La responsabilité des plateformes de services en ligne : « éditeurs » ou « hébergeurs » ?

Paris, pôle 4, ch. 4, 3 janvier 2023, sté Airbnb Ireland Unlimited Company, n° 20/08067 et TJ Paris, 21 février 2023, P. et autres c. HomeAway UK Ltd.

Dans le respect du principe énoncé par la direc­tive européenne 2000/31/CE, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information (dite « commerce électronique »), la loi française n° 2004-575 du 21 juin 2004 « pour la confiance dans l’économie numérique » (LCEN) détermine, en faveur des « hébergeurs » de services de communication au public en ligne, distingués en l’occurrence du statut des « éditeurs », un régime de responsabilité conditionnelle, allégée ou limitée, du fait du contenu des messages rendus publics par leur intermédiaire.

L’application de ces dispositions a été l’objet de contro­verses, relatives à la responsabilité de deux des principales plateformes de services d’offre de location de logements de courte durée, Airbnb Ireland Unlimited et HomeAway UK, dont deux juridictions françaises (Paris, 3 janvier 2023, et TJ Paris, 21 février 2023) ont eu à connaître.

De la détermination de la nature des services dépend l’application de leur régime de responsabilité.

Nature des services

S’agissant de la détermination de la nature ou de la qualification juridique des services, la formulation des textes a été l’objet de divergences d’interprétation dont chacune des parties a tenté de tirer avantage.

Formulation des textes

Sans plus de précision à cet égard, l’article 2 de la direc­tive européenne du 8 juin 2000 définit, d’une façon générale et qui pourrait être qualifiée de tautologique, comme « prestataire » de la société de l’information : « toute personne physique ou morale qui fournit un service de la société de l’information ».

Son article 14 évoque, plus précisément, « la fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service », constitutive de l’activité desdits « hébergeurs » ou « fournisseurs d’hébergement ».

En son article 6.I.2, la loi française du 21 juin 2004 considère, à peu près de la même manière, « les personnes physiques ou morales qui assurent […], pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services » (c’est-à-dire leurs utilisateurs).

C’est au regard de ces dispositions, européennes et françaises, qu’il convenait de considérer la nature des services dans les deux affaires en cause.

Affaire Airbnb

S’agissant de l’affaire concernant la société Airbnb reproche était fait, à ladite société, par la propriétaire d’un logement, d’en avoir facilité l’offre en location de courte durée par la locataire à laquelle le contrat de bail interdisait pourtant la sous-location.

Condamnée en première instance (TJ Paris, 5 juin 2020), la société interjeta appel de la décision et demanda à la Cour d’infirmer le jugement en ce qu’il a accueilli l’action en responsabilité engagée contre elle. La bailleresse soutint la position contraire. Il convenait donc de déterminer précisément la nature de l’activité de la société Airbnb et, notamment, si elle pouvait, pour échapper à la mise en jeu de sa responsabilité, se prévaloir de la seule qualité de d’« hébergeur », au sens préalablement posé.

C’est en retenant la qualité d’« éditeur » de la société Airbnb que le tribunal l’a initialement condamnée.

La cour d’appel considère que « le premier juge a qualifié l’appelante d’éditeur, par une interprétation a contrario des dispositions de l’article 6.I.2 de la loi n° 2004-575, du 21 juin 2004 ». Elle relève que « le premier juge a estimé que la société Airbnb n’entrait pas dans la catégorie des hébergeurs […] mais dans celle des éditeurs, au motif qu’elle jouait un rôle actif de nature à lui conférer une connaissance ou un contrôle des données », et qu’elle « avait pour mission de surveiller les informations transmises » par les utilisateurs du service.

Pour l’arrêt d’appel, « c’est par des motifs pertinents que la Cour adopte que le premier juge a considéré que la société Airbnb avait joué un rôle actif dans la rédaction des annonces diffusées sur son site internet, en raison de nombreuses contraintes imposées à ses « hôtes » quant à l’utilisation de sa plateforme ». La Cour conclut que « c’est à bon droit que le premier juge a qualifié la société Airbnb d’éditeur ».

Affaire HomeAway

Dans l’affaire HomeAway UK Ltd, exploitant le site Abritel, de nombreux vacanciers utilisateurs du site ont assigné la société, « aux fins de la voir condamnée au paiement d’indemnités suite à des fraudes », entraînant escro­querie par détournement de sommes d’argent, « dont ils avaient été victimes lors de la réservation de séjours ». Les demandeurs estimaient que la société portait, à cet égard, « une responsabilité manifeste ».

Se référant aux dispositions de la directive du 8 juin 2000 et de la loi française du 20 juin 2004, les demandeurs ont rappelé que « le régime de la responsabilité était différent selon que l’entité mise en cause avait la qualité d’hébergeur ou celle d’éditeur ».

Ils ont notamment fait valoir que « la directive européenne avait spécifié que pour être qualifié d’hébergeur […] le prestataire de services de la société de l’information devait exercer une activité qui revêtait un caractère purement technique, automatique et passif, qui impliquait » qu’il « n’avait pas la connaissance ni le contrôle des informations transmises ou stockées » ; que « ce n’était pas le cas lorsque le prestataire de services, au lieu de se limiter à une fourniture neutre du service, au moyen d’un traitement purement technique et automatique des données fournies par ses clients, jouait un rôle actif de nature à lui confier la connaissance ou le contrôle de ces données », et que « tel était le cas, par exemple, lorsque l’exploitant avait prêté une assistance qui avait notamment consisté à optimiser la présentation des offres à la vente en cause ou à promouvoir ces offres ».

En l’espèce, « les parties demanderesses ont détaillé les éléments qui, selon elles, écartaient, pour la société HomeAway UK Ltd, le simple rôle de prestataire technique » : elle « définissait les conditions d’hébergement, de paiement et d’échange d’écrits entre propriétaires et vacanciers. […] Elle imposait, à la fois, des règles à respecter, […] des outils à utiliser, s’octroyant la possibilité d’effectuer de nombreux contrôles sur les contenus publiés par les utilisateurs, voire de sanctionner ces derniers » ; elle « s’octroyait le droit de ne pas publier les annonces si le contenu de celles-ci lui apparaissait frauduleux ou illicite » ; elle « apportait aux propriétaires une assistance indéniable, non seulement dans la mise en page de leurs annonces » ; « d’autres éléments témoignaient du rôle actif » de ladite société.

En sens contraire, la société HomeAway a fait valoir que « l’ensemble des informations, images, textes relatifs aux locations de vacances proposées relevaient intégralement de la responsabilité des hôtes » ; qu’en « sa qualité d’hébergeur », elle « ne garantissait en aucune manière l’authenticité, l’exactitude ou la fiabilité des informations » présentées ; qu’elle « avait la qualité d’hébergeur, telle que définie par l’article 6-1 de la loi du 20 juin 2004 […] exerçant une simple activité de stockage notamment d’annonces publiées et de photos dont elle n’avait ni la connaissance, ni le contrôle » ; que, « du fait du statut de la plateforme », elle « ne pouvait être tenue d’un quelconque devoir de contrôle préalable des annonces qu’elle hébergeait ». La société a ajouté « qu’un certain rôle actif de l’exploitant ne lui faisait pas perdre forcément la qualité d’hébergeur puisqu’il fallait que le rôle exercé soit de nature à lui confier la connaissance et le contrôle des données stockées ».

Pour le tribunal, il convenait, « en premier lieu, de déterminer le statut exact de la société HomeAway UK Ltd en tant que détentrice et administratrice de la plateforme numé­rique correspondant au site internet www.abritel.fr ». Pour cela, il posait qu’« il résulte de la directive européenne 2000/31/CE une définition distincte, en matière de prestataires de services de la société de l’information, du simple hébergeur, qui stocke des informations fournies par des destinataires, et de l’éditeur, qui exerce un rôle plus affirmé ». Il ajoutait que « l’hébergeur […] se contente d’offrir aux utilisateurs du site le support et les moyens technologiques pour leur mise en contact et pour les échanges entre eux sur le domaine de compétence auquel le site est destiné ».

En dépit des incertitudes qui subsistent à cet égard, la détermination de la nature de l’activité des prestataires, qualifiés d’« éditeurs » ou d’ « hébergeurs », conditionne le régime de responsabilité qui leur est applicable.

Régime de responsabilité

S’agissant du régime de responsabilité à appliquer en ces deux affaires, la formulation des textes a été l’objet de divergences d’interprétation entre les parties.

Formulation des textes

S’agissant de la « responsabilité des prestataires intermédiaires », l’article 14 de la directive européenne du 8 juin 2000 pose, à l’égard des hébergeurs, que « 1. les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que : a) le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicites est apparente, ou b) le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible. 2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle du prestataire ». Celui-ci devient alors éditeur du service.

Dans le même sens, l’article 6.I.2 de la loi française du 21 juin 2004 dispose que les fournisseurs d’hébergement « ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si [ils] n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où [ils] en ont eu connaissance, [ils] ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible. L’alinéa précédent ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa ». Celle-ci est alors considérée comme étant éditrice du service.

De la même manière l’article 6.I.3 dispose que « les personnes visées au 2 ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée à raison des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance du caractère manifestement illicite de l’activité ou de l’information ou si, dès le moment où elles en ont eu connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l’accès impossible. L’alinéa précédent ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa ».

Affaire Airbnb

Ayant retenu que la société Airbnb avait la qualité d’« éditeur », et non pas d’« hébergeur », le premier juge a considéré qu’elle « était de plein droit responsable de la diffusion d’annonces illicites » par les utilisateurs du service, et qu’elle ne pouvait donc « bénéficier de la responsabilité allégée prévue », par la loi, « en faveur des simples hébergeurs ».

Estimant que, « sans l’aide logistique de la société Airbnb », la locataire « n’aurait pas pu sous-louer l’appartement », et que ladite société « a ainsi contribué, dans une large mesure, au préjudice économique subi » par la propriétaire, la Cour confirme sa condamnation.

Affaire HomeAway

Dans l’affaire HomeAway, le tribunal, se fondant sur la distinction entre « éditeur » et « hébergeur », commence par rappeler que « le régime de responsabilité de l’un et de l’autre sera différent, l’hébergeur se voyant appliquer un régime de responsabilité civile allégée ». Il ajoute que « le régime découlant de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 est un régime dérogatoire de la responsabilité civile de droit commun et, de ce fait, doit être envisagé strictement ».

Il est considéré que « le rôle de la société HomeAway est bien de permettre à un locataire d’entrer en relation avec un propriétaire, pour réserver un séjour par le biais de la plateforme, mais de façon directe et autonome », mais qu’« une telle mission n’est pas pour autant, en elle-même, synonyme d’une passivité de la plateforme qui aurait pour conséquence une responsabilité civile allégée », et qu’« il y a lieu, en effet, de déterminer, au-delà des outils à vocation purement technique ou permettant de fixer le cadre des mises en contact, si Abritel pouvait interférer de façon concrète dans les relations s’établissant entre propriétaires et locataires ».

Il est relevé que « la volonté exprimée par la société HomeAway UK Ltd, dans son site, dépasse notablement la possibilité d’écarter les seules annonces (et, par là même, leurs auteurs) dont le contenu serait manifestement illicite ou frauduleux », et qu’« elle s’est réservé le droit discrétionnaire d’évaluer la pertinence des contenus publiés aussi dans leur conformité aux exigences des conditions générales », et qu’« elle se réserve également la possibilité de sanctions ».

Au vu de ces différents éléments, le tribunal conclut que la société HomeAway UK Ltd « ne saurait prétendre avoir exercé, dans l’exploitation de la plateforme abritel.fr, le rôle d’un hébergeur purement passif, dont la conséquence aurait été une responsabilité civile limitée », et qu’« il y a lieu, en l’espèce, d’envisager la responsabilité de la société selon les critères de la responsabilité contractuelle de droit commun ».

Aussi délicate et incertaine qu’elle apparaisse, la distinc­tion des fonctions d’« éditeurs » et d’« hébergeurs » de services de la société de l’information conditionne la mise en jeu de leur responsabilité du fait du contenu des messages auquel le public peut ainsi avoir accès.

Conformément aux dispositions du droit européen et de la loi française, la responsabilité, conditionnelle ou allégée des « hébergeurs », ne peut, à la différence de celle des « éditeurs », évidemment responsables, être « engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si [ils] n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où [ils] en ont eu connaissance, [ils] ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ».

Cependant, dès lors que les prétendus « hébergeurs » ont exercé un rôle actif sur le fonctionnement du service et le contenu des messages diffusés, et sans même que leur soit reconnu le statut d’« éditeur », leur responsabilité peut se trouver engagée selon les règles du droit commun.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici