Exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet

Autorité de la concurrence, avis n° 18-A-03, 6 mars 2018

Le modèle de la gratuité des services web accessibles sur internet repose en grande partie sur l’exploitation commerciale des données de leurs utilisateurs. Le développement du haut débit, la fréquentation croissante des réseaux sociaux, l’essor du commerce électronique favorisent la captation de données numériques sur lesquelles reposent de nouveaux modèles de publicité que l’Autorité de la concurrence analyse dans cet avis. Elle s’est tout particulièrement intéressée à la publicité dite programmatique, qui désigne l’activité publicitaire pour laquelle l’achat et la diffusion d’espaces publicitaires se fait en temps réel et de manière automatisée (voir La rem n°32, p.55).

Ces nouvelles formes de publicité ont engendré un écosystème composé de multiples acteurs utilisant des technologies complexes pour établir la relation commerciale entre les éditeurs et les annonceurs. Les plateformes SSP (Supply Side Platform ou Sell Side Platform) offrent aux éditeurs d’automatiser la vente de leur offre d’espaces publicitaires. Les plateformes DSP (Demand Side Platform) proposent, quant à elles, d’automatiser la demande des annonceurs. L’offre et la demande se rencontrent sur un autre type de plateforme, appelée ad exchange, qui automatise l’achat et la vente des espaces publicitaires, la plupart du temps selon un modèle d’enchères exécutées en temps réel, appelé « Real Time Biding » (RTB). D’autres acteurs se sont spécialisés dans la mesure d’audience appliquée à ce nouveau type de publicité.

Cet écosystème, pour reprendre les mots de l’Autorité de la concurrence, «  peut donner une impression d’opacité, qui tient pour partie au caractère très innovant des processus et à la multiplicité des intervenants » et constituer ainsi un avantage concurrentiel pour ceux qui maîtrisent ces technologies complexes. « Internet est, en France et dans le monde, désormais le premier média publicitaire, devant la télévision. » Il s’agit là d’un enjeu majeur puisque la publicité en ligne concourt au financement des médias qui ne tirent pas suffisamment profit de la croissance soutenue du secteur. La migration des budgets publicitaires de la presse et de l’audiovisuel vers la publicité en ligne s’explique par les promesses de cette dernière : la capacité de cibler très finement et en temps réel une audience et de mesurer les retours sur investissement. L’Autorité de la concurrence souligne cependant que, si le contexte technologique implique de nouveaux acteurs sur le marché et témoigne d’un réel dynamisme, son équilibre concurrentiel est fragile.

Certaines entreprises, comme Criteo, fondée à Paris en 2005 et cotée au NASDAQ depuis octobre 2013, dont l’activité repose sur le reciblage publicitaire personnalisé (retargeting) ou encore Weborama, créée en France en 1998 et spécialisée dans la collecte de données marketing et la diffusion de campagnes publicitaires, ont développé leur cœur de métier autour de la publicité en ligne et tout particulièrement la publicité programmatique. Les acteurs « traditionnels », comme les agences médias, dont le rôle est d’acheter de la publicité pour le compte d’annonceurs, ou encore les éditeurs, ont dû s’adapter à ce nouveau paradigme. L’Autorité cite notamment les alliances passées entre éditeurs comme Skyline, réunissant Le Monde et Le Figaro, ou entre acteurs d’une chaîne de valeur comme Gravity, unissant aux quatre actionnaires fondateurs – Lagardère, Les Echos, SFR Group et SoLocal Group – des partenaires commerciaux parmi lesquels les opérateurs de communications électroniques – SFR, Orange – , les chaînes de télévision – BeIn Sports, M6, NRJ Groupe – et des commerçants  – Fnac-Darty. Ces alliances ont pour objectif de mutualiser les données collectées auprès des internautes et de vendre cette audience par le biais d’une plateforme programmatique propriétaire. Il s’agit ainsi de limiter le recours à des entreprises tierces, qui captent une part non négligeable des revenus publicitaires et de reproduire, à leur échelle, une stratégie d’intégration verticale à l’instar de celle déployée par Google, Facebook ou Amazon.

Selon les chiffres issus de la 17e édition de l’Observatoire de l’e-pub du SRI (Syndicat des régies internet) pour l’année 2016 et du rapport 2016 de l’IAB (Interactive Advertising Bureau) Europe Adex Benchmark, la valeur du marché publicitaire sur le web en France est estimée entre 3,5 et 4,2 milliards d’euros en 2016, les recettes publicitaires du web dépassant dorénavant celles de la télévision, avec un taux de croissance de 7 % en 2016 et de 12 % en 2017. Or, selon l’avis de l’Autorité, 90 % des revenus de la publicité en ligne sont captés par deux acteurs – Google et Facebook – et « aucune autre entreprise ne capte une part des revenus du secteur de la publicité sur internet supérieure à 10 % en France ». Avec un chiffre d’affaires global en 2017 supérieur à 4 milliards d’euros, la publicité liée aux recherches (search) et captée par Google, reste encore majoritaire, tandis que la publicité affichée (display) et captée par Facebook, enregistre une plus forte croissance, notamment grâce aux réseaux sociaux, à la vidéo et au mobile.

« Au niveau mondial comme au niveau français, la majorité des revenus dans le secteur est réalisée par Google et Facebook », dont la situation de quasi-monopole résulte d’un certain nombre d’avantages concurrentiels. Les utilisateurs de moteurs de recherche, de plateformes de partage de vidéos, de services de cartographie ou encore de réseaux sociaux sont tout à la fois destinataires des publicités et fournisseurs des données qui permettent de les cibler. Par l’usage des services gratuits, par les contenus qu’ils produisent eux-mêmes et par leurs interactions, les internautes livrent spontanément, consciemment ou non, leurs données personnelles permettant ainsi que leur soient adressés des messages publicitaires personnalisés. Parce que Google et Facebook sont les services les plus utilisés sur le web, le volume de données qu’ils recueillent est sans commune mesure avec celui des autres acteurs du secteur.

Outre le volume considérable de données qu’ils « aspirent », ces géants du web ont également construit un modèle d’intégration verticale, se positionnant tout à la fois comme éditeurs et comme intermédiaires techniques, ce qui leur confère un avantage concurrentiel indéniable puisque la seule manière d’accéder à leurs propres outils d’achat d’espaces publicitaires est de passer par leurs services. Google a notamment développé une gamme très large de services en ligne s’adressant autant aux éditeurs qu’aux annonceurs. AdMob, DoubleClick For Publishers (DFP), DoubleClick Ad Exchange (AdX), DoubleClick Bid Manager (DBM), DoubleClick Campaign Manager (DCM), DoubleClick Search : autant d’outils nécessaires à la publication d’annonces publicitaires sur les applications mobiles, les sites web, les jeux en ligne, ainsi qu’à la gestion de la vente d’espaces ou des campagnes en ligne.

Par ailleurs, Google et Facebook ont développé ce que l’Autorité de la concurrence appelle des « environnements logués », c’est-à-dire des services nécessitant une identification de la part des utilisateurs, récupérant ainsi de nombreuses données sociodémographiques et comportementales. Cette stratégie leur permet de compenser les effets des bloqueurs de publicité et autres technologies utilisées par des fabricants de terminaux, comme Apple, pour limiter la collecte de données.

La diversité et la masse de données que les géants du web récupèrent au sein de l’écosystème internet leur procure également un avantage concurrentiel concernant le volume des inventaires publicitaires mis à disposition des annonceurs. Au cœur de ce nouveau paradigme, essentiellement fondé sur l’exploitation des données personnelles disséminées sur les services gratuits utilisés par les internautes et les mobinautes, les positions fortes de Facebook et Google constitueraient, selon l’Autorité, un avantage concurrentiel qui pourrait sembler indépassable et « une menace potentielle significative à l’horizon de quelques années ».

L’Autorité souligne également que le ciblage et les modes de tarification de la publicité en ligne, qui font sa spécificité, s’appliqueront demain à la diffusion télévisuelle via la box des fournisseurs d’accès à internet, entraînant un réexamen du cadre législatif de l’audiovisuel.

Alors que le marché de la publicité en ligne est en forte croissance, un avantage concurrentiel déterminant repose sur la capacité de quelques acteurs à capter massivement des données « à forte valeur ajoutée » et à maîtriser des outils technologiques permettant de les commercialiser. Si cet avis de l’Autorité de la concurrence n’a qu’une valeur consultative, celle-ci n’exclut pas, face à la situation de plus en plus fragile de nombreux acteurs du marché, de se saisir d’office pour examiner l’existence éventuelle de pratiques anticoncurrentielles tenant à l’exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet. L’Autorité rappelle, à ce titre, que le droit de la concurrence s’applique à l’ensemble des services en ligne fournis aux utilisateurs, y compris les services gratuits, puisqu’ils fonctionnent exclusivement sur la commercialisation des données personnelles collectées.

Exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet, Autorité de la concurrence, avis n° 18-A-03, 6 mars 2018 (PDF).

Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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