L’État de Californie adopte une loi anti-ubérisation

Le Sénat et l’Assemblée de Californie viennent d’adopter une loi révisant les critères de détermination d’un contrat de travail. Celle-ci aurait pour effet de permettre la requalification des contrats liant un certain nombre de travailleurs aux plateformes d’économie collaborative comme Uber.

« Let’s be clear : there is nothing innovative about underpaying someone for their labor ». Ainsi s’est exprimée la sénatrice de Californie Maria Elena Durazo le 11 septembre 2019, alors que le Sénat et l’Assemblée de l’État américain sont en passe d’adopter une loi révisant les critères de détermination d’un contrat de travail. Le nouveau texte pourrait entraîner la requalification en salariés des travailleurs de certaines plateformes de mise en relation1. Le modèle économique de ces dernières subit un nouveau revers, là même où l’entreprise Uber a établi son siège social depuis une dizaine d’années. Près d’un million de travailleurs pourraient bénéficier de cette requalification rien qu’en Californie, d’autres États pouvant s’inspirer de cette législation plus protectrice. Alors que plusieurs juridictions européennes, et notam­ment la juridiction française ont déjà statué en ce sens, le législateur californien entend ainsi entériner une décision de la Cour suprême rendue le 30 avril 20182, qui s’inscrivait dans le même mouvement de requalification des emplois dits « atypiques », dénoncés en 2016 par l’OIT (Organisation internationale du travail)3.

L’ « ABC test » consacré par la Cour suprême de Californie

Dans sa décision du 30 avril 2018, la Cour a rappelé les enjeux liés à la qualification de salarié, tant pour les employés que pour les employeurs. Comme en Europe, le statut de salarié offre un certain nombre d’avantages sociaux au bénéfice des travailleurs (assurance chômage, salaire minimum, encadrement des conditions de travail et des horaires…), les employeurs devant pour leur part s’acquitter d’un certain nombre de cotisations sociales. Par ailleurs, la Cour a rappelé les effets anticoncurrentiels que peut provoquer une mauvaise qualification des travailleurs. Les entreprises ayant abusivement opté pour le statut d’indépendant bénéficieraient d’un avantage sur celles ayant recours à des salariés, ne serait-ce qu’au regard du moindre coût par employé. C’est pourquoi la Cour est venue préciser les critères permettant de distinguer un travail­leur indépendant d’un salarié. Ceux-ci sont au nombre de trois et doivent être examinés de manière cumulative, d’où l’expression triple test (ABC test). L’ancienne « version » du test, qui datait d’une jurisprudence de 19894, s’attachait davantage au critère de l’absence de lien de subordination, neuf autres facteurs pouvant être pris en compte pour confirmer ou infirmer la qualification de travail­leur indépendant (niveau de qualification requis, propriété du matériel nécessaire pour l’exécution de la prestation, possibilité de mettre un terme à la relation sans motif, durée de celle-ci ou encore modes de paiement utilisés).

Désormais, selon les juges, un travailleur doit être considéré comme indépendant lorsqu’il remplit les trois conditions suivantes :

  • Il n’est pas soumis à un pouvoir de direction et de contrôle de la part de l’entreprise ayant recours à ses services, que ce pouvoir soit prévu dans le contrat ou qu’il soit purement factuel.
  • L’activité qu’il effectue n’est pas en relation directe avec celle de l’entreprise ayant recours
    à ses services.
  • L’activité est effectuée de manière régulière, rétribuée et indépendante par le travailleur, y compris avec d’autres entreprises ou clients.

À défaut de l’une de ces conditions, une présomption de salariat profitera au travailleur chargé d’exécuter une prestation de service. Celle-ci est bien sûr plus « accueillante », l’absence de lien de subordination ne constituant plus le critère principal permettant d’exclure le caractère indépendant de la relation. La solution se comprend au regard des faits de l’espèce, qui concernaient plusieurs employés d’une entreprise de transport. Initialement traités comme des salariés, ceux-ci ont contesté la conversion « forcée » de leur statut en celui de travailleurs indépendants, alors qu’ils continuaient d’exercer la même activité pour le compte de leur ex-employeur.

Bien que bénéfiques pour les travailleurs, les effets du nouveau test ont pu être dénoncés en ce qu’ils risquent de contrarier le développement des petites entreprises qui ne disposent que de faibles marges financières5.

La proposition de loi AB5

Cette importante jurisprudence a été suivie dès le 3 décem­bre 2018 de la proposition de loi précitée (Assembly Bill n° 5, dite AB5), qui vient d’être adoptée par l’Assemblée et le Sénat de Californie6. Son objectif principal est d’entériner le nouveau test dans le Labor Code. Celui-ci permettra de renforcer la présomption de salariat qui bénéficie à toute personne effectuant une prestation de service contre rémunération.

Outre les arguments déployés par la Cour suprême, le préambule de la proposition rappelle que la classification erronée de salariés en travailleurs indépendants constitue un important facteur de précarité et d’inéga­lité salariale. Le durcissement du triple-test permettra donc à plusieurs millions de travailleurs de bénéficier des avantages et de la protection sociale, garantis par les lois californiennes aux salariés. À ce titre, la Californie conforte sa réputation d’État particulièrement protecteur en matière de législation du travail. Malgré les critiques, celle-ci n’a pas empêché le déve­loppement, parfois jugé surprenant7, d’un très grand nombre de start-up performantes, notamment dans le domaine des nouvelles technologies. On doit néanmoins relever que la loi ménage plusieurs excep­tions au triple-test. Des professions resteront ainsi gouvernées par l’ancienne version du test (notamment les avocats, architectes, ingénieurs, courtiers, agents immobiliers, pêcheurs commerciaux, professions médicales…). L’entrée en vigueur de la loi est normalement prévue pour le 1er janvier 2020, une fois que celle-ci aura été promulguée par le gouverneur de Californie.

Bien que son champ d’application soit indifférencié, il est certain que les travailleurs employés par les plateformes numériques de mise en relation figurent parmi les principales cibles du nouveau texte. C’est pourquoi les entreprises Uber et Lyft ont engagé, depuis plusieurs mois, une intense campagne de commu­nication et de lobbying afin d’obtenir également une exemption dans la version finale du texte. Elles reconnaissent que leur succès tient notamment à la flexibilité des services qu’elles proposent… mais aussi aux économies qu’elles réalisent en optant délibérément pour le statut de travailleur indépendant. Elles invoquent par ailleurs le fait qu’elles ne sont pas propriétaires des véhicules utilisés par les chauffeurs partenaires, ce critère figurant parmi ceux de l’ancienne version du test. L’exemption, finalement, ne leur sera pas accordée. Les chauffeurs Uber ont naturellement soutenu la proposition de loi, alors que l’entreprise est en contentieux à propos de leur statut8.

Compte tenu des précédents européens, l’application du triple test devrait logiquement entraîner la requalification des contrats liant les chauffeurs et livreurs employés par ces entreprises. Comme cela a été relevé dans les affaires « Take eat easy »9 et « Uber »10 en France (voir La rem n°49, p.23), ces travailleurs se soumet­tent à un contrôle étroit de l’entreprise sur leurs conditions de travail, via des systèmes de géolocalisation, notamment en ce qui concerne le choix des clients, l’itinéraire à suivre ou même leur performance. Le non-respect des conditions fixées par l’entreprise peut influencer le prix de la course, et même justifier une désactivation unilatérale du compte. Tous ces éléments caractérisent l’existence d’un lien de subordination, ce qui exclut déjà le premier critère du triple test. Quand bien même les entreprises laisseraient plus de latitude aux chauffeurs sur ce point, on sait que les conditions d’utilisation leur interdisent de se constituer une clientèle propre, ce qui tend également à exclure le troisième critère. Enfin, si l’on considère que la société Uber constitue un service de transport plutôt qu’un service de la société de l’information, l’activité effectuée par les chauffeurs relèverait bien du même secteur d’activité, ce qui emporte l’exclusion du second critère. C’est justement cette qualification qui a été retenue par la Cour de justice de l’Union européenne11. On voit bien pourquoi le deuxième et le troisième critères offriront une sécurité supplémentaire pour les travailleurs, l’absence de lien de subordination n’étant plus suffisante à elle seule pour caractériser une relation indépendante.

In fine, le législateur californien n’entend pas imposer une requalification automatique de ces contrats. La loi AB5 obligera seulement les plateformes à clarifier leurs conditions d’utilisation et à laisser une plus grande latitude aux employés réellement indépendants. De leur côté, ceux-ci pourront plus librement opter pour ce statut, s’ils le souhaitent, et bénéficier d’une plus grande flexibilité, à condition de se consacrer de façon substantielle à l’activité en cause. Pour autant, la presse américaine a pu s’émouvoir des effets que pourrait avoir la loi dans d’autres secteurs, tel que celui des transports.

Sources :

  1. « California Bill Makes App-Based Companies Treat Workers as Employees », K. Conger et N. Scheiber, The New York Times, September 11, 2019.
  2. Supreme Court of California, Dynamex operations West v. Superior Court, 4 Cal.5th 903, April 30, 2018.
  3. Non-standard employment around the world: Understanding challenges, shaping prospects, ILO, 2016, 374 p.
  4. Supreme Court of California, S.G. Borello & Sons, Inc. vs Department of Industrial Relations, 48 Cal.3d 341, March 23, 1989.
  5. « Protecting the Little Guys: How to Prevent the California Supreme Court’s New ABC Test from Stunting Cash-Strapped Startups », B Seibert, J. Bus. Entrepreneurship & L., Vol. 12, Issue 1, 2019, p. 181-202.
  6. Assembly Bill n° 5, An act to amend Section 3351 of, and to add Section 2750.3 to, the Labor Code, and to amend Sections 606.5 and 621 of the Unemployment Insurance Code, relating to employment, and making an appropriation therefor.
  7. B Seibert, op. cit., p. 183.
  8. Voir « United States District Court Northern Circuit of California », O’Connor vs Uber Techs., Inc., September 25, 2018, n° 14-16078.
  9. C. Cass., Ch. Soc., 28 novembre 2018, n° 17-20.079, FP-P+B+R+I. 
  10. CA Paris, P. 6, 2e Ch., 10 janvier 2019, n° 18/08357. 
  11. CJUE, GC, 20 décembre 2017, Asociación Profesional Elite Taxi c./ Uber Systems SpainSL, n° C-424/15 ; CJUE, GC, 10 avril 2018, Uber France SAS, n° C-320/16.
Professeur de droit privé à Aix-Marseille Université et directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

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