Réseaux sociaux numériques : la tentation du payant

Payer pour lutter contre les « bots », payer pour éviter de consentir à l’exploitation de ses données personnelles, payer pour être plus visible. Les motifs invoqués sont nombreux, mais le mouvement est général qui conduit les réseaux sociaux à proposer des abonnements.

La protection des données personnelles des utilisateurs d’iPhone par Apple, avec l’App Tracking Transparency (voir La rem n°61-62, p.61), la chute des dépenses publicitaires en 2022 après l’attaque russe en Ukraine, le règlement général sur la protection des données (RGPD) personnelles en Europe : autant d’éléments qui limitent les possibilités de se financer toujours mieux avec la publicité ciblée pour les réseaux sociaux. Pour toutes ces raisons, et chacun avec leurs contraintes propres, les réseaux sociaux testent de nouvelles stratégies de monétisation en faisant payer leurs utilisateurs, ce qui constitue de facto une rupture par rapport au contrat initial passé avec leurs utilisateurs qui disposaient de la gratuité d’accès en échange de leur participation, directe à travers l’alimentation de ces réseaux par leurs « contenus », indirecte par la captation de leurs données personnelles à des fins de ciblage publicitaire.

L’introduction du payant est présentée soit comme un moyen de se passer des publicités (TikTok teste ainsi depuis octobre 2023 un abonnement à son service qui supprime la publicité), soit comme un moyen d’accéder à de nouvelles fonctionnalités, sans que la publicité soit nécessairement supprimée, comme sur Snapchat+ lancé en juin 2022 à 3,99 dollars ou euros par mois. Parmi les fonctionnalités proposées par Snapchat+, l’un des arguments principaux est la garantie que les messages de l’abonné seront mieux visibles, notamment sous les publications des influenceurs suivis, et que leurs « stories » seront aussi plus visibles sur le réseau. Autant dire qu’il s’agit d’une sorte de référencement payant pour les posts qui ne s’adressent pas aux annonceurs mais aux utilisateurs des réseaux sociaux. On comprend tout de suite la nécessité pour les « influenceurs » de prendre un abonnement. En septembre 2023, Snapchat a annoncé avoir convaincu 5 millions de ses utilisateurs, sur un total de 750 millions d’utilisateurs actifs mensuels.

La même logique a été adoptée par X (ex-Twitter jusqu’au 23 juillet 2023) depuis son rachat par Elon Musk le 27 octobre 2022 (voir La rem n°63, p.68). Après avoir perdu en un an 60 % de ses recettes publicitaires, du fait notamment des choix stratégiques très libertariens d’Elon Musk, X mise sur le payant au point de le présenter de plus en plus comme le socle de son modèle d’affaires, et non comme une source de revenus complémentaires, ce qui est le cas des autres réseaux sociaux. Le 12 décembre 2002, l’abonnement Twitter Blue pour les utilisateurs individuels est lancé à 7,99 dollars par mois aux États-Unis, et permet de disposer d’un compte certifié et de corriger ses tweets, ce qui donne un meilleur contrôle sur son profil. Mais ce sont surtout les entreprises (coche dorée) et les organisations publiques ou leurs représentants (coche grise) qui seront mises à contribution. Le 30 mars 2023, toutes ont perdu leur ancienne certification (obtenue avant l’offre payante). Les entreprises qui souhaitent conserver leur coche dorée doivent désormais payer un abonnement de 950 euros par mois, auquel s’ajoute 50 euros supplémentaires pour chaque compte de collaborateur créé. En contrepartie, ces entreprises ne bénéficient pas de la seule certification. Elles ont la garantie d’être les seules organisations dont les tweets peuvent apparaître dans le fil « pour toi » des utilisateurs de X. Là encore, l’abonnement s’apparente à une sorte de référencement payant.

La même logique s’applique désormais aux utilisateurs individuels, qui voient leurs possibilités de lecture et de publications se limiter progressivement s’ils refusent de payer. Début juillet 2023, X a d’abord limité à 1 000 par jour le nombre de publications visibles par utilisateur (comptes dits « non vérifiés », donc non payants) et à 500 par jour pour les nouveaux comptes non vérifiés qui sont créés. En revanche, pour les comptes vérifiés, donc pour les abonnés, ce chiffre est porté à 10 000 publications par jour. Mi-juillet 2023, X a par ailleurs annoncé que les messages privés qu’il est possible d’envoyer chaque jour seront limités pour les non-abonnés. Cette décision a été expliquée le 18 septembre 2023 par Elon Musk lors d’un entretien avec Benyamin Netanyahou à qui le nouveau propriétaire de l’ex-Twitter a expliqué que le meilleur moyen de lutter contre la haine en ligne, propagée par l’intermédiaire des « bots », est de faire payer pour tous les comptes qui souhaitent publier, ce qui rendrait les campagnes de désinformation ou de propagande en ligne extrêmement coûteuses. Le mois suivant, un test a été lancé aux Philippines et en Nouvelle-Zélande, où tous les nouveaux utilisateurs doivent s’abonner pour publier, mais pour une somme modique (0,75 et 0,85 dollar par an). Ce faisant, X ne développe pas le payant à proprement parler, mais récupère des numéros de carte bancaire qui faciliteront, à l’avenir, le développement des transactions sur le réseau. Enfin, le 27 octobre 2023, X a lancé une gamme d’abonnements X Premium allant de 3 dollars ou euros mensuels pour l’abonnement basique, à 8 dollars ou euros pour l’abonnement Premium et à 16 dollars ou euros pour l’abonnement Premium+. Ces abonnements incluent tous la possibilité de corriger ses tweets, de publier des tweets avec 25 000 caractères (contre 280 pour les non-abonnés) et de publier des vidéos. Mais, avec les abonnements Premium, la « vérification » (coche bleue) est garantie, et la publicité est supprimée de moitié (Premium) ou totalement (Premium+). L’abonné touche par ailleurs une partie des recettes publicitaires engendrées par ses tweets au-delà d’un certain seuil de vues. Enfin, l’abonnement permet de répondre aux messages provenant des comptes vérifiés et d’accéder à un studio de création dédié : là encore, l’abonnement offre donc un surcroît de visibilité sur le réseau et semble taillé sur mesure pour faire payer tous ceux qui se targuent d’influence.

Le groupe Meta (Facebook, Instagram, Messenger, WhatsApp, Threads) emprunte une autre voie. Si son fondateur, Mark Zuckerberg, a toujours milité pour la gratuité de ses services en contrepartie d’une exploitation des données personnelles de ses utilisateurs, il défend de plus en plus la nécessité d’une offre en ligne gratuite complétée par une offre payante pour tous ceux qui auraient une certaine réticence quant à leurs données personnelles, ou quand un règlement impose de mieux les protéger au point de dégrader la performance économique des services proposés. C’est le cas en Europe avec le RGPD qui, depuis 2018, implique de recueillir le consentement explicite de l’internaute pour récupérer et exploiter les données personnelles. Afin de contourner cet obstacle, Facebook et Instagram avaient logé ce consentement dans leurs conditions générales d’utilisation, ce qui a conduit la Data Commission Protection (la « CNIL » irlandaise) à condamner Facebook le 4 janvier 2023 pour avoir conditionné l’accès à ses services à un consentement obligatoire et non explicite à l’exploitation des données personnelles (voir La rem n°64, p.29). Depuis, le consentement a été rendu explicite (un bandeau apparaît), mais Meta s’est saisi d’une autre décision de la Cour de justice de l’Union européenne qui, en juillet 2023, a considéré que ce consentement forcé et explicite ne saurait être prioritaire sur la possibilité pour tout citoyen européen d’accéder aux réseaux sociaux qui peuvent dans ce cas, « si nécessaire moyennant une somme appropriée », facturer l’accès à leurs services en compensation du manque à gagner publicitaire (voir supra).

Le 30 octobre 2023, Meta a donc annoncé des abonnements payants pour ses réseaux sociaux Facebook et Instagram dans l’Union européenne. Vendus dès novembre 2023, ces abonnements sont facturés 9,99 euros par mois et 12,99 euros par mois si l’abonnement est souscrit depuis un magasin d’applications afin de prendre en compte les coûts de commission. En contrepartie, la publicité disparaît. Ce montant est inférieur à ce que rapporte un utilisateur « gratuit » des services de Meta en Europe. Reste que le Comité européen de la protection des données (CEPD) doute de la légalité de cette pratique de « pay or OK » et a lancé une enquête, soutenue depuis par une plainte de l’association None of your business (NOYB) déjà à l’origine de l’amende de janvier 2023. Meta argue de son côté que Spotify et Deezer ont exactement le même type d’offre au même prix en échange de la suppression de la publicité.

Sources :

  • Woitier Chloé, « Twitter pousse les entreprises à payer pour rester visibles », Le Figaro, 29 mars 2023.
  • Plantade Charles et AFP, « Elon Musk limite le nombre de posts visibles chaque jour », Le Figaro, 1er juillet 2023.
  • Mediavilla Lucas, « Messages payants, nouveau nom… Elon Musk continue de bousculer Twitter », Le Figaro, 24 juillet 2023.
  • Alcaraz Marina, « X (ex-Twitter) pourrait bientôt devenir payant pour tous les utilisateurs », Les Échos, 20 septembre 2023.
  • Woitier Chloé, « Vers un Facebook payant en Europe s’il n’y a pas de publicité », Le Figaro, 4 octobre 2023.
  • Woitier Chloé, « Pour publier sur X, il va bientôt falloir payer », Le Figaro, 19 octobre 2023.
  • « X (ex-Twitter) teste un paiement à un dollar pour réduire les bots », Les Échos, 19 octobre 2023.
  • Boone Joséphine, « Twitter et Elon Musk, un an de grands chambardements », Les Échos, 30 octobre 2023.
  • Billon José, « X Premium, Meta Verified, Snapchat+ : que cachent les abonnements payants sur les réseaux sociaux ? », blogdumoderateur.com, 7 novembre 2023.
  • Woitier Chloé, « Les réseaux sociaux font sauter le tabou du payant », Le Figaro, 8 novembre 2023.
  • Eugène Matthieu, « RGPD : Meta et ses abonnements payants ont face à une nouvelle plainte en Europe », blogdumoderateur.com, 11 janvier 2024.