L’arrêt de l’édition papier de The Independent au profit de l’internet s’inscrit à contre-courant du retour au papier qui peut s’observer dans la presse britannique. Un nouveau quotidien a ainsi été lancé, sans succès, quand le Times abandonne le web first et l’information en continu que l’internet semblait consacrer. De son côté, le Guardian licencie pour adapter ses coûts aux faibles recettes de la publicité en ligne.
Avec une dizaine de quotidiens, la presse britannique est atypique en Europe et représente encore une exception puisque les seules recettes publicitaires de la presse quotidienne populaire, celles affectées aux tabloïds, représentent un demi-milliard de livres. La presse britannique se caractérise également par sa diversité, qui n’est pas sans effet sur les équilibres économiques des titres, alors que la diffusion, comme partout en Europe, recule depuis les années 1990.
Les plus touchés sont incontestablement les titres de qualité, les broadsheet newspapers, qui ont la particularité d’avoir des coûts de production très élevés du fait de la taille de leur rédaction. Aussi doit-on à ces titres une série d’innovations, dans le format papier et sur l’internet, pour tenter de trouver un nouvel équilibre économique et une nouvelle relation avec leurs lecteurs, susceptibles de leur garantir un avenir. Parmi ces titres, deux sont à la croisée des chemins, The Independent et le Guardian, chacun misant sur l’internet, quand un nouveau venu, New Day, a tenté de redonner au papier toute son importance. De son côté, le Times renoue lui aussi avec les fondamentaux du journalisme « papier » et abandonne la priorité donnée au live sur l’internet.
Dernier arrivé sur le marché de la presse quotidienne papier, The Independent sera aussi le premier à en sortir puisque son groupe, ESI Media, a mis fin à son édition papier depuis le 26 mars 2016, la version dominicale, The Independant on Sunday, ayant été publiée une dernière fois le 20 mars. Lancé en 1986 avec la volonté d’afficher son indépendance à l’égard des partis politiques, alors que le débat britannique était très animé sous l’ère Margareth Thatcher, The Independent s’était imposé dans le paysage de la presse britannique avec une diffusion ayant atteint jusqu’à 428 000 exemplaires par jour à la toute fin des années 1980. Dès les années 1990, l’érosion des ventes commence, en même temps que le lectorat britannique migre progressivement sur l’internet pour assouvir sa soif d’informations.
Au début des années 2000, la diffusion de The Independent était tombée à 200 000 exemplaires et le quotidien sera, en 2003, le premier au Royaume-Uni à tester le format tabloïd pour relancer ses ventes. Les ventes s’effondreront quand même, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, The Independent étant finalement cédé en 2010 pour une livre symbolique au milliardaire russe et ancien agent du KGB Alexander Lebedev, qui a depuis confié le titre à son fils, Evgeny Lebedev (voir La rem n°17, p.17).
Une stratégie de relance a alors été engagée avec plus de 60 millions de livres investies dans l’entreprise, à la suite de l’arrivée de la famille Lebedev, ce qui s’est traduit notamment par le lancement de The i, une version plus populaire de The Independent vendue seulement 40 pence et diffusée en 2015 à 270 000 exemplaires. Mais le succès de The i n’aura pas suffi, ce qui a conduit la famille Lebedev à chercher un repreneur pour ses titres. The i a finalement été cédé quelque 25 millions de livres à Johnston Press, début février 2016. Une semaine plus tard, et faute d’acquéreur, The Independent annonçait la fin programmée de son édition papier afin d’aligner sa structure de coûts sur ses recettes, en forte baisse.
A vrai dire, avec une diffusion tombée à 56 000 exemplaires, The Independent était devenu un quotidien marginal en kiosque, ce qu’Evgeny Lebedev a reconnu en annonçant sa décision : « Nous sommes face à un choix : gérer le déclin continu de l’édition papier ou construire un avenir plus durable et profitable en consolidant les bases de la version numérique. » Après La Presse au Canada (voir La rem, n°36, p.46), c’est donc un deuxième grand quotidien qui abandonne le papier et mise tout sur l’internet.
Comme pour La Presse, The Independent devra adapter ses moyens aux recettes publicitaires en ligne, beaucoup plus faibles que celles historiquement apportées par le papier. 75 des 140 employés du journal devraient quitter l’entreprise, mais le quotidien bénéficiera aussi d’investissements pour se développer à l’échelle internationale, seul moyen d’atteindre des audiences globales qui permettent d’espérer un équilibre entre les coûts rédactionnels et les recettes publicitaires en ligne, à l’instar du choix historique fait par le groupe Daily Mail avec son site Mail Online (voir La rem, n° 34-35, p.71).
Le passage au tout internet et l’espoir de recettes nouvelles grâce à une audience mondiale ne sont toutefois pas nécessairement suffisants. Les difficultés du Guardian en témoignent. Le quotidien britannique de gauche a refusé de s’engager comme le Times sur la voie du paywall et a préféré conserver sa gratuité en ligne afin d’être facilement accessible auprès du plus grand nombre, comptant sur les recettes publicitaires en ligne pour compenser la baisse des recettes issues du titre papier.
Cet équilibre – attendu d’année en année, le temps que le marché se stabilise – n’est toujours pas à l’ordre du jour et le Guardian affiche des pertes, 50 millions de livres (65 millions d’euros) pour l’exercice 2015, alors même que son audience s’est mondialisée avec presque 150 millions de visiteurs uniques par mois. Certes, le Guardian s’était constitué une confortable trésorerie avec la cession de ses parts dans le site Auto Trader en 2014, qui doit lui permettre de tenir jusqu’à ce que sa nouvelle stratégie d’internationalisation, mise en œuvre la même année, porte ses fruits.
Depuis 2014, le Guardian a ainsi multiplié les embauches afin de proposer une édition de son site aux Etats-Unis et en Australie. Mais ces nombreux recrutements ont alourdi la structure de coûts et font désormais fondre la trésorerie du groupe qui a annoncé, le 25 janvier 2016, un plan de réduction des coûts de 20 % en trois ans, ce qui passera par des licenciements. Même avec une large audience en ligne, les médias doivent travailler avec une structure de coûts plus légère que celle héritée des rédactions historiques, dès lors qu’ils comptent sur un financement publicitaire en ligne. A cet égard, le développement d’une société des lecteurs par le Guardian, qui propose de verser entre 5 et 60 livres par mois à tous ceux souhaitant défendre son indépendance, n’aura pas suffi à compléter les recettes publicitaires, comme aurait peut-être pu le faire la mise en place d’un paywall.
A cet égard, l’exemple du Times et de sa version dominicale, le Sunday Times, est très instructif. Le titre a instauré un paywall intégral en 2010, quand tous les journaux misaient sur le référencement par Google afin de capter rapidement une audience importante que la publicité devait valoriser. Cette stratégie du Times semble désormais porter ses fruits, même si elle va à l’encontre des pratiques de gratuité ou de metered paywall (paiement au compteur) permettant de conserver les visiteurs occasionnels qui refuseront toujours de payer pour accéder à l’information.
En effet, le Times affiche en 2015 un profit de 21 millions de livres, alors que le quotidien était déficitaire au moment de la mise en place de son paywall. Ces bénéfices sont liés au nombre important d’abonnés, 172 000 abonnés en ligne pour le Times et le Sunday Times, auxquels s’ajoutent 400 000 abonnés papier pour le Times et 720 000 abonnés papier pour le Sunday Times. Pour fidéliser ses abonnés, le Times revendique la forte valeur ajoutée de ses informations, ce qui le conduit aujourd’hui à délaisser les formats plébiscités pour l’information en ligne, à savoir l’information de flux, en continu ou en live, afin d’être toujours le plus réactif pour son lecteur.
Dénonçant une information sans profondeur finalement peu appréciée des lecteurs, quand à l’inverse ces derniers passent en moyenne 45 minutes sur l’édition électronique du quotidien sur tablette, preuve de leur intérêt pour les papiers longs et l’approfondissement de l’information, le Times a décidé de supprimer depuis avril 2016 les mises à jour permanentes de son site web. Il ne proposera désormais plus que quatre éditions quotidiennes en ligne, la nuit, à 9 heures, midi et 17 heures, afin à chaque fois de proposer une information approfondie sur les sujets qui font l’actualité. Le Times fait donc le choix de lecteurs engagés dans l’information, plutôt que de consommateurs ponctuels et curieux d’une information en continu.
Cette stratégie allant à l’encontre de ce que le web a permis de développer pour la presse, comme le live et les alertes et autres notifications, se retrouve encore dans le pari du groupe Trinity Mirror qui a décidé de lancer un nouveau quotidien papier au Royaume-Uni, alors même que The Independent abandonne son édition papier. Baptisé New Day, ce nouveau quotidien a été diffusé pour la première fois le 29 février 2016 dans 40 000 points de vente au Royaume-Uni et vendu 50 pence, comme la presse populaire dont il se réclame, tout en faisant preuve d’exigences éditoriales devant le distinguer des célèbres tabloïds britanniques.
Au-delà du lancement de New Day et de ses choix éditoriaux, c’est le modèle économique retenu qui paraît très intéressant. En effet, New Day s’appuie sur l’infrastructure du groupe Trinity Mirror (éditeur du Daily Mirror et de titres de presse quotidienne régionale) pour sa fabrication et son impression. Le nouveau quotidien bénéficie donc d’emblée des économies d’échelle permises par un groupe intégré. A cela s’ajoute une rédaction de 20 journalistes, c’est-à-dire une rédaction aux effectifs très réduits, ce qui permet d’atteindre assez rapidement le seuil de rentabilité. Enfin, New Day n’a pas de site internet et n’est présent que sur les réseaux sociaux afin de gagner en visibilité auprès des internautes, en espérant ensuite que ces derniers opteront pour l’achat du quotidien papier. Alors que la publicité en ligne ne permet pas de financer une rédaction et qu’elle conduit à mettre gratuitement en ligne une information pourtant payante en kiosque, ce choix de New Day semble enfin cohérent avec le modèle historique de la presse.
La présence sur les réseaux sociaux vise en effet d’abord une population connectée ponctuellement sur smartphone, pour un accès limité et rapide à l’information, que le format papier long vient compléter. Mais cette stratégie arrive probablement trop tard, les habitudes des lecteurs, prises après plus de vingt ans de presse gratuite en ligne, les ayant détournés trop majoritairement des kiosques. Le groupe Trinity Mirror a ainsi décidé de renoncer à son projet, malgré le succès d’estime rencontré, et a publié la dernière édition de New Day le 6 mai 2016. Les ventes en kiosque n’étaient pas suffisantes pour amortir les coûts de la petite rédaction mise en place.
Sources :
- « Guardian Media Group sells stake in AutoTrader publisher », Marc Swenney, The Guardian, 22 janvier 2014.
- « Après une expansion sans précédent, The Guardian annonce une cure d’austérité », Vincent Collen, Les Echos, 26 janvier 2016.
- « Le Guardian, en déficit, annonce un plan d’économies », Chloé Woitier, Le Figaro, 26 janvier 2016.
- « The Independent va cesser de paraître en version papier », Vincent Collen, Les Echos, 15 février 2016.
- « The Independent cesse de paraître sur papier », Amandine Alexandre, Le Figaro, 15 février 2016.
- « Trinity Mirror fait le pari de lancer un nouveau quotidien », Vincent Collen, Les Echos, 29 février 2016.
- « Royaume-Uni : un nouveau quotidien en kiosque », Amandine Alexandre, Le Figaro, 29 février 2016.
- « Le Times renonce à la course à l’info digitale », Nicolas Madelaine, Les Echos, 1er avril 2016.
- « The New Day arrête sa parution », R.G., Les Echos, 6 mai 2016.
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