Taxe Gafa : Paris s’engage alors que l’Europe temporise

Si l’Europe ne renonce pas à sa taxe Gafa, elle en atténue la portée et en reporte la mise en œuvre afin de répondre aux inquiétudes allemandes. Face aux reculades européennes, la France se résout à une taxe nationale dès janvier 2019.

Le 21 mars 2018, la Commission européenne a mis en place une taxe de 3 % sur les revenus des entreprises exploitant les données des particuliers, une taxe aussitôt qualifiée de taxe Gafa (voir La rem n°46-47, p.19). Il s’agissait avec cette taxe d’apporter une réponse à l’optimisation fiscale des multinationales que l’OCDE tente de juguler (voir La rem n°38-39, p.20), avec les difficultés qui sont celles des instances internationales : les procédés sont longs, itératifs et jamais certains d’aboutir, même si 127 pays se sont accordés, le 24 janvier 2019, pour « travailler de manière multilatérale afin de trouver une solution de long terme fondée sur le consensus d’ici 2020 ». L’annonce semble une première après sept années d’opposition, mais rien de concret n’est à ce jour précisé quant à la manière de lutter contre l’optimisation fiscale, ce qui laisse présager des désaccords nombreux. Pour la Commission européenne, la taxe européenne de 3 % a donc été présentée comme un pis-aller provisoire, car de toute façon insuffisante. En effet, la Commission européenne estime que les entreprises du numérique ne paient en Europe en moyenne que 9 % d’impôt sur les sociétés, contre 23 % pour les autres.

Pourtant, très vite, certains acteurs se sont ouvertement inquiétés du projet de la Commission européenne qui devait être adoubée le 4 décembre 2018, lors d’une réunion des ministres européens des finances. Une semaine après le lancement de l’initiative européenne, le leader allemand des médias, le groupe Bertelsmann, s’interrogeait sur un risque de double imposition, avec la taxe européenne sur ses revenus liés aux données personnelles d’une part, et avec l’impôt sur ses bénéfices d’autre part. La Fédération de l’industrie allemande avait tenu le même discours, inquiète qu’elle était de mesures éventuelles de rétorsion de la part des États-Unis qui voient d’un mauvais œil les attaques européennes contre les pratiques des Gafa (voir La rem n°34-35, p.45). L’Allemagne étant un pays massivement exportateur, donc très exposé aux relations avec les États-Unis, les lobbys ont semble-t-il fini par convaincre. Le 5 septembre 2018, le Bild révélait qu’un document interne du ministère des finances considérait comme « non productive » la « diabolisation » des Gafa. Sans surprise, le ministre allemand des finances Olaf Scholz n’a pas démenti.

En tergiversant, l’Allemagne a menacé le projet de taxe européenne sur les Gafa, qu’elle soutenait depuis le début avec la France, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie. Par ses hésitations, l’Allemagne a redonné des armes aux pays opposés pour en limiter au moins la portée. De son côté, la France a tout fait pour sauver la taxe européenne considérée comme un signal fort de la mobilisation de l’Europe pour ses citoyens, lesquels renouvelleront son Parlement en mai 2019. Dès les révélations du Bild, son ministre des finances, Bruno Le Maire, a proposé une « clause de caducité » pour la taxe Gafa à l’occasion de la réunion des ministres des finances et de l’économie de l’Union européenne à Vienne le 8 septembre 2018. Si d’aventure l’OCDE parvient à régler le problème de l’optimisation fiscale, alors l’Europe adoptera la solution retenue au niveau international, y compris donc avec le partenaire américain, et mettra ainsi fin à la perception de la taxe envisagée.

À l’occasion du Globsec en octobre 2018, forum économique réunissant la Slovaquie, la République tchèque, la Pologne et la Hongrie, Bruno Le Maire a finalement convaincu Olaf Scholz et les quatre pays de Visegrad de plaider de nouveau pour une taxe désormais « intérimaire » de 3 % sur le chiffre d’affaires des acteurs du numérique. Sans surprise, la relance du projet de taxe a fait ressurgir les lobbys des entreprises qui, le 31 octobre 2018, faisaient savoir à la presse l’existence d’un courrier adressé aux ministres des finances européens par seize patrons d’entreprises européennes du numérique. C’est Daniel Ek, le cofondateur de Spotify, qui incarnera dans les médias les revendications des patrons européens, inquiets de voir une nouvelle taxe grever leurs revenus, nécessaires selon eux, pour investir dans leur développement quand ils se trouvent confrontés à la concurrence des Gafa. La taxe de 3 % serait, de ce point de vue, contreproductive.

Le 4 décembre 2018, lors de la réunion des ministres européens des finances qui devait entériner la taxe, un accord a été trouvé, mais il fut revu à la baisse. Les lobbys du numérique et l’inquiétude de l’Allemagne sur une riposte américaine possible susceptible de pénaliser ses exportations l’auront emporté sur le projet politique. La taxe de 3 % est certes actée par les ministres, mais son application est reportée à 2021, date à laquelle l’OCDE aura fini ses travaux sur l’optimisation fiscale des multinationales. L’assiette de la taxe est également réduite. Alors qu’elle portait initialement sur les revenus des entreprises exploitant des données personnelles, elle est désormais limitée à la seule publicité en ligne : Google et Facebook n’y échapperont donc pas, au contraire de Spotify. 

En épargnant Spotify d’une taxation supplémentaire, c’est aussi Amazon, Uber ou Airbnb que l’Europe épargne. Or, les chiffres sont sans appel : selon BFM, en 2017, Google a payé 17 millions d’euros d’impôts en France pour plus de 2 milliards de chiffre d’affaires ; Apple 19 millions ; Facebook 1,9 million ; Amazon 8 millions, le groupe ayant du mal à délocaliser les bénéfices de ses activités logistiques ; Twitter, 0,3 million d’euros ; Netflix 0 euro ; Uber 1,4 million. Même constat au Royaume-Uni où The Sun a révélé que le footballeur français N’golo Kanté, qui a refusé des pratiques d’optimisation fiscale, va payer presque 7 millions d’euros d’impôts à lui seul, soit plus qu’Amazon et Starbucks réunis…

La reculade de l’Europe aura incontestablement satisfait les pays opposés au projet, l’Irlande, le Danemark, la Suède, Malte et le Luxembourg, qui devront toutefois être ralliés à la cause de cette taxe a minima, laquelle doit désormais être adoptée en mars 2019, juste avant les élections européennes. Elle en aura désespéré d’autres, qui optent désormais pour une taxation nationale en ordre dispersé, faute d’accord européen. Le 29 octobre 2018, le Royaume-Uni a annoncé la création d’une taxe Gafa incorporée dans son projet de budget 2019. L’Espagne a tenté également d’imposer une taxe de ce type dès 2018 sous le gouvernement de Mariano Rajoy, qui a dû quitter le pouvoir en juin 2018, ce qui a fait avorter le projet. Le 19 octobre 2018, le nouveau gouvernement socialiste votait de nouveau une « taxe Google », ce nom l’ayant emporté dans la presse ibérique. Cette « taxe Google » sera applicable dès 2019 si une majorité parlementaire émerge.

À son tour, la France a suivi ces initiatives nationales, abandonnant le seul niveau européen. Pertinent pour lutter contre l’optimisation fiscale, laquelle porte essentiellement sur le transfert des bénéfices, le niveau européen l’est beaucoup moins quand il s’agit de taxer du chiffre d’affaires, ce qui autorise des initiatives nationales. Le 17 décembre 2018, Bruno Le Maire, ministre français des finances, annonçait ainsi la taxation au 1er janvier 2019 des entreprises du numérique, le texte rétroactif devant être voté à l’occasion d’une loi spécifique, qui sera présentée fin février 2019. La taxation française reprend les ambitions de la première version de la taxe européenne, à savoir une taxation des revenus publicitaires, mais également des activités des plateformes et les revenus issus de la revente de données personnelles.

Bruno Le Maire espère ainsi récupérer 500 millions d’euros, ce qui est considérable, comparé à ce que paient actuellement les acteurs du numérique en France… Après la France, l’Autriche a opté à son tour pour une taxe nationale de 3 % sur les revenus de la publicité en ligne, annoncée le 10 janvier 2019. À force de voir les initiatives nationales se multiplier, l’Allemagne devra peut-être se résoudre à appuyer fortement le projet européen, afin d’éviter une dispersion qui profitera en définitive aux seuls États jouant la carte du dumping fiscal.

Sources :

  • « Bertelsmann critique la taxe numérique », Thibaut Madelin, Les Echos, 28 mars 2018.
  • « Taxation des Gafa : l’Allemagne sur le reculoir », Pauline Houédé, Dereck Perrotte, Les Echos, 6 septembre 2018.
  • « Paris à la manœuvre pour sauver la taxe Gafa », Dereck Perrotte, Les Echos, 10 septembre 2018.
  • « La taxation numérique franchit une étape », Fabrice Nodé-Langlois, Le Figaro, 8 octobre 2018.
  • « Taxe Gafa : Le Maire repart à l’offensive », Dereck Perrotte, Les Echos, 22 octobre 2018.
  • « La taxe « Gafa » inquiète les poids lourds européens de la tech », Raphaël Bloch, Gabriel Gresillon, Les Echos, 31 octobre 2018.
  • « La « taxe Gafa » inquiète la tech européenne », Ingrid Vergara, Le Figaro, 31 octobre 2018.
  • « Taxe Gafa : Paris lâche du lest pour convaincre Berlin », Dereck Perrotte, Les Echos, 7 novembre 2018.
  • « N’golo Kanté va payer plus d’impôts qu’Amazon et Starbucks réunis », Hélène Gully, lesechos.fr, 29 novembre 2018.
  • « La « taxe Gafa » édulcorée et reportée à 2019 », Loreline Merelle, Le Figaro, 5 décembre 2018.
  • « Taxe Gafa : Berlin force Bruxelles à voir petit », Dereck Perrotte, Les Echos, 5 décembre 2018.
  • « Combien d’impôts paient aujourd’hui les GAFA au fisc français ? », Jamal Henni, bfmtv.com, 16 décembre 2018.
  • « Numérique : la France perd patience et taxera les Gafa dès janvier », Antonio Rodriguez, AFP, 17 décembre 2018.
  • « Les États européens instaurent des taxes Gafa en ordre dispersé », Ingrid Feuerstein, Les Echos, 11 janvier 2019.
  • « Un projet de loi pour taxer les Gafa dès février », Claude Fouquet, Les Echos, 21 janvier 2019.
  • « Taxation du numérique : l’OCDE reprend espoir d’un accord », Antonio Rodriguez, AFP sur tvmonde.com, 29 janvier 2019. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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