Corée du Sud : seconde sanction par l’Autorité de la concurrence à l’encontre de Google pour abus de position dominante

Le 11 avril 2023, l’Autorité de la concurrence sud-coréenne (Korea’s Fair Trade Commission – KFTC) a infligé une nouvelle amende de 30 millions d’euros à Google pour abus de position dominante sur le marché sud-coréen. Cette amende, moins importante que ce qui est généralement pratiqué à l’encontre des Gafam, fait suite à une première sanction de 161 millions d’euros pour les mêmes motifs. Ces deux décisions visent l’usage de pratiques anticoncurrentielles en vue de pérenniser la dominance de la plateforme Google Play Store.

Un abus de position dominante pour la distribution de jeux vidéo en Corée

Théoriquement, en droit de la concurrence, une position dominante sur un marché ne peut, per se, faire l’objet d’une sanction. Une entreprise en position dominante, telle que Google, pourrait tout à fait coexister avec les autres acteurs de ce marché, dès lors qu’aucune pratique tendant à distordre la concurrence n’y est exercée.

La position dominante, selon la définition élaborée par les juges européens et communément admise sur le plan international, « fruit d’un dialogue entre juristes et économistes, concerne une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché pertinent en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs »1. En ce sens, une entreprise en position dominante, par le pouvoir que celle-ci lui donne sur le marché, est d’autant plus susceptible d’abus dans ses pratiques.

Face au géant américain, acteur majeur sur le marché sud-coréen, les trois principales entreprises nationales concurrentes SK Telecom, KT Corp et LG Uplus se sont entendues2 en vue de créer une plateforme unique, One Store, avec « l’espoir de prendre quelques parts de marché à Google Play »3.

Afin d’assurer le maintien de sa position sur le marché face à One Store vu comme un concurrent sérieux, Google aurait, depuis 2010, entrepris des manœuvres pour le moins peu conventionnelles, réussissant à « brider la montée en puissance de la plateforme locale »4, jusqu’à l’exclure quasiment du marché pertinent. Il ressort en effet de l’enquête que Google, dans le but de maintenir son monopole sur la distribution de jeux vidéo, aurait menacé de ne pas référencer les entreprises qui ne distribuent pas leurs jeux vidéo via Google Play, mais passent par One Store.

À cet égard, l’enquête a révélé que le groupe internet américain a fait pression, dans une série de courriels compromettants, sur plusieurs éditeurs sud-coréens de jeux mobiles, entre juin 2016 et avril 2018, ainsi que sur des entreprises chinoises, en vue de conclure des contrats d’exclusivité pour le lancement de leurs jeux sur la plateforme Google Play. Ces manœuvres anticoncurrentielles ont donc bénéficié à Google dès lors que les fabricants ont cédé à la pression, malgré les conditions restrictives qui leur ont été imposées. Ainsi, sur le marché des téléphones mobiles équipés du système d’exploitation Android, Google Play a augmenté d’environ dix points ses parts de marché, passant de 80-85 % à 90-95 %. Fort de cette position dominante, Google a réussi quasiment à exclure son concurrent, usant de son pouvoir d’agir de la sorte et, par conséquent, de distordre la concurrence et l’équilibre du marché5.

Le fait de tenter d’écarter un concurrent du marché consiste en une pratique de restriction d’accès au marché, ou de barrière à l’entrée, signifiant que « les conditions de marché dans un secteur donné limitent ou rendent impossible l’entrée de nouvelles firmes sur le marché »6. Cette barrière à l’entrée ou des comportements anticoncurrentiels de la sorte, pouvant entraîner jusqu’à l’exclusion d’un acteur du marché pertinent, constituent de graves entorses au droit de la concurrence. C’est pourquoi la KFTC, à l’instar du travail de longue haleine entamé par les institutions européennes, a sanctionné Google pour abus de position dominante le 11 avril 2023.

Des précédents aux niveaux local et international

Le montant de la sanction, 30 millions d’euros, ne paraît pas aligné sur la tendance internationale, nettement plus sévère envers Google et les Gafam ces dernières années. Néanmoins, cette sanction fait suite aux 161 millions d’euros infligés par la KFTC le 14 septembre 2021. Dans cette précédente affaire, il était reproché à Google d’avoir restreint la possibilité pour les fabricants de télé­phones d’installer des modes de paiement concurrents sur le système d’exploitation Android, ou encore de les équiper d’une version modifiée du système d’exploitation (forks), en les forçant ainsi à commercialiser sa propre plateforme Play Store sur les appareils vendus par eux7. Ces comportements constituaient également, selon la KFTC, des actes anticoncurrentiels, en ce qu’ils ont eu pour effet « d’avoir étouffé le développement de systèmes concurrents »8. Cette pratique aurait permis à Google de maintenir ses taux élevés de commissions, dès lors qu’il était impossible de développer et de proposer des moyens de paiement alternatifs, en conséquence de ces accords dits « antifragmentations » (AFA, voir La rem, n°59, p.63). Dans un pays où la majorité des smartphones sont commercialisés par Samsung, cela a pu entraîner le fabricant, en 2013, à avoir recours au système d’exploitation Tizen OS pour son modèle Galaxy Gear 1. Mais, faisant face à de telles limitations, passer à Android de Google a été nécessaire pour le Galaxy Watch 49. En tout état de cause, la restriction de la concurrence durant des années sur le marché coréen a permis à Google de faire passer sa part de marché des systèmes d’exploitation de 38 % en 2010 à 97,7 % en 2019. Si aucun doute ne peut subsister sur la position dominante, il en va de même pour l’abus concomitamment pratiqué.

L’exemple coréen renvoie d’ailleurs à la décision de la Commission européenne du 18 juillet 201810, qui a infligé une amende de 4,3 milliards d’euros à Google pour avoir abusé de sa position dominante, sur les mêmes fondements que la décision de la KFTC11 (voir La rem n°48, p.5). Notamment, la Commission a considéré que le fait pour Google de lier la vente des applications Google Search et Google Chrome au Play Store – et le fait de lier leur utilisation entre elles – sur le marché pertinent mondial12 des boutiques d’applications Android constituait un abus de position dominante. Elle a également considéré que le fait de subordonner l’octroi de licences aux fabricants à l’acceptation d’obligations AFA pour le Play Store et Google Search sur les marchés pertinents des services de recherche générale, tant au niveau mondial qu’au niveau des marchés nationaux, constituait une pratique anticoncurrentielle. Enfin, pour Google, cette sanction portait également sur l’accord de paiement aux fabricants d’équipements d’origine et aux opérateurs de réseaux mobiles, sous condition de ne pas préinstaller de service de recherche générale concurrent sur certains appareils ou au sein d’une gamme préalablement convenue. Cela démontre que les pratiques sanctionnées par la Commission européenne sont identiques à celles reprochées au géant américain par la KFTC, et marque de la part de cette dernière une volonté constante et affirmée de protéger son marché contre les pratiques abusives des Gafam.

Les opinions exprimées par l’auteur sont personnelles, et n’engagent pas la Cour de justice de l’Union européenne. 

Sources :

  1. Maxime Hauviller, « Position dominante (Notion) », Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, art. n° 86012 ; voir également arrêt du 14 février 1978, United Brands et United Brands Continentaal/Commission, 27/76, EU : C : 1978 : 22, point 65.
  2. Une entente « vise communément une coordination anticoncurrentielle de deux ou plusieurs entreprises » en vue de fixer les prix ou de reprendre le contrôle de certains aspects du marché pertinent (Robert Saint-Esteben, « Entente (ou cartel) », Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, art. n° 12239).
  3. Quand bien même cela reste sans incidence sur l’affaire en cause, il a été tenté de lutter contre les actes anticoncurrentiels de Google par un acte anticoncurrentiel qui, à ce stade, n’est pas sanctionné. Yann Rousseau, « En Corée du Sud, le gendarme de la concurrence condamne Google à 30 millions d’euros d’amende », Les Échos, 12 avril 2023.
  4. Ibid.
  5. Raphaële Karayan, « Google condamné à une amende de 30 millions d’euros pour abus de position dominante en Corée », L’Usine digitale, 11 avril 2023.
  6. Jean-Marc Zogheib, « Barrière à l’entrée », Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, art. n° 12145.
  7. Ceci constitue une vente liée, subordonnant l’acquisition d’un produit à l’achat simultané d’un autre, pratique prohibée dès lors qu’elle peut restreindre la concurrence sur le marché. Voir, en ce sens, Julien Pillot, « Vente liée », Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, art. n° 12377.
  8. Yann Rousseau, « Google écope d’une amende de 177 millions de dollars en Corée du Sud », Les Échos, 14 septembre 2021.
  9. Kim Bo-eun, « Korea fines Google W207 bil. for abuse of market dominance », The Korea Times, September 14, 2021.
  10. Décision de la Commission du 18 juillet 2018 relative à une procédure d’application de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et de l’article 54 de l’accord EEE (Affaire AT.40099 – Google Android), 2019/C 402/08.
  11. Par ailleurs, cette décision très emblématique a été largement confirmée par le Tribunal de l’Union européenne, dans son arrêt du 14 septembre 2022, Google et Alphabet/Commission (Google Android), T-604/18, EU : T : 2022 : 541. Pour plus d’informations, voir communiqué de presse sur https : //curia.europa.eu/
  12. La Chine n’étant pas comprise dans le territoire pertinent du cas d’espèce.
Assistant juriste à la Cour de justice de l’Union européenne

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