Juste après le référendum grec de 2015, Alexis Tsipras a organisé des élections nationales anticipées en Grèce. Le 9 septembre 2015, au cours d’un débat télévisé avec les autres leaders des partis politiques sur la Radiotélévision hellénique (ERT) – peu après sa réouverture, après deux ans de silence à la suite de sa fermeture ordonnée par le précédent gouvernement d’Antonis Samaras (voir La rem, n°34-35, p.26) –, il affirme sa détermination : « Nous allons abolir le monopole sur les fréquences numériques et attribuer les licences de télévision par une procédure d’enchères. Le projet est déjà déposé, il est en consultation publique et toutes les contributions seront acceptées. Il n’y aura pas d’injustices. Nous allons mettre de l’ordre dans le paysage télévisuel. »
Treize mois plus tard, après sa réélection, quatre licences de chaînes nationales seront accordées à des armateurs et hommes d’affaires, en contrepartie l’État grec recevra 246 millions d’euros. Les réactions dans les arènes publiques et les agitations au sein du paysage audiovisuel grec à l’égard de la procédure des enchères se sont intensifiées dans l’attente du verdict du Conseil d’État sur la conformité de la nouvelle loi de l’audiovisuel avec la Constitution grecque.
Le 6 octobre 2016, le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, a reçu au Megaro Maximou (palais du Premier ministre) les présidents des trois Cours suprêmes de Grèce : Nikos Sakellariou du Conseil d’État (Symvoulio Epikrateias), Vasiliki Thanou de la Cour de cassation (Areios Pagos) et Androniki Theotokatou de la Cour des comptes (Elegktiko Synedrio), ainsi que Xeni Dimitriou, procureur de la Cour de cassation et Eytyxia Fountoulaki, commissaire général d’État. Officiellement, l’ordre du jour de cette rencontre portait sur des affaires concernant le corps des magistrats. Cependant, à l’issue de la réunion, ces hauts magistrats étaient attendus impatiemment par les journalistes, avec une multitude de questions sur un thème d’actualité brûlant, à savoir la conformité constitutionnelle, ou non, de la loi 4367/2016 sur l’audiovisuel grec votée en février 2016, au Parlement grec, par la faible majorité gouvernementale.
Quelques jours auparavant, compte tenu du climat de protestation, le président du Conseil d’État, Nikos Sakellariou, avait annulé la réunion plénière au cours de laquelle devait être tranchée la question de la conformité constitutionnelle de la loi sur l’audiovisuel grec.
Selon le gouvernement, la nouvelle loi sur l’audiovisuel devait mettre de l’ordre dans le paysage médiatique grec. Les anciennes lois laissaient en effet la possibilité aux chaînes privées de fonctionner selon un mode obscur, quant à leur légitimité, et offrait ainsi en contrepartie aux gouvernements successifs un moyen de pression.
La nouvelle loi dispose que, dorénavant, seules quatre chaînes privées auront le droit d’émettre sur les fréquences nationales, ces dernières étant vendues aux enchères. La procédure sera confiée à un comité de sélection, sous l’égide du secrétariat général à l’information du ministère d’État.
Par ailleurs, cette procédure d’attribution annule le rôle institutionnel du Conseil national de l’audiovisuel (ΕΣΡ), organe indépendant prévu par la Constitution, dont la composition dépend d’un accord entre les partis politiques représentés au Parlement. Mais, depuis plusieurs mois, cet organe se trouvait dans l’incapacité de fonctionner, les partis n’arrivant pas à s’entendre sur le choix des personnes qui occuperaient les sièges vacants. D’où l’appellation de cette nouvelle loi : « loi de nécessité ».
Les propriétaires de chaînes privées ont immédiatement protesté, notamment par la diffusion quotidienne d’émissions manifestant leur opposition à l’application de cette nouvelle loi sur l’audiovisuel. Ils ont donc porté l’affaire devant le Conseil d’État, espérant en obtenir l’annulation. L’ampleur médiatique donnée quotidiennement à cette affaire a suscité la curiosité du public, en attendant de connaître quels seraient les nouveaux propriétaires des quatre chaînes privées qui jusque-là appartenaient à des armateurs et hommes d’affaires, entretenant des relations privilégiées avec les gouvernements successifs et profitant des prêts considérables accordés par les banques.
Le mardi 30 septembre 2016, sans attendre le verdict du Conseil d’État, le gouvernement a lancé la procédure des enchères pour la sélection des quatre chaînes. Le ministre d’État, Nikolaos Pappas, chargé de l’audiovisuel, avait confié à l’Ecole de régulation de l’Institut universitaire européen de Florence (établissement financé par les États membres et par l’Union européenne), la réalisation d’une étude de faisabilité sur la procédure d’attribution des nouvelles fréquences. L’étude était centrée notamment sur le nombre de licences à attribuer et sur la mise de départ des enchères, celle-ci ayant été fixée à 3 millions d’euros pour chaque licence d’une durée de dix ans.
Huit candidats à l’obtention d’une licence se sont présentés pour participer aux enchères. Selon les règles prévues, ils ont été isolés avec leurs équipes respectives, enfermés dans des locaux séparés et surveillés par des caméras sous les yeux du comité de sélection, sans avoir la possibilité de connaître les offres de leurs concurrents. Pendant soixante-six heures, ils ont renchéri leurs offres auprès du comité de sélection qui coordonnait les enchères.
C’était la première fois dans l’histoire de la Grèce qu’une telle procédure était mise en œuvre pour l’attribution d’une licence aux chaînes de télévision. La première licence a été accordée, pour 43,6 millions d’euros, à Skai, chaîne privée lancée en 1993, revendue en 1999 et relancée à nouveau en 2006. Son propriétaire, Yannis Alafouzos, est un armateur qui possède le quotidien national Kathimerini et le grand club de football, le Panathinaikos d’Athènes. La deuxième est allée, pour 52,6 millions d’euros, au deuxième jour des enchères, à Vladimiros Kalogritsas, entrepreneur de travaux publics, considéré comme un ami très proche de certains ministres du parti gouvernemental. Contre la somme de 75,9 millions d’euros, la troisième fréquence a été accordée à l’une des plus anciennes chaînes privées, Ant1 (deuxième chaîne privée lancée en Grèce, la première étant Mega créée en 1989), dont le propriétaire, Minos Kyriakou, armateur et homme d’affaires, représentait la Grèce au sein du Comité international des Jeux olympiques. La quatrième a été adjugée, soixante-six heures après le début des enchères, pour 73,9 millions d’euros, à Evangelos Marinakis, armateur et propriétaire de l’Olympiakos du Pirée, club de football le plus populaire du pays.
Avant le début de la procédure des enchères, le leader du parti des Grecs indépendants, Panos Kammenos, porta des accusations sévères d’ordre économique contre Vladimiros Kalogritsas et déclara qu’il n’accepterait jamais que ce dernier fasse son entrée dans le paysage médiatique grec. Ce petit parti, situé politiquement à l’aile droite du Parlement, participe au gouvernement, créant ainsi la faible majorité gouvernementale d’Alexis Tsipras. Deux semaines après la fin des enchères, on apprenait que Vladimiros Kalogritsas n’était pas en mesure de disposer de la somme promise aux enchères. Sa place a donc été prise par le premier candidat figurant sur la liste complémentaire, Ivan Savvidis, propriétaire du club de football PAOK de Thessalonique et homme d’affaires qui développe ses activités financières depuis la Russie.
Parmi les gagnants, deux sont déjà propriétaires de chaînes grand public, Skai et Ant1, qui enregistrent une large audience depuis leur création, respectivement en 1993 et en 1989. Les deux autres sont novices et doivent créer de toutes pièces les chaînes pour lesquelles ils ont gagné les enchères. Le nouveau paysage audiovisuel grec apparaîtra au lendemain du 31 décembre 2016, jour de la fermeture obligatoire, conformément à la nouvelle loi, de la plupart des chaînes nationales privées, à savoir huit grandes chaînes à large audience, émettant au niveau national. Parmi ces chaînes qui cesseront d’émettre figurent Mega née en 1989, Star en 1993 et Alpha en 1999, ainsi que d’autres comme E, qui diffuse depuis 2013 mais dont l’audience est beaucoup plus modeste. Ce jour-là, seront licenciés, par voie de conséquence, quelques milliers de journalistes et de techniciens.
Toutes ces chaînes privées, y compris Skai et Ant1, qui ont obtenu une licence, ne sont pas simplement axées sur le divertissement. Elles sont très influentes grâce à leurs émissions consacrées aux débats politiques et aux analyses de l’actualité qu’elles proposent quotidiennement, d’ailleurs plus nombreuses depuis le début de la crise grecque, notamment durant les périodes électorales et, en particulier, à l’époque du référendum de 2015. Alexis Tsipras leur a reproché, à plusieurs reprises, de déclarer la guerre à son gouvernement depuis son arrivée au pouvoir, leurs propriétaires ayant en effet perdu une partie des privilèges que leur offraient les gouvernants précédents, en appuyant, entre autres, leurs demandes pour l’obtention auprès des banques de prêts sans garantie.
Il est à noter qu’au moment de la fermeture de la Radio-télévision publique ERT par le gouvernement d’Antonis Samaras en 2013, qui provoqua le licenciement de 1 500 journalistes et techniciens, aucune solidarité ne s’est particulièrement manifestée du côté des chaînes privées ni de la majorité de leurs journalistes, exception faite de quelques phrases de sympathie. Rouverte par le gouvernement d’Alexis Tsipras en 2015, l’ERT garde quelque peu ses distances à l’égard des questions qui agitent le paysage audiovisuel grec, à savoir la procédure des enchères et la question de la conformité de la nouvelle loi à la Constitution. Néanmoins, les journalistes et le personnel de l’ERT soutiennent ouvertement leurs collègues des chaînes privées, y compris par des manifestations publiques. Toujours dans l’attente de la décision du Conseil d’État, les chaînes privées qui devront fermer, tout comme celles qui ont obtenu une licence, continuent malgré tout de protester, par le biais d’émissions quotidiennes, contre l’application de la nouvelle loi et contre la politique du gouvernement en général.
Alexis Tsipras l’avait promis : « Je m’engage à ce que même le dernier euro [des 246 millions reçus par la vente des licences] soit consacré à des actions exceptionnelles en faveur des couches de la population qui souffre le plus de la crise. » Cependant, les créanciers de la Grèce sont toujours présents, exigeant avec acharnement, mois après mois, le paiement des intérêts de l’argent prêté. La « torture sisyphienne » continue pour les Grecs.
Dernière minute. La nuit du 26 octobre 2016, le Conseil d’État grec, après une longue délibération, a rendu son verdict : par 14 votes contre 11, la loi sur la vente des fréquences nationales est déclarée anticonstitutionnelle.
Sources :
- « Étude de l’institut de Florence pour les licences de télédiffusion : notre proposition concerne seulement le programme de haute définition », Galanis Dimitrios, vima.gr, 10 février 2016.
- « Grèce : top départ des enchères pour l’attribution de chaînes privées », Adéa Guillot, Le Monde, 29 août 2016.
- « La Grèce ouvre les enchères pour l’attribution de quatre chaînes TV privées », AFP, tv5monde.com, 31 août 2016.
- « L’État grec empoche 246 millions d’euros pour l’attribution de quatre chaînes de télévision privées », AFP, tv5monde.com, 2 septembre 2016.
- « Grèce : les enchères pour l’attribution des fréquences de 4 chaînes de télévision privées ont débuté hier », La Correspondance de la Presse, 2 septembre 2016.
- « L’ordre et le coût des licences de télévision », enikos.gr, 2 septembre 2016.
- « Grèce : fin des enchères pour l’attribution de quatre fréquences de télévisions privées », La Correspondance de la Presse, 5 septembre 2016.
- « Annonce du Conseil d’État concernant les licences de télévision », Anna Kandili, enikos.gr, 30 septembre 2016.