C-18, la loi canadienne qui oblige les Gafam à contribuer au financement des médias locaux

Le 19 décembre 2023, la loi C-18 sur les nouvelles en ligne entrera en vigueur au Canada. Son sommaire résume bien ses objectifs : « Le texte réglemente les intermédiaires de nouvelles numériques afin de renforcer l’équité sur le marché canadien des nouvelles numériques et de contribuer à sa viabilité. Il établit un cadre dans lequel les exploitants d’intermédiaires de nouvelles numériques et les entreprises de nouvelles peuvent conclure des accords concernant le contenu de nouvelles rendu disponible par les intermédiaires de nouvelles numériques. »

Un rapport de force inégal est au cœur des politiques canadiennes de régulation et de réglementation des médias depuis un siècle : 40 millions de Canadiens – dont 8 millions de francophones – cohabitent dans l’espace médiatique nord-américain avec 330 millions d’Américains des États-Unis. Conscient de la nécessité de préserver une identité canadienne aux fournisseurs de services d’information s’adressant aux citoyens du pays, le gouvernement fédéral d’Ottawa a cherché à en réguler le cadre depuis plus d’un siècle. Dès les années 1920 apparaît un déséquilibre entre les réseaux radios nationaux américains et les stations locales canadiennes qui leur servent de relais de diffusion. En 1929, la commission royale Aird sur la radiodiffusion plaide pour une réglementation afin d’aider à préserver la « souveraineté culturelle » canadienne1 et la création d’un service public de radio, la BBC britannique servant de modèle. Le Parlement du Canada adopte la première loi sur la radiodiffusion en 1932, avec déjà le souci de fixer les règles du jeu du partage des revenus publicitaires. Cette loi sera mise à jour au fil des décennies et, en 1968, le Canada crée le CRTC, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes. Le CRTC joue, depuis cette date, le rôle central d’arbitre régulateur des médias et pose la doctrine pour ce qui est de la chaîne de revenus. Ses décisions tiennent compte de la géographie et des dynamiques des modèles d’affaires.

Le Canada doit composer avec le libre accès à l’information et avec le poids des puissants réseaux voisins pour préserver son espace médiatique propre

La population canadienne est concentrée autour de la frontière avec les États-Unis (le 49e parallèle) et les Canadiens ont accès aux réseaux télévisés des deux pays. Les chaînes locales américaines ciblaient directement leurs voisins transfrontaliers canadiens anglophones, un peu à la manière des radios périphériques françaises avant la libéralisation des ondes, et captaient, avec les mêmes programmes, un public et des revenus publicitaires que le CRTC considérait comme devant rester canadiens. L’exemple le plus criant reste la station KCND TV2, établie dans un village de moins de 1 000 habitants de l’État du Dakota du Nord, afin d’arroser le marché voisin de Winnipeg. KCND allait jusqu’à favoriser la pose d’antennes aux habitants de Winnipeg pour mieux capter son signal. La commission Aird de 1929 visait à sauvegarder la souveraineté culturelle canadienne et, en 1972, le CRTC s’oppose au libre-échange télévisé transfrontalier.

Sa décision, toujours en vigueur aujourd’hui, vise le partage des revenus publicitaires entre entités canadiennes et américaines pour imposer aux télédiffuseurs la politique dite « de substitution des signaux ». Lors de la diffusion d’un même programme à la même heure sur un réseau canadien et américain, la substitution des signaux exige que les télédiffuseurs canadiens diffusent le signal canadien – et donc les publicités canadiennes –, y compris sur le réseau américain capté au Canada. À titre d’exemple : le Super Bowl de la National Football League est diffusé au Canada à la fois par les réseaux américains ABC, NBC ou Fox et par le réseau canadien CTV (groupe Bell Media). Les pauses publicitaires sont 100 % canadiennes, y compris celles du réseau américain diffusé vers le public canadien.

Ce rappel sur les dynamiques du marché télévisuel canadien, notamment anglophone, est nécessaire pour appréhender le contexte numérique. Les autorités canadiennes, soucieuses de préserver un espace média­tique national, doivent en permanence composer avec le déséquilibre entre le libre accès à l’information et au divertissement du public canadien et le poids des puissants réseaux voisins, qui concurrencent les acteurs canadiens de plus petite taille, et cela dans tous les secteurs des médias.

Le Canada, comme le reste des marchés mondiaux, a connu la double secousse de la concentration des groupes médias locaux autour des télécoms – Bell Media intègre le premier opérateur télécom du pays et le groupe de diffusion TV le plus puissant – et de l’affaiblissement des médias dits « traditionnels », au profit des plateformes Gafam et notamment Google/YouTube et Facebook. Les deux premières décennies du web grand public (2000-2023) ont vu le public canadien adopter en masse les médias numériques pour leur recherche d’information. Les revenus récurrents classiques – petites annonces immobilières et publicité locale – ont d’abord été captés par des sites spécialisés, et le gros du trafic des sites propres des médias a ensuite basculé vers les plateformes. Pour l’année 2021, le marché publicitaire en ligne au Canada pesait 12,3 milliards de dollars canadiens et deux acteurs clés, Google et Meta, en accaparaient 79 %.

Le Canada affiche clairement l’intention de C-18 : viabiliser le secteur de l’information numérique

La concurrence des plateformes a profondément modifié le paysage médiatique canadien et, selon les chiffres publiés par le ministère du patrimoine canadien (équivalent du ministère français de la culture et en charge de la loi C-18)3 : « Entre 2008 et 2020, les revenus totaux provenant de la télévision, de la radio, des journaux et des magazines ont diminué de près de 6 milliards de dollars. Au Canada, au moins un tiers des emplois du secteur du journalisme ont disparu entre 2010 et 2016. Depuis 2008, 474 organes de presse ont fermé leurs portes dans 335 communautés à travers le Canada. »

Le secteur de l’information, bousculé par la montée des plateformes agissant comme des péages prélevant l’essentiel des revenus, a dû innover pour transformer son modèle économique. Plusieurs exemples sont intéressants : le journal La Presse (le plus ancien quotidien francophone du pays) devenu un organisme à but non lucratif, la mutation du groupe de quotidiens régionaux Le Soleil en coopérative et le lancement de médias en ligne ayant recours à des dons au démarrage (le Canada’s National Observer).

Les transformations du secteur de l’information liées aux bouleversements numériques représentent un enjeu culturel et démocratique pour les autorités canadiennes. Comme pour la radio dans les années 1920 et la télévision en 1972, le législateur répond ainsi à un nouveau déséquilibre entre entités canadiennes et américaines, et va tenter d’arbitrer entre les habitudes de consommation du public et la chaîne de revenus des géants numériques.

L’industrie de l’information et les instances parlementaires ont rédigé plusieurs rapports, notamment le rapport Yale remis en janvier 20204, traitant de l’avenir des communications au Canada. Ce rapport fait le constat de la crise du secteur – « Le virage numérique menace la viabilité du contenu de nouvelles canadien » – et formule des recommandations qui seront reprises dans la loi C-18, notamment la notion de redevances versées par les entreprises d’agrégation de contenus.

Le gouvernement expose clairement son intention dès le sommaire de la loi : « Le texte réglemente les intermédiaires de nouvelles numériques afin […] de contribuer à sa viabilité. »5 Cette viabilisation passe par la mise en place d’un cadre pour le partage de revenus entre les géants numériques et les médias numériques en ligne canadiens producteurs de nouvelles.

Dans son document du 2 septembre 2023 sur la mise en application de la loi6, le législateur canadien appuie son raisonnement pour la rémunération des producteurs de nouvelles par les diffuseurs numériques sur plusieurs exemples déjà en application ou en cours d’élaboration, et la démarche australienne adoptée en 2021 est citée abondamment (voir La rem n°57-58, p.65), ainsi que les efforts européens (France, Espagne, voir La rem n°60, p.5) et voisins (Californie).

L’objectif de C-18 est de mettre en place « un régime de négociation pour s’assurer que les entreprises de nouvelles sont rémunérées équitablement pour les nouvelles qu’elles produisent ».

L’intransigeance affichée des géants numériques pour éviter de faire jurisprudence

Les plateformes numériques, fortes du succès de leur modèle d’agrégation de contenus, redoutent avant tout que l’Australie et le Canada fassent jurisprudence. Pour contrer les discours politiques, elles mettent en avant des programmes faméliques de soutien à la production d’information et affichent, depuis le début des discussions, une grande intransigeance.

Alors que la loi était encore en cours d’élaboration, Google a décidé de mener des expérimentations de blocages des liens vers les nouvelles canadiennes sur ses services et cela pendant cinq semaines dès février 20237. Ces mesures de blocage avaient déjà été prises en Australie en 2021 et avaient été largement commentées négativement dans le monde entier. Meta/Facebook a fait de même au cours de l’été 2023, sous couvert de mise en conformité avec la loi qui n’était pas encore entrée en vigueur.

La période des méga-incendies a représenté un défi quant à l’accès à l’information d’urgence, et les autorités d’Ottawa ont critiqué les blocages des plateformes numériques en des termes très durs : la ministre du patri­moine « estimant qu’il était totalement « déraisonnable » et « irresponsable » d’empêcher l’accès aux nouvelles à des gens en temps de crise »8.

Un premier bilan du dialogue entre le gouvernement et les géants numériques

L’exemple australien a été abondamment étudié par le législateur canadien, mais les ressorts de la négociation conclue en Australie ne semblent pas avoir été analysés de la même manière par les géants numériques pour leurs voisins canadiens.

Le processus australien diffère du Canada sur un point qui semble important pour Google et Meta/Facebook : les circonstances exactes de la négociation de partage de revenus avec les médias numériques récipiendaires. Plusieurs analyses rappellent que la première mouture du News Media Bargaining Code comportait la possibilité pour le Trésor australien de désigner nommément les plateformes soumises à contribution pour la reprise d’informations Michael Geist, professeur à l’université d’Ottawa, souligne que cette éventualité a été le déclencheur des négociations de gré à gré. Google et Meta ont ainsi noué des ententes de versement de redevances avec les médias en ligne australiens avant le vote de la loi. Pour l’heure, ni Google ni Meta n’ont été spécifiquement désignés par les autorités australiennes. Une analyse post-adoption du News Media Bargaining Code permet de dire que l’Australie a su jouer de la menace de la réglemen­tation, et notamment de la désignation officielle, pour inciter à la négociation directe, sans l’intervention du  gouvernement.

Au Canada, le dialogue est assez tendu dès le lance­ment des débats parlementaires. Les principales plateformes procèdent à des blocages de liens de nouvelles pour montrer leur hostilité, et la réponse gouvernementale a été de cesser de diriger ses investissements publicitaires pour les campagnes publiques vers les géants numériques.

Google répond à l’avancée des débats au Parlement avec un billet de blog très ferme9 : « Le projet de loi C-18 est devenu loi et reste irréalisable. […] En conséquence, nous avons informé le gouvernement que nous avons pris la décision difficile de supprimer, lorsque la loi entrera en vigueur, les liens vers les actualités canadiennes de nos produits de recherche, d’actualités et de découverte et de ne plus pouvoir exploiter Google News Showcase au Canada. »

Meta/Facebook adopte la même attitude10 : « La Loi sur les nouvelles en ligne est une loi fondamentalement imparfaite qui fait fi des réalités du fonctionnement de nos plateformes, des préférences de leurs utilisateurs et de la valeur que nous accordons aux éditeurs de presse. Comme l’a dit le ministre du Patrimoine canadien, la manière dont nous choisissons de nous conformer à la loi constitue une décision d’affaires, et nous avons fait notre choix. Bien que ces tests de produit soient temporaires, nous entendons mettre fin à l’accès au contenu de nouvelles de façon permanente suivant l’adoption du projet de loi C-18. »

Scénarios possibles après l’entrée en vigueur de C-18

Il y a deux scénarios probables après l’entrée en vigueur de C-18 : une mise en application édulcorée, et donc une pacification des relations entre le gouvernement canadien et les plateformes, ou bien, à l’inverse, un durcissement confirmé et un blocage des nouvelles canadiennes sur les services des géants numériques.

Le blocage total des médias canadiens sur Google et Meta/Facebook confirmerait le rôle que se sont assigné ces entreprises : celui de demeurer hostile à toute réglementation sous couvert d’un statut d’innovateurs. Les autorités canadiennes seraient alors en mesure de se poser en victimes du Big Tech et des Gafam si avides de profits que la mise en danger des médias nationaux nécessaires au débat démocratique ne les concerne en rien.

Les géants numériques devraient prendre garde pour deux raisons. Ils surveillent la progression des débats en Californie, où les dirigeants de l’État étudient un système de redevances similaire aux dispositions australiennes et canadiennes. La Californie pourrait accélérer le processus au vu de l’échec canadien et serait très vraisemblablement suivie par l’Union européenne au grand complet.

En outre, le refus des plateformes de contribuer à la santé financière des médias producteurs des informations que leurs services agrègent mettrait à mal le récit qu’elles construisent depuis plus de deux décennies, selon lequel elles sont tout, sauf des médias qu’il est nécessaire de réguler comme le sont la presse écrite, radio et télévisée.

  1. Lavoie Pierre, « La commission Aird : l´épopée de la radio », Le Devoir, 7 mars 2020.
  2. « KCND-TV : How it Came to Be », 56755. blogspot.com, September 28, 2018.
  3. Gouvernement du Canada, Patrimoine canadien,
    « La Loi sur les nouvelles en ligne reçoit la sanction royale », canada.ca, 22 juin 2023.
  4. Yale Janet, « L’avenir des communications au Canada : le temps d’agir », Gouvernement du Canada, Innovation, Sciences et Développement économique Canada, ised-isde.canada.ca, janvier 2020.
  5. Texte de la loi C-18, parl.ca, 22 juin 2023.
  6. Gouvernement du Canada, ministère du Patrimoine canadien, « Règlement sur l’application de la Loi sur les nouvelles en ligne », partie I, vol. 157, n° 35, canadagazette.gc.ca, 2 septembre 2023.
  7. « Google tests blocking news content for some Canadians », reuters.com, February 23, 2023.
  8. Bellavance Joël-Denis, « Ottawa somme Meta de cesser le blocage des nouvelles canadiennes », lapresse.ca, 18 août 2023.
  9. Walker Kent, mise à jour sur le projet de loi C-18 du Canada, Google Canada Blog, blog.google, June 29, 2023
  10. « Changes to News Availability on Our Platforms in Canada », Meta/Facebook, Newsroom, fb.com/news, June 1er, 2023.

Sources :

  • Gouvernement du Canada, « Projet de loi C-18 : Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada », 21 juin 2022.
  • Bossio Diana, « Canada’s Online News Act may let Meta and Google decide the winners and losers in the media industry », NiemanLab, niemanlab.org, June 27, 2023.
  • Pittis Don, « Who pays the price for the new media’s essential political role ? », CBC News, cbc.ca, July 7, 2023.
  • Buisson Emma, « Loi C-18 : décryptage d’un bras de fer inégal entre la Silicon Valley et Ottawa », Grenier, 20 juillet 2023.
  • Joncas Hugo, « Facebook commence le blocage des nouvelles », lapresse.ca 1er août 2023.
Chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, collaborateur à la revue New Explorations de l’Université de Toronto (anct. Explorations de Marshall McLuhan)