Rapport sur leurs limites et sur les actions à envisager, ARCEP, février 2018
L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) s’intéresse au principe de neutralité, non à l’échelle du réseau internet – principe consacré par le règlement européen 2015/2120 garantissant le droit des citoyens à un accès ouvert –, mais au niveau des terminaux et de leur influence sur l’accessibilité des services internet. Transposition du règlement européen dans le cadre juridique national, la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 (voir La rem n°41, p.15) accorde à l’Arcep un pouvoir d’enquête et de sanction auprès des fournisseurs d’accès à internet (FAI) afin de faire respecter ce principe fondateur de l’internet. L’Autorité regrette néanmoins que ce droit ne porte « que sur un maillon de l’expérience utilisateur ». Autrement dit, pour reprendre une formule de Sébastien Soriano, président de l’Autorité, « on s’intéressait aux tuyaux, pas aux robinets ».
En effet, s’il y a encore quelques années, l’accès aux services d’internet s’effectuait essentiellement depuis un ordinateur ou un téléphone portable, la diversité grandissante des terminaux pose désormais de nouveaux enjeux quant à l’accessibilité des contenus et des services : tablettes, smartphones, consoles de jeux, téléviseurs, voitures et objets connectés sont devenus autant de points d’accès susceptibles de mettre à mal le respect du principe de neutralité de l’internet.
Le rapport de l’Arcep commence par s’interroger sur « les évolutions possibles ou probables des équipements terminaux », en soulignant la croissance rapide du taux d’accès à l’internet depuis dix ans. En 2005, 52 % des Français déclaraient se connecter à l’internet, ils sont 88 % en 2017, frôlant même 100 % si l’on s’adresse aux 12-39 ans. L’ordinateur, la tablette et le smartphone sont les trois terminaux privilégiés pour se connecter avec, fait notable depuis 2017, une préférence pour le smartphone.
Les smartphones et les tablettes n’ont pas seulement fait basculer l’accès internet du fixe vers le mobile. Ces terminaux portables ont également bouleversé les usages : les applications sont devenues très prisées par les internautes qui, en 2017, étaient 55 % à déclarer en télécharger, contre 7 % en 2010.
Sur le marché mondial des appareils (hardware), il existe une grande diversité de constructeurs. Six d’entre eux détiennent 60 % des parts de marché – Samsung, Apple, Huawei, Xiaomi et OPPO – ; les 40 % restants sont répartis en une myriade de constructeurs. En revanche, sur le marché des systèmes d’exploitation (software), le choix est nettement plus limité : Android de Google s’accapare, à lui seul, 83 % du marché, Apple 16 % et les autres éditeurs, moins de 1 %.
Apple poursuit une approche « intégrée » entre ses terminaux (hardware) et les services (software) associés, à savoir son système d’exploitation iOS et son magasin d’applications, l’App Store, imposant de la sorte une mainmise sur l’intégralité de la chaîne de valeur.
Google, quant à lui, s’est concentré sur la mise à disposition du code source de son système d’exploitation Android, afin qu’il soit compatible avec la majorité des terminaux assemblés par les constructeurs. « Le modèle économique de Google reposant principalement sur la publicité en ligne, en particulier la publicité contextualisée, la mise à disposition (gratuite) d’Android vise à augmenter les usages de l’internet » et imposer de manière indirecte la présence de son moteur de recherche sur tous les terminaux ainsi que l’accès à son magasin d’applications, Play Store.
Les stratégies respectives d’Apple et de Google ont progressivement contribué à écarter tous les autres systèmes d’exploitation présents depuis 2008, notamment ceux de Microsoft, de BlackBerry et de Nokia. Une politique commerciale qui s’est même révélée payante en Chine puisque, en janvier 2018, « près de 80 % des smartphones sont basés sur une version d’Android, l’iOS d’Apple détenant environ 20 % du marché ». Ce qui ne permet pas pour autant de franchir la « Grande Muraille électronique » mise en place par la Chine bloquant l’ensemble des services de Google – Gmail, Google News, Google et Google Search. Même chose pour le groupe Apple, qui a dû se plier à la censure du gouvernement chinois pour son magasin d’applications, avec notamment l’interdiction des services de VPN (virtual private network) et des réseaux sociaux.
Appareil tout-en-un – téléphonie, photo, vidéo, jeu, multimédia et assistant personnel –, le smartphone s’est également enrichi de certaines fonctionnalités innovantes qui pourraient être déterminantes dans le choix d’un appareil par les internautes. Il s’agit notamment de la reconnaissance faciale dans les applications de gestion des photos ou encore l’envoi de recommandations conformes au profil et au parcours de navigation de l’utilisateur. Ces nouvelles fonctionnalités s’appuient sur l’intelligence artificielle, laquelle est encore peu présente dans les smartphones mais sera systématiquement embarquée dans les smartphones d’ici à deux ans. À l’horizon 2020, 80 % des smartphones en seront équipés, selon le cabinet Gartner. La reconnaissance vocale est une autre fonctionnalité qui pourrait devenir décisive dans le choix d’un terminal d’accès à l’internet. Ce marché est actuellement concentré autour de quatre acteurs : Apple avec Siri, Google avec Google Assistant, Microsoft avec Cortana et Amazon avec Alexa.
L’Arcep pointe également le développement du paiement mobile, soit les transactions effectuées depuis un téléphone portable, qu’elles soient débitées sur une carte bancaire, facturées par l’opérateur de télécommunications ou sur un porte-monnaie électronique et concernant tout à la fois le paiement à distance via des applications ou sur des sites marchands, le paiement en champ proche, ou encore le transfert d’argent de terminal à terminal. Le marché du « paiement mobile » se caractérise par une offre très fragmentée tenant à la diversité des services proposés : par les banques (Paylib en France) ; par les éditeurs d’OS (Apple Pay, Android Pay) ; par les équipementiers (Samsung Pay) ; par les opérateurs mobiles (Orange Cash, M-Pesa) ou par des développeurs d’applications (Lydia, Lyf Pay, PayPal, etc.). Ce marché très convoité est surtout marqué par le manque d’interopérabilité entre les solutions proposées par chacun des acteurs. Par conséquent, « les services de paiement mobile accessibles pourraient devenir un critère de choix du terminal mobile et renforcer les freins au changement d’équipement », prévient l’Arcep.
À l’avenir, d’autres fonctionnalités pourraient également être décisives dans le choix fait par l’utilisateur de son terminal d’accès à internet, comme notamment la réalité augmentée, qui consiste à superposer une information au-dessus d’une image visée en temps réel par la caméra d’un terminal. Ou encore, grâce au développement du haut débit mobile, des terminaux dont les fonctionnalités et l’espace de stockage sont déportés sur des serveurs distants, l’utilisateur n’ayant plus besoin que d’un écran capable de traiter un flux vidéo. Le développement de l’utilisation de « services de cloud » pourrait d’ailleurs ainsi permettre aux utilisateurs de « s’affranchir de certaines restrictions d’accès à internet liées à la couche logicielle de leur terminal ».
L’Arcep s’intéresse ensuite aux terminaux « considérés en fonction de la capacité qu’ils offrent à l’utilisateur final d’accéder à l’ensemble des informations et services disponibles sur internet et d’y fournir des contenus ». Sont visés, en plus des smartphones et des tablettes, les box internet des opérateurs de télécommunications, les box TV des opérateurs ou d’acteurs alternatifs comme Apple TV et Roku, les ordinateurs, les terminaux vocaux, les consoles de jeux vidéo, les téléviseurs connectés et enfin, tous les autres objets connectés offrant un accès à l’internet comme les montres et les liseuses.
Le rapport poursuit son analyse en qualifiant de « kindle-isation » le fait qu’un utilisateur se voit aujourd’hui proposer des terminaux connectés conçus spécialement pour la consommation de services ad hoc : « Il regarde des vidéos en ligne sur son téléviseur, se procure de la musique sur son assistant vocal, demande des informations sur le trafic à sa voiture, télécharge de nouveaux jeux depuis sa console de salon et achète des livres via sa liseuse. . Ces nouveaux terminaux attachés à des services en particulier pourraient donc présenter « un risque de fragmentation de l’accès des utilisateurs à internet, qui pourrait à terme ne plus consister qu’en de nombreux silos ou « sous-internet » spécialisés ». Tout en rappelant l’existence de terminaux « généralistes », l’Arcep perçoit dans cette tendance des objets connectés un risque « balkanisation » de l’internet, « dès lors que certains utilisateurs pourraient ne pas détenir l’ensemble des équipements leur assurant de pouvoir mettre à disposition et accéder à l’ensemble des contenus disponibles sur internet ».
Par son analyse, l’Arcep démontre également que de nombreuses limites à l’ouverture de l’internet peuvent être liées aux politiques éditoriales, notamment des magasins d’applications, ainsi qu’aux modèles économiques élaborés par les fabricants comme par les éditeurs de système d’exploitation. Tout en reconnaissant que certaines de ces limites ne relèvent pas forcément d’une volonté explicite de brider l’usage d’internet, notamment lorsqu’il s’agit de contraintes techniques, « d’autres limites sont plus délibérées, comme celles qui résultent des politiques éditoriales ou modèles de concurrence entre systèmes ». Certaines limites correspondent même parfois à des avantages pour les utilisateurs : offrir une meilleure sécurité ou garantir le respect de la vie privée. D’autres, imposées par la seule volonté des fabricants de terminaux ou des éditeurs de systèmes d’exploitation, se font en revanche à leur détriment : le non-référencement d’une application ou la mise en garde excessive adressée à un utilisateur qui télécharge une application en provenance d’un magasin concurrent.
En conclusion de ses travaux, l’Arcep formule une dizaine de mesures qui permettraient de préserver le caractère ouvert de l’internet au niveau des terminaux. En déclinant l’approche qu’elle applique déjà au secteur des télécoms, l’Arcep se propose de « réguler par la data », c’est-à-dire lui permettre de jouer un rôle d’arbitre, à partir des données fournies par les fabricants de terminaux et les éditeurs de systèmes d’exploitation, en apportant aux consommateurs les informations nécessaires pour choisir leurs appareils en toute connaissance de cause. Plutôt que des sanctions, l’Arcep préconise de mettre en œuvre des plateformes d’alerte, afin de recueillir les signalements des consommateurs ou des entreprises, notamment des PME et des start-up, confrontés à des pratiques discutables. Parmi les autres pistes : Google et Apple pourraient se voir imposer de laisser la liberté à leurs clients de supprimer les applications préinstallées sur leur smartphone ou favoriser la transparence des critères de référencement des magasins d’applications.
« Face à un sujet si vaste, nous n’avons pas peur de commencer de manière assez modeste », commente Sébastien Soriano. L’Arcep poursuit donc une réflexion entamée dans un rapport datant de 2010, où elle notait déjà qu’une approche de la neutralité du Net qui porterait seulement sur l’infrastructure du réseau serait partielle. Consciente de l’importance des enjeux soulevés par ce rapport, l’Arcep appelle de ses vœux que la neutralité des terminaux devienne un sujet dont l’Europe se saisisse.