Fiscalité du numérique : l’Europe recule, la France solde ses comptes avec Apple

Les taxes Gafa en France et en Autriche sont les symboles d’une Europe démunie quand il s’agit de faire évoluer la règle fiscale. À l’inverse, l’OCDE s’engage dans une révolution fiscale mondiale où plane l’ombre des États-Unis.

Les tergiversations de l’Allemagne et l’opposition de l’Irlande, de la Suède, de la Finlande et du Danemark auront finalement fait avorter le projet de taxe européenne sur les géants du numérique que la Commission portait depuis mars 2018 (voir La rem n°46-47 p.19). Malgré les efforts de son ministre des finances et un projet européen de taxe aménagé pour préserver les intérêts du plus grand nombre de pays membres (voir La rem n°49 p.28), l’ultime chance de voir la taxe européenne votée le 12 mars 2019, s’est évanouie, à l’occasion de la réunion de l’Eurogroupe, quand la France a confirmé renoncer au projet. Faute d’unanimité européenne, nécessaire pour toute modification de la fiscalité européenne, la France a décidé de faire cavalier seul avant même la réunion de l’Eurogroupe.

Le 6 mars 2019, la taxe sur les services numériques (TSN) était présentée en conseil des ministres. Le périmètre reste inchangé depuis l’origine, la taxe portant sur le chiffre d’affaires généré par la publicité en ligne, la vente des données des utilisateurs à des fins marketing et, enfin, les activités d’intermédiation. C’est le montant qui a en revanche évolué. Initialement prévue avec un taux modulable compris entre 3 et 5 %, selon le chiffre d’affaires des groupes, la taxe a été ramenée à un taux unique de 3 %. Elle ne rapportera donc plus que 400 millions d’euros en 2019, contre 500 millions initialement prévus. Mais la croissance des géants du numérique va soutenir la rentabilité de la taxe qui devrait rapporter 650 millions d’euros au budget de l’État en 2022. En revanche, cette échéance est théorique car la France s’est engagée à renoncer à sa taxe, si toutefois l’OCDE parvient à un accord sur la fiscalité du numérique. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets en Autriche où, le 3 avril 2019, une taxe sur les acteurs numériques a été à son tour examinée en conseil des ministres. L’Autriche souhaite toutefois instaurer une taxe de 5 % sur le chiffre d’affaires lié à la publicité numérique et financer grâce à ce revenu fiscal nouveau un fonds d’aide aux médias nationaux.

Il reste que ces initiatives nationales sont très en deçà des enjeux désignés par l’optimisation fiscale des multinationales, laquelle est facilitée quand leurs activités sont pour l’essentiel numérisées. Les discussions à l’OCDE seront donc décisives. Elles le seront en revanche grâce aux États-Unis qui imposent de facto à l’Europe leur agenda fiscal. En effet, si l’OCDE a pu, le 29 janvier 2019, annoncer un engagement de 127 pays pour une réforme des règles fiscales mondiales dès 2020, c’est d’abord parce que les États-Unis ont cessé de s’opposer à la taxation des géants du numérique. Les règles sur les prix de transfert devraient donc être revues parce qu’elles sont à l’origine d’une très grande part de l’optimisation fiscale des multinationales (voir La rem n°33 p.12), ainsi que les règles concernant le lieu de taxation des bénéfices qui favorisent aujourd’hui la résidence fiscale des entreprises plutôt que les territoires où elles réalisent leur chiffre d’affaires.

Ce pas en avant de l’OCDE peut s’interpréter comme la conséquence de la réforme de la fiscalité aux États-Unis que Donald Trump a fait voter en 2017. Cette réforme prévoit un dispositif de rapatriement des bénéfices des multinationales américaines logés à l’étranger, ce qui met fin à une particularité américaine qui consistait à ne pas imposer les bénéfices tant qu’ils n’étaient pas rapatriés. Ce système a généré une gigantesque réserve financière à l’échelle internationale qui a incité les entreprises américaines à racheter des groupes étrangers avec ce trésor non fiscalisé, contribuant ainsi à l’internationalisation des entreprises américaines. Pour pourvoir taxer ces bénéfices, la réforme fiscale américaine introduit une taxe temporaire sur les bénéfices rapatriés de 8 % (actifs non liquides) et 15,5 % (actifs liquides), loin donc de la taxation américaine sur les bénéfices qui, à 35 % jusqu’en 2017, était parmi les plus importantes au monde, avant d’être ramenée à 21 % par la réforme fiscale de Donald Trump. Cette mesure a ainsi incité les entreprises américaines à rapatrier quelque 665 milliards de dollars sur le sol américain en 2018, un chiffre important qu’il faut toutefois mettre en rapport avec les 4 000 milliards de dollars de profits que les multinationales américaines ont stockés à l’étranger depuis 1986, date à partir de laquelle s’applique la taxation allégée sur les bénéfices rapatriés.

La réforme fiscale américaine inclut par ailleurs d’autres volets beaucoup plus structurants. Elle pénalise désormais toutes les entreprises américaines qui transfèrent des actifs immatériels dans des pays à faible fiscalité, comme l’Irlande en Europe. Elle introduit également un impôt américain de remplacement pour tous les bénéfices taxés à l’étranger à un taux inférieur à 13 %, ce qui est encore le cas de l’Irlande. Autant dire que les multinationales américaines n’ont plus beaucoup intérêt à miser sur les paradis fiscaux. Si la nouvelle réglementation fiscale américaine permet de localiser aux États-Unis la base imposable des grandes entreprises nationales, les États-Unis peuvent donc soutenir les initiatives de l’OCDE quand l’organisation propose une rénovation des règles fiscales mondiales afin de lutter contre l’optimisation fiscale des Gafa. Les règles américaines risquent en effet de s’appliquer. Sans surprise, les États-Unis sont favorables à un taux d’impôt minimal qui viendrait corriger l’injustice fiscale en cas de localisation des bénéfices dans les paradis fiscaux, des stratégies dont ils souhaitent limiter la portée en rendant plus difficile le transfert de propriété intellectuelle. Ils défendent également la taxation des bénéfices là où ils sont réalisés. Les États-Unis ayant une balance commerciale très déficitaire, la consommation américaine deviendrait indirectement une source solide de revenus fiscaux pour l’État fédéral. Ce n’est pas le cas par exemple de l’Allemagne qui serait fiscalement pénalisée par la performance de ses entreprises à l’exportation puisqu’elle pourrait moins bien taxer les bénéfices réalisés par ses entreprises à l’étranger. Le soutien américain à l’OCDE n’est donc pas dépourvu d’arrière-pensées, même si les objectifs de l’administration Trump ne seront manifestement pas ceux de tous les pays européens. Reste que la dernière grande initiative fiscale de l’OCDE, le plan BEPS sur l’évasion fiscale (voir La rem n°38-39, p.20), n’a pu être rendu possible que parce que les États-Unis avaient mis fin au préalable au secret bancaire avec la loi Facta entrée en vigueur 2014.

En attendant une réforme fiscale à l’OCDE, la France pourra compter sur sa taxe Gafa et sur son administration fiscale qui parvient progressivement à régulariser la situation des géants américains. En effet, après le redressement fiscal d’Amazon en 2018, pour un montant de 200 millions d’euros, le fisc français s’est intéressé à Apple France qui, selon L’Express, aurait signé début 2019 un accord confidentiel avec Bercy pour régulariser sa situation fiscale. Apple s’engagerait à payer près de 500 millions d’euros d’arriérés d’impôts.

Sources :

  • « Fiscalité du numérique : les progrès à pas comptés de l’OCDE », Richard Hiault, Les Echos, 3 janvier 2019.
  • « L’OCDE vise un accord mondial pour taxer les Gafa en 2020 », Anne Cheyvialle, Le Figaro, 3 janvier 2019.
  • « Apple verse 500 millions au fisc français », Elsa Bembaron, Le Figaro, 6 février 2019.
  • « Comment Trump a ouvert la voie à la taxation des Gafa », Richard Hiault, Les Echos, 11 février 2019.
  • « Taxe Gafa : Le Maire joue son va-tout au niveau européen », In. F., Les Echos, 26 février 2019.
  • « Bruno Le Maire dégaine sa « taxe Gafa » franco-française en Conseil des ministres», G.G., Le Figaro, 6 mars 2019.
  • « Le projet de loi relatif à la taxation des grandes entreprises du numérique a été présenté hier en conseil des ministres », La Correspondance de la Presse, 7 mars 2019.
  • « Les multinationales américaines ont rapatrié 665 milliards », Elsa Conesa, Les Echos, 1er avril 2019.
  • « L’Autriche met en place sa taxe sur les géants du numérique », Nicolas Barotte, Le Figaro, 3 avril 2019.
  • « La taxe Gafa s’attaque au privilège fiscal des géants du numérique », G.G., Le Figaro, 8 avril 2019. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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