Le 3 novembre 2020, Ant, la filiale financière d’Alibaba, suspendait sine die son introduction en Bourse prévue quarante-huit heures plus tard. Depuis, Jack Ma, son fondateur, qui avait osé critiquer la régulation chinoise des activités financières, est devenu un fantôme qui apparaît sporadiquement – preuve qu’il vit encore en Chine, mais qu’il n’a plus que le droit de se taire. L’un des entrepreneurs stars de l’économie numérique chinoise est donc brutalement réduit au silence et son entreprise soumise en urgence à une régulation nouvelle conduisant Ant Financial (devenu Ant Group) à passer sous le contrôle des autorités chinoises, à rebours du destin que la Bourse aurait offert à la fintech. Certes, d’autres pays, à l’instar des États-Unis, entendent mieux réglementer les entreprises géantes de l’internet (voir La rem n°56, p.65). Mais cet épisode rappelle qu’en Chine aucune entreprise n’échappe aux desiderata du régime, les géants du numérique étant appelés à se mettre au service des objectifs du parti. Confier à des entreprises chinoises l’équipement des infrastructures essentielles d’un pays est donc risqué, la dépendance technologique et économique pouvant très vite se transformer en dépendance politique. Ce fut le calcul de Donald J. Trump à l’égard de Huawei, entreprise chinoise qui dispose de l’une des meilleures technologies dans la 5G et qui a l’avantage d’être compétitive auprès des opérateurs – même si cette compétitivité est parfois dénoncée comme déloyale, le groupe ayant bénéficié de subventions significatives en Chine.
Après avoir demandé à la Chine de cesser de voler les technologies des autres, lors du Forum de Davos 2018, inaugurant ainsi une confrontation assumée entre les deux premières puissances économiques mondiales, l’ancien président américain a ciblé tout particulièrement l’entreprise Huawei.
EN BLOQUANT L’ACCÈS À CES PRÉCIEUSES PUCES HAUT DE GAMME, C’EST LA CAPACITÉ D’INNOVATION DE HUAWEI QUI EST BRIDÉE, ET PAR CONSÉQUENT SES CAPACITÉS DE PRESCRIPTION EN MATIÈRE TECHNOLOGIQUE
En effet, l’enjeu de la 5G est majeur en termes de contrôle des communications et de contrôle des données, mais aussi en termes d’innovations dans tout le tissu économique (voir La rem n°52, p.96). Enfin, le calendrier explique aussi pourquoi le secteur des technologies de communication électronique a été privilégié par l’administration américaine, l’année 2019 marquant le début du déploiement de la 5G dans de nombreux pays.
DANS LES SEMI-CONDUCTEURS, LA CHINE N’A PAS LA MÊME AVANCE TECHNOLOGIQUE QUE DANS LA 5G.
Le 15 mai 2019, Huawei a d’abord été placée sur la Entity List du Département du commerce américain qui interdit aux sociétés américaines de commercer avec les sociétés concernées, sauf dérogation. Concrètement, Huawei a perdu à cette occasion l’accès à la version d’Android certifiée par Google, ce qui menace, depuis, ses ventes de smartphones dans le monde entier, alors que le groupe chinois était le deuxième fabricant mondial derrière Samsung (voir La rem n°54, p.77). Huawei tente d’ailleurs de proposer une alternative, un OS (Operating System) baptisé Harmony ayant été présenté en 2019 (voir La rem n°52, p.96) avant d’être installé par défaut dans les smartphones du groupe depuis le 2 juin 2021. Pour s’imposer, Huawei devra aussi attirer les développeurs d’applications. Mais il faut pour cela une taille critique. Or, le 17 novembre 2020, Huawei a annoncé la vente des activités de sa marque Honor, séparation qui permet d’accéder de nouveau aux applications américaines. Honor, qui constituait l’offre d’entrée de gamme de Huawei sur le marché des smartphones, représentait, début 2019, 37 % des ventes de smartphones du groupe chinois. En cédant Honor pour un montant inconnu à un consortium de distributeurs et de fonds, Huawei s’éloigne donc des premières places sur le podium mondial des vendeurs de smartphones. Avec cette scission, c’est aussi toute sa chaîne industrielle qui devra être repensée. Mais, sur ce point, les mesures des autorités américaines sont beaucoup plus contraignantes.
En effet, le placement sur la Entity List a aussi limité les possibilités pour Huawei de se fournir en semi-conducteurs auprès des entreprises américaines, ce qui concerne cette fois-ci l’ensemble des activités du groupe chinois consommant entre 8 et 9 % des puces vendues dans le monde. Or, dans les semi-conducteurs, la Chine n’a pas la même avance technologique que dans la 5G. En bloquant l’accès à ces précieuses puces haut de gamme, au moins pour la partie d’entre elles la plus sophistiquée, c’est la capacité d’innovation de Huawei qui est bridée, et par conséquent ses capacités de prescription en matière technologique. Après le placement de l’entreprise sur la Entity List, l’administration américaine a interdit, le 15 mai 2020, à toute entreprise, y compris les entreprises non américaines, de vendre des semi-conducteurs à Huawei, dès lors qu’elles utilisent des technologies américaines pour les fabriquer. Premier fournisseur mondial des machines nécessaires à la fabrication de puces en fonderie, les États-Unis ont bloqué, avec cette décision, l’accès de Huawei aux principales fonderies pour la plupart logées en Asie, comme le taïwanais TSMC, lesquelles n’étaient pas concernées par les restrictions de 2019 visant les seuls acteurs américains. Le 17 août 2020, les États-Unis ajoutaient en outre quelque trente-huit filiales de Huawei sur la Entity List qu’ils suspectaient de contourner les restrictions via des partenaires industriels. Et, depuis l’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden, la pression n’a fait qu’augmenter, l’une des premières décisions de la nouvelle administration ayant été de passer en revue les dérogations à l’exportation attribuées par le Département américain du commerce.
LE CONFLIT ENTRE LES DEUX GRANDES PUISSANCES IMPOSE DE FACTO À CHAQUE PAYS DE SE POSITIONNER
La stratégie américaine engagée à l’encontre de Huawei a donc pris une tournure internationale parce que les États-Unis n’ont pas seulement interdit Huawei sur leur sol ; ils ont interdit à leurs entreprises, mais également à des entreprises étrangères utilisant des technologies américaines, de commercer avec Huawei. Autant dire que les États-Unis ne se protègent pas seulement de Huawei, ils font en sorte que Huawei ne puisse pas imposer ses équipements à l’échelle planétaire. Il ne s’agit pas de protéger les acteurs de la 5G américaine, les seuls concurrents de Huawei étant européens (Nokia et Ericsson) ou sud-coréen (Samsung). Il s’agit d’abord d’empêcher la Chine d’être dans une situation de potentielle domination sur les technologies du futur en considérant que les risques que Huawei fait peser sur certains pays deviennent aussi des risques pour les États-Unis.
Nous assistons ici à une nouvelle guerre froide, parce que le conflit entre les deux grandes puissances impose de facto à chaque pays de se positionner dans un camp ou dans l’autre. C’est ce qu’a rappelé l’administration Trump lors de la conférence sur la sécurité de Munich en février 2020 où Mark Esper, ministre américain de la Défense, a menacé l’alliance militaire qu’est l’OTAN, les États-Unis ne pouvant coopérer avec des pays dont les infrastructures essentielles relèvent de technologies chinoises. Dans ce cas, selon l’administration américaine, les risques de piratage, de captation des données, de cyberespionnage et de cyberattaque sont trop élevés. Et Huawei a beau nier tout lien avec le régime chinois, le sort de Jack Ma rappelle la capacité de coercition de ce dernier. Plus récemment, le quotidien néerlandais De Volkskrant a révélé en avril 2021 un rapport interne remis par Cap Gemini à KPN, l’opérateur historique aux Pays-Bas, qui indiquait dès 2010 les risques d’écoute des abonnés mobiles du groupe par Huawei, avec qui KPN travaillait depuis 2009. Manifestement, KPN a préféré les prix compétitifs de Huawei à la sécurité de ses réseaux même si l’opérateur indique qu’aucune donnée n’a été dérobée. Pour les enchères sur les fréquences 5G aux Pays-Bas, organisées en décembre 2019, le gouvernement avait pourtant précisé aux opérateurs qu’un fournisseur a vocation à être exclu du marché s’il a des liens étroits avec un gouvernement qui pratique l’espionnage. KPN devra donc rendre compte de ses choix stratégiques, ce qui pourrait servir la stratégie américaine.
Le succès de l’initiative américaine contre Huawei repose en réalité sur la capacité des États-Unis à convaincre les autres pays de renoncer à l’équipementier chinois malgré les avantages techniques et économiques qui sont les siens. La conséquence de cette stratégie est le retour sur le devant de la scène d’une géopolitique de la peur et de la menace permanente qui impose à chaque pays de choisir son camp. Plus la proximité idéologique avec les États-Unis est grande, plus aussi la taille du marché est stratégique pour Huawei, plus les pressions américaines ont été contraignantes. Plus la Chine s’est montrée menaçante, plus son comportement s’est avéré idéologiquement éloigné de certains pays, plus la perspective d’un renoncement à Huawei est devenue économiquement acceptable.
En la matière, le reproche adressé à la Chine par de nombreuses autorités sur les origines peu transparentes de la Covid 19, sa diplomatie agressive sur les masques et les vaccins, la reprise en main de Hong-Kong et sa mise sous tutelle en juillet 2020, ainsi que la crise des Ouïgours ont précipité une prise de distance de nombreux pays, l’impératif économique cédant le pas devant les enjeux politiques.
LE RETOUR SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE D’UNE GÉOPOLITIQUE DE LA PEUR ET DE LA MENACE PERMANENTE
Début 2020, Huawei évoquait quelque soixante contrats 5G signés dans les 180 pays où l’équipementier est présent. Néanmoins, la répartition du chiffre d’affaires mondial du groupe souligne l’extrême dépendance de Huawei vis-à-vis de l’Europe qui, avec presque un quart du chiffre d’affaires du groupe, est son deuxième marché après la Chine, loin devant l’Asie (11 %) et l’Amérique (7 %). Les soixante contrats signés l’avaient donc été, soit sur des bases ambitieuses, notamment en Asie, auprès d’opérateurs de pays satellites de la Chine, soit sur des bases expérimentales comme en Inde, ou encore pour des commandes de matériels non stratégiques dans les pays européens où les décisions réglementaires sur la sécurité des réseaux 5G n’étaient pas encore prises. C’est ce processus qui va marquer l’année 2020 et conduire Huawei à être quasiment exclu du marché européen de la 5G. S’ensuivront les grands pays émergents, coupant ainsi Huawei d’une grande partie de son pouvoir de nuisance en cas de reprise en main par le pouvoir politique chinois. Mais il s’agit d’un long processus, et Huawei mise sur des évolutions, tant du côté européen que du côté chinois.
Au sein de l’Union européenne, les pressions américaines, très fortes, n’ont pas conduit à une interdiction de Huawei. Le 9 octobre 2019, la Commission présentait un rapport élaboré avec l’Enisa (Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information) sur les risques liés à la 5G, ceux-ci devant être évalués avant d’autoriser le recours à un équipementier. Le rapport pointait un risque plus élevé pour les équipementiers provenant de pays pouvant faire l’objet de pressions émanant d’acteurs étatiques non européens. Autant dire que Huawei était ciblé, mais pas seulement, l’Europe mettant en œuvre un discours de reconquête de sa souveraineté technologique. Le 29 janvier 2020, la Commission présentait ses règles communes concernant la sécurité des réseaux et la 5G. Des autorisations au cas par cas sont possibles pour tous les opérateurs et décidées à chaque fois au niveau national. Mais la Commission préconise de rejeter les opérateurs à risque des infrastructures critiques comme le cœur de réseau ; elle invite les États membres à multiplier le nombre d’équipementiers, afin de limiter leur dépendance technologique à un seul acteur ; enfin, elle incite les États membres à imposer le stockage des données de communications en Europe, la sécurité de la 5G passant donc aussi par le projet d’un cloud européen souverain. Huawei n’est donc pas formellement exclu et c’était bien l’objectif du code de conduite européen. Mais si certains pays peuvent s’en passer rapidement, c’est mieux. Ce sera possible en France, mais plus difficile dans d’autres pays où les opérateurs sont fortement dépendants de Huawei, comme l’Espagne ou l’Allemagne. Dès lors, les plans se sont multipliés pour tenter, dans chaque pays, de tenir à distance les États-Unis et la Chine, les deux pays n’ayant pas hésité à brandir des menaces de tous ordres.
En France, le décret d’application de la loi dite « anti-Huawei », paru le 8 décembre 2019, n’interdit pas Huawei, mais il confie à l’Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) le soin d’autoriser au préalable toute commande d’équipements 5G par les opérateurs. Le choix français est d’ailleurs singulier, car il ne porte pas sur l’autorisation des opérateurs, mais il associe cette autorisation à la nature du matériel et à sa destination sur le réseau, certaines zones géographiques étant moins critiques que d’autres en termes de sécurité des communications. Autant dire que, en adaptant localement la décision et les équipements autorisés sur le territoire national, le choix de l’Anssi doit inciter les opérateurs à recourir à l’équipementier le plus fiable, à savoir Nokia ou Ericsson, pour bénéficier d’un réseau homogène. Huawei n’est pas interdit mais il est de facto déconseillé, Bouygues Telecom et SFR s’estimant donc pénalisés parce qu’ils recouraient à Huawei pour la 4G. Ici, l’argument économique vient contrecarrer l’impératif politique, un argument en partie entendu par l’Anssi, même si les pressions chinoises ont pu jouer aussi. L’ambassade de Chine à Paris a ainsi publié un communiqué menaçant, le 9 février 2020, mettant dans la balance tout le poids économique de la puissance asiatique. Espérant des mesures « fondées sur des bases scientifiques et la réalité des faits » – la menace Huawei étant pour l’instant plus théorique qu’avérée en France –, la Chine a rappelé « la coopération étroite et fructueuse dans nombre de domaines qui touchent à la sécurité nationale, comme le nucléaire civil, l’aéronautique et l’aérospatial », autant de domaines où les « fleurons » français comptent sur le marché chinois.
Mais début février 2020 et, quelques mois plus tard, en pleine répression à Hong-Kong et après un premier confinement d’une grande violence pour les libertés, aux conséquences économiques majeures, la prudence française à l’égard de la Chine est devenue moins évidente. Avant que l’Anssi ne se prononce sur les demandes d’autorisation d’équipements Huawei de Bouygues Telecom et de SFR, son directeur général, Guillaume Poupard, indiquait aux Echos, le 5 juillet 2020 (édition papier du 6), que les opérateurs n’utilisant pas Huawei avaient intérêt à n’y pas recourir. Quant aux autres, recourir au matériel de Huawei sera encore possible, mais dans des zones limitées et pour une durée de trois à huit ans, un horizon au-delà duquel Huawei aura disparu de la 5G française. Une telle interview a une dimension bien trop politique pour une agence dépendant de Matignon sauf à conclure qu’elle est totalement alignée sur la position française. D’ailleurs, le 6 juillet 2020, la Chine, à travers son porte-parole du ministère des Affaires étrangères, demandait à la France un traitement « équitable et non discriminatoire » envers Huawei.
Bouygues et SFR aussi ont jugé être les victimes collatérales des décisions de l’Anssi. Las, le Conseil d’État les a déboutés le 5 février 2021, considérant qu’ils ne peuvent bénéficier d’une compensation parce qu’ils devraient se passer à l’avenir de Huawei, le choix d’un équipementier relevant non pas de l’État, mais des opérateurs. Il reste à savoir si cette éviction programmée de Huawei du marché français de la 5G se traduira par des mesures de rétorsion de la part de la Chine, quand c’est finalement l’Europe tout entière qui s’engage progressivement dans cette voie, Huawei y détenant une part de marché de 40 % avant la mise en œuvre des nouvelles règles communes.
Ainsi, dans d’autres pays, renoncer à Huawei est bien plus délicat, notamment en Allemagne, où 70 % des équipements sont fournis par l’équipementier chinois, contre seulement 25 % en France. À titre d’exemple, l’opérateur historique, Deutsche Telekom, a recours à Huawei pour l’ensemble de son cœur de réseau et pour les deux tiers de ses antennes. Autant dire que le sujet est bien plus délicat qu’en France et ne fait pas l’objet d’un consensus politique, surtout dans un pays très dépendant de ses exportations pour sa performance économique. Si Angela Merkel s’est prononcée en faveur de l’interdiction de Huawei dès novembre 2019, le ministère de l’Économie a toujours insisté sur les conséquences industrielles majeures d’un tel renoncement, qui ferait perdre un temps précieux au pays dans le développement de la 5G. Après un premier projet de loi en décembre 2020, l’Allemagne a finalement aligné sa position en grande partie sur celle de la France et de la Commission le 23 avril 2021, le Bundestag ayant adopté une loi sur la sécurité informatique qui interdit le recours à des équipementiers « indignes de confiance » pour la 5G, l’achat de matériel étant soumis à une autorisation sur laquelle le ministère de l’Intérieur a plus de prérogatives que celui de l’Économie.
LA TECHNOLOGIE HUAWEI, ESSENTIELLE DÉBUT 2020, NE SEMBLE PLUS AUSSI SÛRE
Il aura donc fallu presque deux ans à l’Allemagne pour adopter une position définitive qui est devenue possible parce que, entre-temps, la technologie Huawei, essentielle début 2020, ne semble plus aussi sûre. En effet, depuis que les États-Unis ont interdit, le 15 mai 2020, la commercialisation de puces à Huawei pour les entreprises recourant à des technologies américaines, y compris si elles produisent en dehors des États-Unis, la capacité de Huawei à fournir demain des antennes 5G et des équipements performants est remise en question, sauf si Huawei parvient à développer ses propres technologies dans les semi-conducteurs. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui, et ce serait un choix politique d’une plus forte dépendance à la Chine.
Cet argumentaire a été développé aussi au Royaume-Uni, un pays où la question du recours à Huawei s’est révélée éminemment politique. C’est à Boris Johnson qu’il est revenu de décider au moment même où il devait négocier le retrait effectif du Royaume-Uni de l’Union européenne, ce qui lui imposait de trouver les voies d’un accord bilatéral avec les États-Unis. Ces derniers ont donc pesé de tout leur poids, menaçant même d’interdire le partage de renseignements dans le cadre de l’alliance Five Eyes (USA, Canada, Royaume-Uni, Australie et Nouvelle-Zélande) si le recours à Huawei ne permettait plus de garantir la sécurité des échanges. Or, au Royaume-Uni, tous les opérateurs utilisent Huawei pour leurs antennes. L’enjeu économique était donc majeur, renoncer à Huawei conduisant à un retard britannique dans le déploiement de la 5G. Cet enjeu-là l’a emporté dans un premier temps, Huawei ayant été autorisé, le 28 janvier 2020, à fournir des équipements 5G au Royaume-Uni mais uniquement pour les infrastructures les moins sensibles, Huawei étant qualifié de « fournisseur à haut risque ».
La part de marché de l’équipementier chinois a par ailleurs été plafonnée à 35 % du marché britannique, ce qui correspond à une autorisation de renouvellement des équipements déjà installés sans perspective de croissance, Huawei possédant déjà un tiers du marché britannique. Le choix britannique a donc été proche de celui de la Commission qui a cherché un compromis entre la sécurité et le refus du bannissement complet de Huawei, afin de prendre en considération aussi les enjeux économiques de la 5G et de la relation avec la Chine. Le 5 février 2020, l’opérateur britannique Vodafone tirait les conclusions des décisions britannique et européenne en annonçant la désinstallation des équipements Huawei du cœur de ses onze réseaux européens. Mais Vodafone devra aller beaucoup plus loin au Royaume-Uni.
En effet, la droite conservatrice britannique, très pro-Brexit, milite pour la récupération de la souveraineté nationale, le retrait de l’Union européenne ne devant pas se traduire par de nouvelles dépendances, cette fois-ci à l’égard de la Chine. À l’occasion de la reprise en main de Hong-Kong par la Chine, les députés conservateurs n’ont pas eu de mal à dénoncer le peu de confiance qu’ils accordent à la Chine et à ses promesses de non-ingérence. La droite britannique a alors trouvé les moyens de relancer le débat sur une interdiction totale de Huawei. Le 14 juillet 2020, Boris Johnson revenait complètement sur la stratégie initiale à l’égard de Huawei en annonçant le bannissement progressif de l’équipementier chinois – une décision lourde de conséquences pour Huawei puisque le marché britannique est le deuxième le plus important du groupe après la Chine. À compter du 1er janvier 2021, l’achat de matériel chinois est interdit et le matériel déjà installé devra être démonté en 2027, le temps donc de l’amortir. Pour le Conseil de sécurité nationale (NSC) britannique, la nécessité pour Huawei de recourir à des puces non américaines augmente beaucoup trop le risque sécuritaire de ses matériels. L’efficacité des mesures extraterritoriales prises par les États-Unis a donc porté ses fruits, ce qu’a reconnu la Chine en invoquant une décision « politisée » et liée « à la politique commerciale américaine ». L’ambassadeur chinois à Londres a résumé la situation en termes très diplomatiques, prévenant le Royaume-Uni qu’il sera nécessaire d’assumer les conséquences de ses décisions s’il veut faire de la Chine un « ennemi ». Toujours sous la pression des députés conservateurs, Londres a renforcé son dispositif, en novembre 2020, en interdisant toute installation de nouveau matériel Huawei dès septembre 2021 afin d’éviter que les opérateurs présents au Royaume-Uni ne constituent des stocks en prévision des futures restrictions.
AVEC LA PERTE DU MARCHÉ BRITANNIQUE, LES RESTRICTIONS EN ALLEMAGNE, LE BANNISSEMENT À TERME EN FRANCE OU ENCORE EN SUÈDE, HUAWEI EST DONC EXCLU DE SON PRINCIPAL MARCHÉ APRÈS LA CHINE
Avec la perte du marché britannique, les restrictions en Allemagne, le bannissement à terme en France ou encore en Suède, Huawei est donc exclu de son principal marché après la Chine. Il a en outre perdu une grande partie de ses capacités d’approvisionnement en semi-conducteurs, notamment ceux les plus complexes qui recourent à des technologies américaines. L’avenir de l’entreprise est donc très sombre. Il se jouera en grande partie dans les régions du monde où la Chine étend son influence, faisant donc de l’équipementier chinois un otage de la géopolitique. À cet égard, l’accès aux marchés des grands pays émergents a été considéré comme stratégique pour Huawei dès le début des tensions avec les États-Unis. Présent sur des projets pilotes en Inde ou en Russie, allié avec des opérateurs au Brésil ou en Afrique du Sud, Huawei doit toutefois revoir progressivement ses prétentions à la baisse. Après les heurts à la frontière sino-indienne en juin 2020, l’Inde incite ses opérateurs à se passer de Huawei sans le proscrire formellement.
LA CHRONOLOGIE DES RENONCEMENTS À HUAWEI METTANT EN ÉVIDENCE QUE LA PARTIE FUT BIEN ENGAGÉE PAR LES ÉTATS-UNIS
Le Brésil, qui n’interdit pas officiellement l’équipementier chinois, impose aux futurs opérateurs 5G de garantir la sécurité de leurs réseaux en recourant à des équipementiers répondant à des critères de transparence, ce qui n’est pas le cas de Huawei selon l’Anatel, l’agence nationale des télécommunications au Brésil. Après les pays amis et dépendants des États-Unis, tant sur le plan économique que géopolitique – l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon –, après l’Europe aussi, les grands pays émergents à leur tour prennent leurs distances vis-à-vis de Huawei. L’équipementier chinois perd ainsi progressivement l’accès aux principaux marchés dans le monde, la chronologie des renoncements à Huawei mettant en évidence que la partie fut bien engagée par les États-Unis.
Sources :
- « 5G : l’Union européenne met en garde contre Huawei sans le nommer »,
Sébastien Dumoulin, Les Echos, 10 octobre 2019. - « Huawei : de nouvelles restrictions tacites imposées aux opérateurs télécoms », Raphaël Balenieri, Sébastien Dumoulin, Les Echos, 9 décembre 2019.
- « 5G : la France dit « oui » à Huawei, avec beaucoup de précautions », Elsa Bembaron, Le Figaro, 10 décembre 2019.
- « 5G : la Commission européenne ouverte à Huawei sous condition », Ninon Renaud, Sébastien Dumoulin, Les Echos, 21 janvier 2020.
- « Boris Johnson défie Trump sur Huawei », Arnaud de La Grange, Le Figaro, 29 janvier 2020.
- « 5G : Bruxelles entrouvre à son tour la porte à Huawei », Derek Perrotte, Les Echos, 30 janvier 2020.
- « La Chine demande à la France de ne pas exclure Huawei des équipements 5G », Raphaël Balenieri, Les Echos, 11 février 2020.
- « Il n’y aura pas un bannissement total de Huawei », interview de Guillaume Poupard, directeur général de l’Anssi, par Florian Debès, Fabienne Schmitt, Les Echos, 6 juillet 2020.
- « Huawei : Pékin met la pression sur Paris pour la 5G », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 6 juillet 2020.
- « Boris Johnson sort Huawei du jeu britannique », Arnaud de La Grange, Le Figaro, 15 juillet 2020.
- « Semi-conducteurs : les États-Unis resserrent l’étau sur Huawei », Raphaël Balenieri, Florian Debès, Les Echos, 18 août 2020.
- « Télécoms : l’Inde ferme à son tour discrètement la porte à Huawei », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 26 août 2020.
- « Sous pression américaine, Huawei cède sa marque Honor », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 18 novembre 2020.
- « Londres use de l’arme financière contre les opérateurs pour bloquer Huawei », Alexandre Counis, Les Echos, 25 novembre 2020.
- « Le Brésil tergiverse au sujet de Huawei », Thierry Ogier, Les Echos, 10 février 2021.
- « Huawei soupçonné d’espionnage du réseau téléphonique néerlandais », Stefan de Vries, Les Echos, 20 avril 2021.
- « L’Allemagne s’aligne sur l’UE sur Huawei », Stuart Lau, europe-infos.fr, 24 avril 2021.
- « Pourquoi Xi Jinping mate les géants chinois du web », Sébastien Falletti, Le Figaro, 14 mai 2021.
- « Huawei lance son logiciel maison, luttant pour sa survie dans le secteur des smartphones », Dan Martin, AFP, tv5monde.com, 2 juin 2021.
[…] symbole d’une nouvelle guerre froide » : tel est le titre d’un article publié par la Revue Européenne des Medias et du Numérique qui remet en perspective la chronologie des sanctions commerciales imposées à la Chine via […]