de comptines et de dessins animés, fâcheusement déplacées pour de jeunes enfants souvent seuls devant leur écran.

Des métadonnées accolées à ces contenus par leurs créateurs se jouent des algorithmes en les faisant passer pour des vidéos à caractère éducatif. La BBC a enfoncé le clou avec une enquête démontrant que le signalement de contenus abusifs sur YouTube ne permettait pas de combattre efficacement les commentaires à caractère pédophile ; tandis que, selon le Times, les modérateurs de YouTube avouent eux-mêmes ne pas toujours disposer des moyens techniques nécessaires pour intervenir.

En réponse à cette polémique, Google a effacé 270 comptes d’utilisateurs et 150 000 vidéos sur YouTube, tout en privant de publicités plus de 2 millions de contenus repris sur environ 50 000 de ses chaînes, sans compter la désactivation des commentaires sur plus de 625 000 vidéos. En outre, afin de rassurer les annonceurs, Google a annoncé la création d’une « white list », tenue par ses employés et non par ses algorithmes, regroupant les chaînes destinées aux familles et aux enfants, jugées dignes de confiance.

« Les plateformes digitales ont fini par atteindre une dimension et une puissance les rendant incontrôlables. Ni Google, ni YouTube, ni Facebook ne disposent des algorithmes suffisamment sophistiqués leur permettant de s’autocontrôler », explique aux Echos un responsable média. Dans le cadre de la Journée internationale des droits de l’enfant, le 20 novembre 2017, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, relançant sa campagne contre les images violentes ou choquantes dans les médias audiovisuels, a réclamé les moyens de réguler également les contenus audiovisuels diffusés sur l’internet et les réseaux sociaux. Début décembre 2017, Google annonçait la mise en place d’une équipe de 10 000 personnes, modérateurs, juristes et ingénieurs, pour 2018, dont le travail servira notamment à perfectionner les capacités d’apprentissage automatique de ses algorithmes.

FACEBOOK ENTEND LUI AUSSI ÉLARGIR SON PÉRIMÈTRE D’UTILISATEURS POTENTIELS

YouTube recueille 400 heures de vidéos chaque minute, et la régulation de ce flux n’est pas qu’une question d’efficacité des algorithmes, mais aussi de choix et de décisions a priori. Google autorise en effet la diffusion de spots publicitaires avant le lancement des vidéos sur son application pour enfants, assurant simplement en limiter le nombre. Signé en août 2017, un contrat avec le fabricant de jouets Mattel lui rapporte quelques dizaines de millions de dollars. La Federal Trade Commission (FTC) a enregistré des plaintes d’associations portant sur des vidéos postées sur YouTube Kids par des marques telles que McDonald’s ou Coca-Cola, sans que celles-ci soient signalées comme des contenus publicitaires. Comme les adultes, les enfants ont déjà le statut « d’influenceur » sur YouTube.

Des services utiles ?

Facebook entend lui aussi élargir son périmètre d’utilisateurs potentiels, en créant au plus tôt des habitudes chez les enfants ; l’inscription à un réseau social étant théoriquement autorisée, sans accord parental préalable, à partir de 13 ans seulement, conformément à la législation américaine sur la collecte et l’exploitation des données personnelles. Comptant déjà plus d’un milliard d’utilisateurs de Messenger, le groupe a lancé, aux États-Unis en décembre 2017, Messenger Kids, version de sa messagerie instantanée destinée aux enfants âgés de 6 à 12 ans. Sans publicités et sans possibilité d’achats intégrés, cette nouvelle application permet aux enfants d’envoyer des messages, de discuter en appel vidéo ou de partager des photos avec les membres de leur famille et leurs amis. La liste des contacts est sous le contrôle des parents, qui sont également les seuls à pouvoir ouvrir un accès Messenger Kids à leur enfant, à partir de leur propre compte Facebook.

Disponible dans un premier temps uniquement sur les appareils d’Apple, Messenger Kids sera ensuite proposé par les boutiques d’applications d’Amazon et de Google. Le réseau social assure obéir à toutes les dispositions de la réglementation quant au respect de la sécurité et de la protection de la vie privée des enfants. Ainsi, le répertoire des animations disponibles, les GIF (Graphics Interchange Format – littéralement format d’échange d’images) très utilisés par les jeunes sur les réseaux sociaux, a fait l’objet d’une sélection scrupuleuse, comme l’a indiqué Facebook. Cette initiative ne suffit cependant pas à apaiser les inquiétudes d’organisations diverses, portant sur les motivations commerciales du réseau social.

NOUS AVONS CRÉÉ DES BOUCLES DÉCLENCHANT DES RÉACTIONS DE COURT TERME NOURRIES À LA DOPAMINE QUI SONT EN TRAIN DE DÉTRUIRE LE FONCTIONNEMENT
DE LA SOCIÉTÉ
CHAMATH PALIHAPITIYA, ANCIEN VICE-PRÉSIDENT
DE FACEBOOK

Aux États-Unis, la polémique s’est amplifiée à la suite des regrets exprimés publiquement par d’anciens cadres de Facebook. En novembre 2017, devant des étudiants de Stanford, Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook responsable de la croissance de l’audience, a déclaré : « Nous avons créé des boucles déclenchant des réactions de court terme nourries à la dopamine qui sont en train de détruire le fonctionnement de la société. » Cofondateur de Napster et premier président de Facebook, Sean Parker a été très critique, à son tour : « Facebook a été conçu pour exploiter les faiblesses humaines. Nous le savions, et nous l’avons fait consciemment. […] Dieu seul sait quel effet ça fait aux cerveaux de nos enfants. »

 

Pour leur bien-être ?

De nombreuses études américaines et européennes en psychologie, pédopsychiatrie ou neurologie tendent à montrer l’émergence de comportements chez les enfants et les adolescents – repli sur soi, dépression, trouble de l’attention, difficulté de mémorisation, défaut de coordination, pensées suicidaires – allant jusqu’à des formes d’addiction. L’addiction aux jeux vidéo serait plus forte encore que celle liée à la consommation de cannabis, tandis que celle liée à l’usage du smartphone porte déjà un nom : nomophobia pour no mobile phobia. Des chercheurs norvégiens ont mis au point une échelle d’évaluation du risque de dépendance à Facebook. Selon Daniele Zullino, chef du service d’addictologie des hôpitaux universitaires genevois, les signaux envoyés au cerveau par les technologies numériques sont très puissants. « La dopamine est le neurotransmetteur de l’apprentissage par renforcement positif ou récompenses. Dans le cas des réseaux sociaux, être « liké », avoir un nouvel ami… sont autant de récompenses très rapides, qui renforcent l’attrait pour cette activité qui devient de plus en plus automatique », explique Mathieu Anheim, neurologue du CHU de Strasbourg.

Professeure en psychologie à l’université de San Diego, Jean Twenge dresse, de son côté, un bilan alarmant des études qu’elle mène depuis vingt-cinq ans sur les comportements des jeunes. Ceux nés entre 1995 et 2012 subiraient « la pire crise de santé mentale depuis des décennies », explique-t-elle dans son ouvrage iGen (Atria Books, 2017), citant notamment une absence de relations sociales autres que virtuelles, une perte d’indépendance par rapport aux parents et une mise en scène permanente de leur vie s’accompagnant d’un sentiment de frustration. En réaction à la polémique déclenchée par ses anciens collaborateurs, Facebook a réalisé une étude portant sur l’usage d’un réseau social, qui montre, d’une part, l’existence d’éventuels effets négatifs d’une consommation passive des informations postées et, d’autre part, une augmentation du bien-être des jeunes grâce aux interactions avec leurs proches. Facebook a annoncé néanmoins, en décembre 2017, son intention de financer à hauteur d’un million de dollars des recherches sur l’impact des technologies numériques sur les enfants.

Selon le Wall Street Journal, deux actionnaires importants d’Apple ont adressé une demande d’éclaircissement au groupe high-tech sur les conséquences de l’usage intensif d’un smartphone par les jeunes face au « malaise sociétal grandissant », phénomène qui pourrait peser sur les résultats du groupe.

LA PIRE CRISE DE SANTÉ MENTALE DEPUIS DES DÉCENNIES
JEAN TWENGE PROFESSEURE EN PSYCHOLOGIE

La relation de cause à effet reste en débat. Pour certains spécialistes, il est difficile d’affirmer que les troubles constatés sont liés exclusivement à l’usage des réseaux sociaux, du smartphone ou des écrans en général, quand l’environnement familial reste déterminant en matière d’éducation et de loisirs. Quoi de plus néfaste pour les enfants : la télévision allumée en permanence dans leur foyer ou avoir un smartphone entre les mains ? Sans doute l’un comme l’autre quand ces appareils se substituent aux conversations avec leurs parents. Des médecins et des professionnels de la petite enfance ont sonné l’alerte, dans une tribune publiée dans Le Monde en mai 2017, au sujet de deux mécanismes liés à l’exposition massive et précoce des bébés ou des jeunes enfants aux écrans – smartphone, tablette, ordinateur, console, télévision – en lieu et place de stimulations et d’échanges humains : la captation de l’attention involontaire et le temps volé aux activités exploratoires qui expliqueraient, selon eux, des retards de langage et de développement pouvant aller jusqu’à s’apparenter aux symptômes de l’autisme.
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Et à l’école ?
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Le sujet commence à être pris au sérieux. Le gouvernement français a décidé d’interdire l’usage des téléphones portables à l’école et au collège pour la rentrée 2018 : les appareils devront être enfermés dans des casiers. En Allemagne, en Bavière uniquement, une telle réglementation est déjà en vigueur. En Angleterre et au Danemark, la mesure relève encore de l’expérimentation dans un nombre limité d’établissements. Mais dans tous les cas, l’interdiction n’a pas toujours été bien accueillie par certains parents qui veulent pouvoir joindre leurs enfants à tout instant ; ni même par certains professeurs, qui invoquent l’usage de l’appareil à des fins pédagogiques. À New York, après dix ans d’abstinence, les téléphones portables ont été réintroduits dans les écoles en 2015, sous la pression des parents.

En France, c’est l’opérateur Bouygues Telecom qui se distingue – à moins qu’il s’agisse de s’offrir une publicité « solidaire » –, en lançant une campagne de sensibilisation encourageant les parents et les enfants à adopter des « pratiques responsables ». Dans le cadre des 18es journées mondiales sans téléphone portable, du 6 au 8 février 2018, l’opérateur a livré les résultats de la première édition de son « Observatoire des pratiques numériques », sous l’autorité du psychiatre Serge Tisseron : plus des deux tiers des 12-14 ans préfèrent être privés de sortie plutôt que de leur smartphone et 16 % seulement ont un smartphone équipé d’une fonction de contrôle parental. Afin de ne pas habituer trop tôt les enfants, l’interdiction à la vente de téléphones portables, aux fonctions réduites, destinés au moins de six ans était bien prévue par la loi Grenelle 2 votée en 2010, mais elle est restée lettre morte, faute de décret d’application. En Belgique l’interdiction est effective.

DEUX ACTIONNAIRES IMPORTANTS D’APPLE ONT ADRESSÉ UNE DEMANDE D’ÉCLAIRCISSEMENT SUR LES CONSÉQUENCES DE L’USAGE INTENSIF D’UN SMARTPHONE PAR LES JEUNES

On sait par ailleurs que nombre de dirigeants des principaux groupes high-tech, comme Bill Gates et Steve Jobs, notamment, ont avoué limiter, et même interdire avant un certain âge, l’usage des écrans à leurs enfants. Au sein de la Silicon Valley, les écoles low-tech offrant une pédagogie dite « alternative », en l’espèce sans écran, sont fréquentées essentiellement par des enfants dont les parents travaillent dans le domaine des technologies numériques. Une enquête publiée par The New York Time, en mai 2017, révélait la « Googlification » des salles de classe, démontrant comment Google est devenu, en cinq ans, leader sur le marché de l’éducation aux États-Unis, dépassant Microsoft et Apple. Équipant plus de la moitié des élèves du primaire et du secondaire, son ordinateur Chromebook, facile d’utilisation, donne accès, pour seulement 30 dollars, au moteur de recherche, à la messagerie Gmail, au traitement de texte Google Docs et à toute une série de logiciels conçus pour l’enseignement, avec la possibilité de stockage dans le cloud. Sur son site « Google for Education », le géant de Mountain View vante les mérites de ses produits en matière de réussite scolaire, indiquant que plus de 20 millions de jeunes scolarisés dans le monde utilisent un Chromebook. Comment ne pas penser que les enfants ayant reçu des enseignements à l’aide de certains équipements ou applications continueront pour la plupart à les employer au cours de leur vie d’adulte ?

En France aussi, les tableaux interactifs, les tablettes, les cahiers de texte numériques, les agendas en ligne, les comptes Twitter, les smartphones et autres outils numériques ont investi les salles de classe. Ils offrent de nouvelles opportunités pédagogiques – recours à la vidéo, recherche sur internet, évaluation automatisée – et font évoluer les méthodes d’apprentissage en favorisant, par exemple, la « classe inversée ».

L’éducation est un marché d’avenir pour les industriels du numérique. Apple, Microsoft, HP et Google sont déjà les principaux fournisseurs de matériels et d’applications diverses. En France, le ministère de l’éducation nationale a signé une convention, en novembre 2015, avec Microsoft pour un accès gratuit à certains de ses logiciels, notamment la suite Office365, dans les établissements scolaires et la formation des enseignants au numérique. Attaqué en justice par des associations défendant le logiciel libre, regroupées au sein du collectif EduNathon, considérant que l’État outrepasse le droit des marchés publics, mais également dénoncé par le Snes, premier syndicat d’enseignants, l’accord a été finalement jugé légal par le tribunal de grande instance de Paris en septembre 2016.

LA « GOOGLIFICATION » DES SALLES DE CLASSE : GOOGLE EST DEVENU, EN CINQ ANS, LEADER SUR LE MARCHÉ DE L’ÉDUCATION AUX ÉTATS-UNIS

L’accord entre Microsoft et le ministère de l’éducation nationale devait être assorti d’une « charte de confiance », qui n’a toujours pas vu le jour. En mai 2017, la Cnil a relancé à ce sujet le ministère de l’éducation nationale en ces termes : « Face à l’utilisation croissante des services numériques dans les pratiques pédagogiques des enseignants et au développement de l’offre commerciale en ce domaine, il est plus que jamais nécessaire de fixer un cadre de régulation adapté qui protège de façon effective les données personnelles des élèves et des enseignants. »

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Le règlement européen sur la protection des données personnelles (RGDP, voir La rem n°42-43, p.21) fixe à 16 ans l’âge à partir duquel un mineur peut consentir seul au traitement de ses données personnelles par les services en ligne tels que les réseaux sociaux, limite qui peut toutefois être abaissée à 13 ans par les États membres qui le souhaitent. En France, le projet de loi sur la protection des données personnelles, en application de ce règlement, fixe la « majorité numérique » à 15 ans. Mais comment s’assurer de l’exactitude de la date de naissance d’un adolescent qui ouvre un compte sur Facebook ? Combien d’enfants âgés de moins de 13 ans sont déjà membres, sans l’accord parental exigé pour s’inscrire aux États-Unis ?

LE PROJET DE LOI SUR LA PROTECTION DES DONNÉES PERSONNELLES, FIXE LA « MAJORITÉ NUMÉRIQUE » 15 ANS

En matière de protection des données personnelles, il est impossible, pour les utilisateurs, de lutter contre les deux fléaux que sont la négligence et l’opacité. En décembre 2017, deux sénateurs américains ont du reste adressé à Facebook une demande d’explications supplémentaires concernant Messenger Kids. En Allemagne, l’autorité de régulation de l’internet, la Bundesnetzagentur, a décidé, en novembre 2017, d’interdire la vente de montres connectées destinées aux enfants, indiquant que celles qui sont déjà en circulation devront être détruites. Ces appareils comprenant une carte SIM et un capteur GPS sont utilisés par les parents pour suivre leurs enfants, un usage légal qui pose néanmoins des questions d’ordre éthique et pédagogique selon l’autorité de régulation. Mais ces montres connectées peuvent également servir à espionner l’environnement de l’enfant grâce à un micro incorporé – lorsqu’il est en classe par exemple –, une mise sur écoute strictement réglementée en Allemagne. S’ajoute à cela le traitement susceptible d’être fait des informations fournies par les parents concernant l’enfant, ce qui est très rarement expliqué par le fournisseur, sans parler des risques de détournement ou de piratage de celles-ci.

CES MONTRES CONNECTÉES PEUVENT ÉGALEMENT SERVIR À ESPIONNER L’ENVIRONNEMENT DE L’ENFANT

C’est également pour ces diverses raisons que l’Allemagne a interdit la vente de la poupée « Mon amie Cayla », jouet « intelligent » fabriqué par la société hongkongaise Genesis Industries Ltd qui se retrouve, en décembre 2017, sous le coup d’une mise en demeure en France, adressée par la Cnil « pour atteinte grave à la vie privée en raison d’un défaut de sécurité ». Après avoir procédé à divers contrôles, à la demande de l’association de défense des consommateurs UFC-Que Choisir, la Cnil a retenu trois entraves à la loi informatique et liberté concernant les fonctions de cette poupée connectée et de son équivalent masculin, le robot « I-Que », l’un et l’autre construits pour répondre aux questions des enfants grâce à une connexion Bluetooth avec un smartphone ou une tablette. Là encore, premier grief : les utilisateurs ignorent tout du traitement réservé aux informations collectées sur l’enfant, et, qui plus est, les conversations entre l’enfant et son jouet sont prises en charge par une entreprise spécialisée dans la reconnaissance vocale dont les serveurs sont, en l’occurrence, aux États-Unis. Deuxième grief : le jeu des questions-réponses transite par un canal non sécurisé, donc sans garantie de confidentialité. Enfin, troisième grief : n’importe qui peut, à distance, en connectant son smartphone à la liaison Bluetooth du jouet, espionner l’enfant et son entourage, enregistrer sa conversation ou encore communiquer avec lui.

Le marché des jouets connectés est en pleine croissance. Les risques d’attaques informatiques qui portent sur l’ensemble des objets connectés mobilisent aussi bien le FBI que Bruxelles. Mais le déploiement de ces objets « intelligents » dans les foyers, telles que les enceintes connectées, sous la pression marketing des géants du web, qui sont là pour aspirer des quantités phénoménales d’information sur les habitudes des membres de la famille, devrait également faire réagir les autorités sur la question cruciale de « la monétisation de l’intime », selon l’expression de la Cnil. L’autorité de régulation multiplie pourtant les avertissements ; elle recommande notamment de ne pas laisser un enfant seul dans une pièce avec une enceinte connectée, afin d’éviter tout déclenchement intempestif, et de ne pas oublier que toute conversation est susceptible d’être enregistrée par le biais de cet appareil.

Les politiques publiques ont tardé à encadrer les pratiques de la télévision pour les enfants de moins de trois ans, en interdisant par exemple, comme le CSA l’avait décidé en 2008, toute diffusion de programmes qui leur sont destinés, ou encore en supprimant la publicité commerciale dans les émissions pour les moins de 12 ans sur les chaînes et sur les sites web du service public de télévision à compter du 1er janvier 2018. À l’occasion du Mipjunior, marché des programmes pour enfants, en octobre 2017, la question de l’interdiction des écrans aux tout-petits a été soulevée. Aujourd’hui, l’univers culturel, et plus largement éducatif, social, des enfants et des adolescents est reporté sur les écrans, via l’internet et les réseaux sociaux. Est-il vraiment nécessaire d’attendre que la démonstration de la dépendance aux écrans soit faite sur un plus grand nombre d’enfants, alors que certains spécialistes y rattachent même le problème de l’obésité, corollaire du manque d’exercice physique manifeste d’un grand nombre de jeunes aujourd’hui ? Il s’agit là d’une question de santé publique, le débat est brûlant et la régulation des contenus diffusés en ligne fait partie des solutions.

LA QUESTION CRUCIALE DE « LA MONÉTISATION DE L’INTIME »

Comment dépasser le premier stade de l’avertissement et des recommandations aux parents et aux enfants eux-mêmes ? De même que l’éducation aux médias n’a pas contribué à diminuer le nombre d’heures passées devant la télévision, la maîtrise des outils numériques à l’école, avec l’apprentissage du code informatique comme nouvelle discipline (voir La rem n°40, p.50) ne servira pas non plus à favoriser un usage modéré des écrans. À l’instar du droit à la déconnexion (voir La rem n°40, p.72), ouvert dans les entreprises en réponse au débordement provoqué par les outils numériques de la vie professionnelle sur la vie privée, en arrivera-t-on à préconiser un devoir de déconnexion pour les enfants et les adolescents en créant des intervalles, des lieux, des activités, sans connexion, sans écran, réservés à la valorisation du temps long et des relations en face à face ?

L’une des images de la récente campagne publicitaire lancée pour Google Home résume parfaitement les conditions de l’ingérence du numérique dans la vie de la génération internet : une enfant qui fait visiblement ses devoirs de classe aux côtés de son papa, avec cahiers et crayons sur la table, s’adresse (ou rêve de le faire) à l’enceinte connectée posée un peu plus loin : « OK Google, combien font 18 % de 92 ? ».

À L’INSTAR DU DROIT À LA DÉCONNEXION, EN ARRIVERA-T-ON À PRÉCONISER UN DEVOIR DE DÉCONNEXION POUR LES ENFANTS ET LES ADOLESCENTS ?

« The Truth about Tech », c’est le nom donné à la campagne de sensibilisation, lancée début février 2018 par des techies (experts en technologies) de la Silicon Valley, parmi lesquels Justin Rosenstein, cocréateur du bouton « Like » de Facebook et Tristan Harris, ancien expert en éthique chez Google. Parrainée, à hauteur de 50 millions de dollars, notamment par l’association Common Sense Media, ComCast et DirecTV, l’opération de communication a pour objectif de déclencher une prise de conscience des élèves, des parents et des enseignants. Des interventions auront lieu dans 55 000 écoles publiques américaines, pour expliquer la façon dont Snapchat « redéfinit les mesures de l’amitié chez les enfants », la manière dont Instagram « glorifie l’image de la vie parfaite » et enfin, comment Facebook et Google « fragmentent les communautés ».

Sources :

  • « Le partenariat entre Microsoft et l’Education nationale jugé légal », Anna Benjamin, lexpress.fr, 15 septembre 2016.
  • « How Google Took Over the Classroom », Natasha Singer, nytimes.com, May 13, 2017.
  • « La Cnil appelle à un encadrement des services numériques dans l’éducation », communiqué de la Cnil, cnil.fr, 23 mai 2017.
  • « L’exposition des jeunes enfants aux écrans est devenue un enjeu de santé publique majeur », tribune, Science & Médecine, Le Monde, 31 mai 2017.
  • « Faut-il interdire les écrans aux tout-petits », AFP, tv5monde.com, 16 octobre 2017.
  • « YouTube attaqué sur ses contenus pour enfants », Nicolas Madelaine, Les Echos, 22 novembre 2017.
  • « Montres connectées, enfants espionnés », Damien Leloup, Le Monde, 24 novembre 2017.
  • « YouTube plongé dans la polémique », Véronique Richebois, Les Echos, 27 novembre 2017.
  • « La Cnil met en garde contre deux jouets connectés », AFP, tv5monde.com, 4 décembre 2017.
  • « Les enceintes connectées écoutent tout à la maison », Elsa Bembaron, Le Figaro, 5 décembre 2017.
  • « « Mon amie Cayla », une poupée qui ne vous veut pas que du bien », Amaelle Guiton, Libération, 5 décembre 2017.
  • « YouTube renforce sa surveillance des contenus », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 6 décembre 2017.
  • « Les raisons de l’intérêts des GAFA pour nos enfants », Jérôme Marin, Le Monde, 10-11 décembre 2017.
  • « Les enfants, cible de choix pour les géants technologiques », AFP, tv5monde.com, 10 décembre 2017.
  • « L’addiction aux réseaux sociaux, nouveau fléau de santé publique », Anaïs Moutot, Les Echos, 20 décembre 2017.
  • « Les bonnes recettes des établissements britanniques », S.K., Le Figaro, 9 janvier 2018.
  • « Quatre écoles danoises sur dix « libérées » du mobile », Slim Allagui, Le Figaro, 9 janvier 2018.
  • « L’iPhone rendrait-il nos enfants angoissés ou idiots ? », Irène Inchauspé, L’Opinion, 9 janvier 2018.
  • « Aux États-Unis, l’ »iGen » sous haute surveillance », Laurent Borredon, l’époqueLe Monde, 21-22 janvier 2018.
  • « Le numérique, une « drogue » qui fait débat », Sandrine Cabut, Science & Médecine, Le Monde, 31 janvier 2018.
  • « Bouygues Telecom veut lutter contre l’addiction au smartphone des jeunes », AFP, tv5monde.com, 1er février 2018.
  • « Des anciennes stars de Facebook et Google dénoncent les vices cachés des réseaux », Mylène Bertaux, L’ADN, ladn.eu, 5 février 2018.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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