La stratégie de Bertelsmann contrariée : échec des fusions et super-app retardée

Cessions avortées de M6 et de RTL Nederland, fusion impossible avec Simon & Schuster, rachat improbable de ProSiebenSat.1 : Bertelsmann ne fera pas émerger des géants nationaux des médias et se replie sur une super-app qui tarde à voir le jour. MFE, ProSiebenSat.1 ou encore Vivendi misent à l’inverse sur l’international pour répondre à la concurrence des géants de l’internet.

Bertelsmann est l’un des géants des médias en Europe, même si le groupe repose sur trois piliers bien distincts : les médias, les services et l’éducation. Il envisage d’ailleurs de se développer dans la santé numérique, se présentant de facto comme un conglomérat. Mais c’est assurément dans les médias qu’il est le plus actif, parce qu’il s’est construit en partie sur eux (Bertelsmann a débuté comme éditeur et distributeur de livres) et parce qu’il doit désormais gérer une situation beaucoup plus délicate, faite de concurrents nouveaux, notamment pour ses activités de télévision, et d’un contexte moins porteur pour la presse écrite. Or, Bertelsmann a ceci de particulier que son président direc­teur général depuis 2012, Thomas Rabe, a une vision bien précise des stratégies que les groupes de médias doivent mettre en œuvre pour résister à la concurrence d’internet, qu’il s’agisse des acteurs de l’infomédiation (Google, Facebook) ou des services de type « catalogue », ainsi que des services de streaming musical ou de SVOD. Mondialisés, ces services ne peuvent être concurrencés, pour Thomas Rabe, qu’avec des propositions éditoriales qui misent d’abord sur la production locale et qui font une offre tout-en-un. En effet, ce seraient là les deux principaux points faibles des concurrents étrangers des groupes de médias historiques : une offre de contenus avant tout étrangers ; enfin une offre morcelée entre différents services, ce qui est très clairement le cas pour la SVOD.

Afin de répondre à ces enjeux, Thomas Rabe a, dans un premier temps, promis une « super-app » pour fédérer toute l’offre des médias du groupe en Allemagne (voir La rem n°60, p.71). C’était en novembre 2021. Début 2023, la super-app n’a pas encore vu le jour et son lancement est repoussé courant 2023. L’objectif est de fusionner l’offre de streaming vidéo du groupe, RTL+, avec RTL+ Musik, une offre de musique éditée en partenariat avec Deezer, et d’y ajouter une fonction lecture qui comportera l’accès aux titres de Gruner + Jahr (Geo, Capital, Stern). Il s’agit ainsi d’aller « vers une expérience de divertissement complète », selon Matthias Dang, co-PDG de RTL Allemagne cité par CB News. Mais l’offre ne sera pas unique puisque Bertelsmann a annoncé en même temps le lancement d’une application payante de Stern, le magazine d’actualité du groupe, qui donnera aussi accès à Geo et Capital. Autant dire que le travail d’intégration est loin d’être terminé.

Ce travail d’intégration s’est traduit, au sein du groupe Bertelsmann, par la restructuration de son organisation. Plutôt que de disposer de filiales médias dédiées à un support en particulier, ce qui limite d’autant les synergies, l’objectif a été de constituer un pôle cross media. En France, cette stratégie s’est traduite par le rachat, en 2016, du groupe de radio RTL par M6, les deux étant des filiales de Bertelsmann. En Allemagne, ce sont les activités de presse et d’audiovisuel qui ont été rapprochées. RTL, dont le siège est au Luxembourg, a ainsi racheté Gruner + Jahr en 2021 afin de faire émerger un champion national de la presse et de la télévision. La crise énergétique et la hausse des coûts du papier auront toutefois conduit le nouvel ensemble à annoncer, en février 2023, la suppression de 700 postes en deux ans au sein de Gruner + Jahr, soit plus du tiers des effectifs, et la fermeture de 23 titres, afin de se concentrer sur les marques les plus fortes. Des synergies sont toutefois attendues à terme puisque les rédactions de ces titres phares, dont celles de SternGeo et Capital, doivent intégrer la plateforme RTL News. Les équipes resteront toutefois séparées puisque RTL est installé à Cologne quand Gruner + Jahr opère depuis Hambourg.

L’intégration devait aussi passer par la constitution de groupes capables, sur chaque marché national où ils opèrent, de proposer une offre locale de contenus sans commune mesure, seuls les champions nationaux étant à même de résister aux concurrents venus d’internet. En la matière, la stratégie de Thomas Rabe qui visait à faire émerger ces champions nationaux a échoué car elle a été partout contrariée par les autorités de la concurrence. Qu’il s’agisse de renoncer à ses actifs ou d’être l’acteur principal d’un mouvement national de concentration, Bertelsmann n’est pas parvenu à concrétiser les opérations annoncées. Certes, il a pu se débarrasser de RTL Belgium en 2020, cédé à Rossel et DPG, un marché sur lequel le groupe considérait ne pas disposer de positions assez solides. Il a pu se débarrasser de Prisma Media en France, cédé à Vivendi (voir La rem n°57-58, p.43). Mais, depuis, les échecs se multiplient. M6 n’a pas été cédé à TF1 en France (voir La rem n°63, p.101), comme RTL Nederland à Talpa Network aux Pays-Bas. Annoncée en juin 2021, cette dernière opération a été refusée par l’autorité néerlandaise de la concurrence, l’ACM, en janvier 2023, qui s’est alignée sur la définition des marchés formulée par l’Autorité française de la concurrence. Cette dernière estime que le marché de la publicité télévisée est en soi pertinent, qu’il n’a pas à être étendu aux marchés de la publicité en ligne, et donc que le rapprochement d’acteurs audiovisuels pose encore des problèmes de concurrence (voir La rem n°57-58, p.39). Quand Bertelsmann veut grossir, il ne le peut pas : aux États-Unis, Penguin Random House n’a pas pu racheter Simon & Schuster (voir La rem n°64, p.53). Les autorités de la concurrence, dans ces différents pays, rejettent donc toutes l’analyse des marchés proposée par Thomas Rabe.

Pour ce dernier, il faut changer de grille de lecture sur les marchés, les autorités de la concurrence aux États-Unis et en Europe ayant une vision dépassée. C’est ce qu’il avait dit lors de son audition au Sénat dans le cadre de la commission sur la concentration des médias : « La consolidation des acteurs nationaux en Europe est impérative pour les préserver face aux géants du streaming américains, et de plus en plus aux entreprises chinoises puissantes dans la vidéo comme TikTok. » C’est que l’Europe, avec ses marchés nationaux, ses différentes langues, n’a pas la taille critique ou l’homogénéité nécessaire pour faire émerger des géants des médias. Il faut donc être un géant à l’intérieur de ses frontières nationales où l’on bute immanquablement sur des seuils de marché que les autorités de la concurrence ont définis avant que n’émergent les grands acteurs mondia­lisés de l’internet. En France, la réunion de TF1 et M6 aurait donné au nouvel ensemble le contrôle de près de 70 % du marché publicitaire de la télévision. En revanche, si l’on prend comme marché publicitaire pertinent l’ensemble des dépenses des annonceurs à la télévision et sur internet, alors les chiffres revêtent une autre signification. Ce ne sont pas ces chiffres qui ont été retenus par l’Autorité française de la concurrence, puis par l’autorité néerlandaise. Il sera donc difficile, pour Bertelsmann, de réussir en Allemagne la fusion de RTL avec le leader national de la télévision privée, ProSiebenSat.1. De ce point de vue, la super-app est une alternative cross media à l’absence de consolidation sur le seul marché de la télévision, mais elle risque de ne pas suffire.

D’autres acteurs considèrent autrement les perspectives offertes par les marchés européens et pensent à l’inverse qu’une présence dans plusieurs pays est la réponse la plus pertinente face à la concurrence des acteurs américains de la SVOD. Leur taille européenne leur donne dans ce cas un poids relatif qui doit leur permettre d’accéder encore à des droits prestigieux et d’amortir leurs coûts de production sur plusieurs marchés. C’est le cas notamment de MFE (Media For Europe) et de ProSiebenSat.1. Le concurrent direct de RTL en Allemagne, ProSiebenSat.1, mise lui aussi sur son service de streaming vidéo, Joyn, pour répondre aux enjeux posés par le développement de la vidéo à la demande. À l’instar de Bertelsmann et de sa super-app, il mise également sur une offre globale, Joyn devant fédérer les contenus de partenaires et devenir en quelque sorte un super-distributeur de vidéos. Mais ProSiebenSat.1 ne croit pas à la concentration sur les marchés nationaux, les autorités de la concurrence l’empêchant en général, et ambitionne à l’inverse de développer Joyn sur plusieurs territoires, notamment dans l’ensemble de l’espace germanophone, en Allemagne, mais également en Suisse et en Autriche. Enfin, les offres de ProSiebenSat.1 pourraient participer d’une offre européenne plus ambitieuse dans la mesure où le groupe privé allemand a pour actionnaire majoritaire le néerlandais MFE, émanation de l’ex-Mediaset qui fédère désormais l’ensemble des activités audiovisuelles de la famille Berlusconi, dont les chaînes italiennes et espagnoles (voir La rem n°61-62, p.32). Fin 2022, MFE a en effet indiqué qu’il contrôlait 29 % du capital de ProSiebenSat.1, ce qui l’a conduit à demander deux sièges au conseil d’administration du groupe. Désormais, MFE ne peut plus augmenter sa parti­cipation sans lancer une OPA (le seuil de déclenchement est à 30 %), ce qui ferait émerger un groupe audiovisuel de taille européenne disposant d’actifs de premier plan en Italie, en Espagne et en Allemagne. Manquera alors le marché français où Silvio Berlusconi s’était positionné, aux côtés de Xavier Niel, pour racheter M6 suite à l’échec de Bertelsmann qui voulait la céder au groupe TF1.

Une autre approche est tentée, par Vivendi cette fois, qui s’identifie au modèle Paddington et s’inscrit en contrepoint de celle de Bertelsmann. Plutôt que de faire émerger des acteurs ultradominants au niveau national sur un média en particulier (par exemple TF1 et M6 réunis), Vivendi mise sur un ensemble de médias, dans un ensemble de pays, réunis dans un groupe organisateur de synergies, afin de faire fructifier le potentiel des marques détenues, sur le modèle de Disney ou de Viacom. Ce modèle-là s’incarne chez Vivendi dans l’ours Paddington dont le groupe a racheté les droits en 2016 pour en faire un film, produit par StudioCanal, quand Universal Music Group, alors dans le périmètre de Vivendi, s’occupait de la bande-son, que Gameloft déclinait l’ensemble en jeu vidéo pendant que Havas faisait connaître la marque au plus grand nombre. Avec cette stratégie, des marques européennes, voire mondiales, peuvent émerger qui permettront à Vivendi de figurer parmi les groupes internationaux des médias, qu’ils viennent des marchés historiques (Disney) ou qu’ils soient de nouveaux entrants (Netflix, Fortnite). La marche à franchir est cependant très haute.

Sources :

  • Ninon Renaud, « Bertelsmann fédère toute son offre média dans une « super app » », Les Échos, 8 novembre 2021.
  • Thomas Moysan, « Deezer propose son service avec RTL+ en Allemagne », cbnews.fr, 24 août 2022.
  • Olivier Tosseri, « Berlusconi prêt à lancer une OPA sur ProSiebenSat.1 », Les Échos, 20 décembre 2022.
  • Marina Alcaraz, « Nouvel échec dans la stratégie de consolidation de RTL Group », Les Échos, 31 janvier 2023.
  • Ninon Renaud, « Bertelsmann supprime plus d’un tiers des effectifs de son pôle presse », Les Échos, 8 février 2023.
  • Claudia Cohen, « La stratégie de Bertelsmann dans les médias mise à mal », Le Figaro, 8 février 2023.
  • Ninon Renaud, « ProSiebenSat.1 veut pousser les feux sur sa plateforme de streaming Joyn », Les Échos, 29 mars 2023.
  • Ninon Renaud, « Malgré des revers, Bertelsmann tient bien sa trajectoire financière », Les Échos, 31 mars 2023. 

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