Condamnation de l’État pour une tentative de perquisition à Mediapart

Il s’agit d’un jugement important pour la protection du secret des sources des journalistes. Le 6 juillet 2022, le tribunal judiciaire de Nanterre1 a condamné l’Agent judiciaire de l’État pour la tentative de perquisition entreprise au siège de la société Mediapart, le 4 février 2019, dans le cadre de l’affaire Benalla.

Le 31 janvier précédent, Mediapart avait publié un article intitulé « Affaire Macron-Benalla : les enregis­trements qui changent tout » et mis en ligne six extraits de conversations téléphoniques, captées le 26 juillet 2018, entre Alexandre Benalla, chargé de la sécurité du président de la République, et Vincent Chase, responsable de la sécurité à La République en marche (LREM), tous deux mis en examen pour les violences commises au cours de la manifestation du 1er mai 2018, et placés sous contrôle judiciaire avec interdiction de tout contact. Le 2 février 2019, le parquet de Paris avait ouvert une enquête préliminaire pour « atteinte à l’intimité de la vie privée », détention ou diffusion de paroles ou d’images portant atteinte à l’intimité de la vie privée et détention illicite d’appareils ou de dispositifs techniques permettant l’interception de télécommunications ou conversations, sur le fondement des articles 226-1, 226-2 et 226-3 du code pénal. Dans ce cadre, deux procureurs adjoints du tribunal de grande instance de Paris (TGI) et trois officiers de police judiciaire (dont un commissaire divisionnaire de la brigade criminelle) s’étaient rendus au siège de la société Mediapart pour obtenir la remise des enregistrements litigieux « aux fins de vérifier leur contenu et d’identifier les moyens utilisés pour cette interception ».

Les journalistes présents ce jour-là s’étaient opposés à cette opération qu’ils jugeaient à la fois attentatoire au secret des sources et inutile, puisque entre-temps Mediapart avait accepté, sur réquisition des juges d’instruction en charge du dossier Benalla, de leur faire parvenir les enregistrements litigieux.

Largement dénoncée par les médias2, la perquisition projetée n’avait pas eu lieu. Mais Mediapart a assigné l’Agent judiciaire du Trésor devant le TGI de Paris, le 4 avril 2019, pour engager la responsabilité de l’État et obtenir réparation du préjudice moral « anormal, spécial, et d’une particulière gravité » qu’il estimait avoir subi du fait de l’atteinte portée à sa réputation et à la protection du secret des sources journalistiques. Saisi sur renvoi pour dépaysement de l’affaire, le tribunal judiciaire de Nanterre a fait droit à la demande de Mediapart en considérant que l’atteinte portée à la liberté d’expression et à la protection du secret des sources justifiait la réparation du préjudice allégué.

Atteinte à la liberté d’expression et à la protection du secret des sources

Pour apprécier la réalité du préjudice allégué par Mediapart, le tribunal a procédé à la « qualification de l’acte d’enquête » litigieux avant de déterminer son impact sur la liberté d’expression et la protection du secret de ses sources. Annoncée par les enquêteurs comme « une visite domiciliaire », « la mesure diligentée le 4 février 2019, qui n’a pas produit d’effets à raison du refus de la société Mediapart, doit être qualifiée de perquisition ». Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), le tribunal rappelle en effet que la qualification d’un acte « ne dépend pas de son résultat effectif mais de l’objectif qu’il poursuit » et que « l’échec d’une mesure n’en fait pas un non-évènement et ne permet pas sa requalification rétrospective »3. En l’espèce, une simple réquisition des enregistrements litigieux, dont le code de procédure pénale subordonne la licéité à l’accord des journalistes concernés, aurait constitué un moyen plus simple, moins coûteux et « moins ambivalent » d’atteindre le but recherché. Par sa solennité et « l’effet d’intimidation » recherché, la mesure diligentée relevait davantage « d’une coercition bien plus caractéristique de la perquisition que de la réquisition ».

Cette tentative de perquisition constituait donc une ingérence de l’État dans la liberté d’expression de Mediapart d’autant plus grave, selon le tribunal, que la mesure « ne tendait pas à la seule obtention des enregistrements, le cas échéant en copie, mais à la vérification de leur authenticité et des modalités de leur captation, investigations qui impliquaient nécessairement un accès au support et à ses éventuelles métadonnées qui sont de nature à permettre, directement ou non, l’identification de la source ». Conformément à la jurisprudence de la CEDH en matière de liberté d’expression dont le tribunal rappelle les grands principes, une ingérence publique dans l’exercice de cette liberté doit, pour être conforme à l’article 10 de la Convention européenne, être « prévue par la loi », justifiée par un « but légitime » et « nécessaire dans une société démocratique ». En l’espèce, l’acte d’enquête pratiqué était dépourvu de base légale prouvée, « ce qui emporte en soi sa disproportion et exclut toute justification de l’atteinte ». Dans la balance des intérêts en cause, la protection des sources devait nécessairement, « au regard de l’objet de l’article et de l’importance de sa contribution à un débat d’intérêt général touchant la vie politique du pays », l’emporter sur la protection de la vie privée des individus dont les conversations avaient été enregistrées. Compte tenu de la nature de la mesure employée « intrinsèquement coercitive » et « significativement plus intimidante » qu’une réquisition, « la perquisition litigieuse n’était ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée à l’objectif poursuivi ». Elle constituait donc une violation de la liberté d’expression et une atteinte au secret des sources de Mediapart.

Réparation symbolique d’un préjudice anormal, spécial et grave

Le caractère disproportionné de l’ingérence publique dans l’exercice de la liberté d’expression de Mediapart et « l’atteinte portée à l’un de ses piliers » suffisent, selon le tribunal à caractériser « l’existence d’un préjudice anormal, spécial et grave ». L’argument, invoqué par l’Agent judiciaire de l’État, tenant à « l’autoconstitution de son préjudice » par Mediapart qui en a largement assuré la publicité, est en conséquence rejeté, le tribunal estimant que « la publicité qu’elle lui a donnée est consubstantielle à l’exercice de sa liberté d’informer ».

Au vu de la gravité du préjudice subi, les mesures répa­ratrices peuvent sembler assez symboliques. Considérant que « la condamnation de l’État (est) en soi une mesure de nature à réparer les préjudices subis », le tribunal condamne l’Agent judiciaire de l’État à verser à Mediapart 1 euro de dommages-intérêts en réparation de son préjudice et 10 000 euros au titre des frais de procédure, en application de l’article 700 du code de procédure civile.

Le tribunal rejette en revanche toute mesure de publicité du jugement. À la demande de Mediapart d’une publication d’un communiqué judiciaire, « visible pendant une durée minimale de quinze jours », en page d’accueil du site du ministère de la justice, le tribunal répond qu’« une publication sur le site du ministère de la Justice, à l’évidence moins consulté que son propre média en ligne, n’a aucun intérêt, toute dimension punitive étant étrangère au principe de la réparation intégrale ».

Modeste quant au montant de la réparation accordée à Mediapart, la condamnation de l’État pour une tentative de perquisition attentatoire à la protection du secret des sources n’en a pas moins une forte valeur symbolique. Qualifiée de « décision historique » par l’avocat de Mediapart, cette condamnation de principe devrait avoir un effet dissuasif sur de futures velléités des autorités judiciaires d’abuser de leurs pouvoirs d’enquête pour porter atteinte à la protection des sources journalistiques et, avec elle, à la liberté de la presse dont cette protection constitue, selon la CEDH, « l’une des pierres angulaires »4. La validation par le Conseil constitutionnel5 des dispositions du code de procédure pénale qui empêchent un tiers à la procédure, y compris un journaliste, de demander l’annulation d’un acte qui aurait été accompli en violation du secret des sources est cependant de nature à limiter la répression de telles violations lorsqu’elles sont constitutives d’infractions pénales.

Sources :

  1. Tribunal judiciaire de Nanterre, 1re ch. civ., 6 juillet 2022, Sté éditrice de Mediapart c/ Agent judiciaire de l’État, n°20/01194.
  2. Dans une tribune, intitulée « Nous, sociétés de journalistes, exprimons notre solidarité avec nos confrères de Mediapart », signée par les sociétés des journalistes de la plupart des grands médias et publiée le 5 février 2019.
  3. CEDH, 25 février 2003, Roemen et Schmit c. Luxembourg, n°51772/99, § 47.
  4. CEDH, 27 mars 1996, Goodwin c. Royaume-Uni, n°17488/90, § 39.
  5. Décision n°2022-1021, QPC du 28 octobre 2022, Mme Marie P. 

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