France Télécom ou le retour de la convergence

L’achat d’une partie des droits de retransmission de la Ligue de football par France Télécom a constitué le premier pas d’une stratégie qui ajoute au métier de l’opérateur de réseaux celui d’éditeur de chaînes, le tout au nom d’une nouvelle forme de convergence. Avec l’acquisition quelques mois plus tard des droits d’une partie des catalogues de Warner, HBO et Gaumont, s’est confirmée la stratégie qui devrait voir naître fin 2008 un nouveau bouquet de chaînes payantes en France, édité et détenu par Orange, réservé en exclusivité à ses abonnés. Une stratégie qui pourrait soulever des problèmes de concurrence et suscite à coup sûr les inquiétudes du leader français de la télévision payante, le groupe Canal+.

Après avoir emporté en février 2008 trois des douze lots de l’appel d’offres de la Ligue de football professionnel (voir n° 6-7 de La revue européenne des médias, printemps-été 2008), France Télécom a confirmé se positionner comme éditeur de contenus en plus de ses activités d’opérateur de télécommunications, les deux métiers étant désormais présentés comme complémentaires. Autant dire que France Télécom joue la carte de la convergence, paradigme de l’économie des réseaux à la fin des années 1990, qui a été une première fois battu en brèche par l’explosion de la bulle spéculative au printemps 2000 et l’échec des deux plus importantes opérations entreprises en son nom, d’une part la fusion AOL-Time Warner et d’autre part la constitution d’un groupe intégré de communication par Vivendi avec le rachat de Seagram et des actifs d’Universal.

Ce « retour de la convergence » s’incarne dans la stratégie déployée par Didier Lombard, arrivé à la tête de France Télécom en 2005. Il s’explique essentiellement par deux raisons, une première liée à l’évolution des technologies et de leurs capacités, qui modifie en profondeur le métier d’opérateur de télécommunications, une seconde liée à la spécificité du marché français des contenus, contrôlé intégralement pour ses exclusivités en accès payant par Canal+ depuis la fusion du bouquet avec son concurrent TPS en 2004.

La « convergence » et l’univers de l’usager

Pilotée par Didier Lombard, la réorganisation de France Télécom en entreprise convergente a débuté véritablement en 2006. Afin de proposer à ses clients à travers le monde une offre unique d’accès à des services et contenus, la marque Orange, utilisée alors dans la téléphonie mobile, a été poussée comme marque de référence du groupe pour regrouper toutes les offres sous une même appellation. Comme a pu l’être l’étendard Vivendi à sa création, Orange s’impose désormais comme unique bannière pour les offres de l’opérateur de télécommunications, qu’il s’agisse de la téléphonie mobile, de l’accès à Internet, de ses chaînes de télévision ou encore de ses services en ligne. Seules les activités françaises de téléphonie fixe sont encore commercialisées sous la marque France Télécom, avec 55 millions de clients, mais elles doivent être intégrées à terme dans l’offre globale Orange, qui coiffera alors les 115 millions de clients de l’opérateur dans le monde.

A la stratégie de marque s’est également superposée une stratégie de leadership technologique sur les ré- seaux de communication, même si France Télécom a longtemps freiné l’essor de l’Internet en France en maintenant la facturation au temps de consommation. Mais, passé 2003 et les premières offres d’accès haut débit illimitées, Orange a multiplié les innovations. Premier groupe mondial de télécommunications à lancer la télévision par ADSL, avec l’offre TPSL en décembre 2003, Orange a également poussé les offres triple puis quadruple play en France, avec son téléphone Unik (voir le n°0 de La revue européenne des médias, hiver 2006). Le groupe promeut l’Internet mobile en ayant l’obtenu l’exclusivité de la commercialisation de l’iPhone en France (voir infra) et développe aujourd’hui une offre de télévision liée à une offre d’accès, première mondiale pour un opérateur de télécommunications.

L’objectif est tout simplement d’inventer la télévision du futur en structurant le marché par l’éducation des internautes, en imposant de nouveaux usages en ligne. Pour Didier Lombard, la banalisation de l’accès avec le développement de l’Internet haut débit, de l’Internet mobile, des terminaux de communication, associée à terme avec l’arrivée du très haut débit grâce à la fibre optique, fragilise les opérateurs de télécommunications sur leur cœur de métier, l’exploitation d’une infrastructure. En effet, le consommateur ne paye plus pour l’accès, mais pour des services. Habitué à être connecté partout et à tout moment, il exige une ubiquité du réseau pour y déployer son activité en ligne, à tel point que la technologie, pour être adoptée, doit s’effacer au profit des usages. Or, en matière d’usages, les internautes plébiscitent d’abord les services proposés par Google, Yahoo! ou encore Micro- soft, générant un trafic considérable dont les revenus échappent aux opérateurs. A l’inverse, avec la télévision par ADSL et la distribution de bouquets de chaînes, les opérateurs de réseaux récupèrent une partie du coût du service facturé, ce qui n’est pas le cas avec des services comme YouTube, site d’échange de vidéos, ou encore la messagerie instantanée de Microsoft qui, avec la banalisation des chats vidéo, augmente exponentiellement la consommation en bande passante.

D’où le constat de Didier Lombard : alors que les besoins en bande passante augmentent, que les opérateurs doivent investir massivement dans le développement d’une infrastructure en fibre optique pour offrir le très haut débit au plus grand nombre, alors qu’une partie des recettes de l’Internet échappe complètement aux opérateurs, il est nécessaire d’inverser cette tendance en associant aux réseaux de France Télécom des contenus que d’autres ne peuvent proposer. Il s’agit tout à la fois de fidéliser son parc d’abonnés, d’en recruter de nouveaux, et d’inciter les abonnés Orange à consommer de la bande passante pour accéder à des contenus sur lesquels Orange peut espérer à terme générer une marge, que ce soit grâce à des services payants ou à la publicité.

De ce point de vue, le contrôle des réseaux est aujourd’hui un atout en ce qu’il permet de valoriser les contenus en les « poussant » sur tous les terminaux et sur les différents réseaux d’accès de son parc d’abonnés. Mais sans contenus contrôlés en propre, l’efficacité des réseaux bénéficie uniquement aux géants de l’Internet. Or, pour Didier Lombard, il n’est « pas question de construire des autoroutes pour que seules des voitures californiennes aillent rouler dessus », d’où la stratégie de France Télécom en matière d’acquisition de contenus et de constitution d’une offre exclusive, mais également la cohérence de son discours, quand l’opérateur déclare agir ainsi pour préserver son cœur de métier face à Google et Microsoft, plutôt que de chercher à s’imposer face à Canal+ et son offre de télévision payante.

Une stratégie d’acquisition de contenus exclusifs

Reste pourtant que la constitution d’une offre de contenus exclusifs par France Télécom, notamment en matière audiovisuelle, annonce une confrontation avec Canal+ et le groupe Vivendi, également concurrent de l’opérateur historique sur l’accès à Internet et la téléphonie mobile. La concurrence entre les deux groupes pour l’achat des droits les plus prisés est apparue au grand jour à l’occasion de l’appel d’offres de la Ligue de football professionnel (LFP) pour les saisons 2008-2012, au terme duquel France Télécom s’est emparé de trois lots pour 203 millions d’euros : le match du samedi soir en exclusivité, jusqu’ici détenu par Canal+, le lot du magazine à la demande et les droits de retransmission des matchs sur les mobiles. La concurrence sur le marché des droits s’est encore précisée avec l’annonce par Orange, le 7 avril 2007, d’un investissement, estimé aux alentours de 100 mil- lions d’euros, pour l’achat de droits cinéma et séries auprès des grands producteurs, clients traditionnels de Canal+, HBO et Warner aux Etats-Unis, Gaumont en France, mais également le producteur français Fidélité, Orange s’étant engagé auprès de ce dernier à préacheter tous ses films en exclusivité.

Cette stratégie menace à l’évidence Canal+, au moins parce qu’elle annonce une inflation des droits cinématographiques, notamment quand la chaîne devra renégocier ses accords pluriannuels avec les studios américains. En effet, depuis sa fusion avec TPS début 2007, Canal+ bénéficie d’un monopole sur la télévision payante qui lui a permis de constituer dans de bonnes conditions une offre de films exclusive, à tel point qu’aujourd’hui Canal+ se targue d’offrir à ses abonnés « 95 % des films français et 90 % des films américains en exclusivité », selon les propos de son PDG, Bertrand Méheut. Or, c’est justement la mainmise de Canal+ sur les contenus qui a motivé la stratégie d’Orange. A la suite de la fusion entre CanalSat et TPS, Orange a pris conscience de sa dépendance vis-à-vis de Canal+ pour son approvisionnement en programmes, alors que le groupe travaillait d’abord avec TPS. Ce sentiment s’est encore renforcé avec le retrait de la chaîne Infosport, détenue par Canal+, de l’offre de chaînes diffusée par Orange, ce qui a conduit en 2007 l’opérateur à initier sa stratégie volontariste de production de contenus et d’édition de chaînes, une première mondiale pour un opérateur. En septembre 2007, Orange lançait sa chaîne Orange Sport après avoir créé quelques mois plus tôt sa propre filiale de production de films, Studio 37. Avec l’achat des droits du football et les contrats passés auprès de Warner, HBO et Gaumont, l’offre va désormais s’étoffer pour devenir un véritable bouquet.

Comme pour Orange Sport, disponible auprès des abonnés d’Orange en IPTV et sur mobile, et pour tout internaute sur le site d’Orange, les nouvelles chaînes seront d’abord accessibles sur tous les supports, télévision, Internet, mobile. Lancée le 9 août 2008 pour le début du championnat de football, la chaîne Orange Foot est accessible pour 6 euros par mois aux abonnés de l’opérateur sur Internet et sur la TV d’Orange, une autre offre au même tarif étant proposée sur les mobiles, l’opérateur n’ayant pas la possibilité de commercialiser une offre unique sur tous supports sauf à enfreindre les règles de la concurrence.

Enfin, les droits achetés auprès de HBO, Warner et Gaumont permettront à Orange de lancer quelque six chaînes de cinéma avant la fin 2008, une offre baptisée Orange cinéma séries. L’offre de chaînes, annoncée à moins de 15 euros, devra toutefois passer, avant son lancement commercial, l’étape du conventionnement par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), une procédure qui risque d’être difficile. Les chaînes Orange ne seront en effet conventionnées qu’une fois un accord conclu entre Orange et les organisations représentatives du cinéma qui espèrent un montant garanti d’investissement dans la création de la part d’Orange de 60 à 80 millions d’euros annuels, ce qui est à coup sûr dissuasif pour Orange. Cette étape franchie et les chaînes lancées, restera alors à l’opérateur d’imposer une nouvelle façon de regarder la télévision, où la valorisation des contenus par le réseau compte autant que les contenus eux-mêmes, où le medium équivaut en importance stratégique au média.

De l’accès au réseau à l’accès aux contenus : une nouvelle donne pour la distribution audiovisuelle

Plus que l’achat de droits et la sécurisation de ses contenus, Orange menace d’abord Canal+ en innovant dans sa stratégie de distribution des contenus, fondée sur son métier d’opérateur, tout autant que par la politique tarifaire que le groupe pratique pour ses contenus. En effet, Orange reste avant tout un opérateur de réseaux qui cherche à valoriser son offre d’accès. Lors de l’assemblée générale de France Télécom en mai 2008, Didier Lombard a d’ailleurs précisé à ses actionnaires qu’il ne changeait pas de métier mais, au contraire, qu’il achetait « les meilleurs contenus pour valoriser ses réseaux », convaincu que les clients s’abonnent et restent fidèles à leur opérateur « en fonction des chaînes de télévision disponibles, des jeux », et non plus en fonction des débits disponibles. Autant dire que les investissements dans les contenus « peuvent être considérés comme des frais commerciaux », stratégie qui dérange Canal+, Orange commercialisant ses contenus à bas coût, comparé à un abonnement à la chaîne cryptée.

Cette stratégie est en effet étrangère à l’univers de la télévision payante, qui commercialise d’abord des chaînes et des programmes, quel que soit le support de diffusion et le prestataire technique pour la distribution, quand il faut à l’inverse être un client d’Orange pour le mobile ou l’Internet avant de pouvoir accéder à l’offre de contenus audiovisuels proposée par l’opérateur. Les chaînes d’Orange ont donc pour cible le seul parc d’abonnés Orange, qu’il s’agisse de ses abonnés ADSL ou mobile. Pour étendre sa couverture géographique en triple play auprès de ses 7,6 millions d’abonnés Internet, dont seulement la moitié peut bénéficier de débits supportant l’IPTV, Orange a d’ailleurs lancé, le 3 juillet 2008, une offre de télévision par satellite, relayée par Eutelsat, qui n’a pas pour vocation d’offrir les chaînes Orange par satellite à toute personne le souhaitant, mais seulement aux abonnés ADSL d’Orange qui ne peuvent bénéficier de l’IPTV. Autant dire que l’offre satellite n’est là que pour valoriser le réseau de l’opérateur dans les zones où l’ADSL est moins performant, permettant ainsi de couvrir au total 98 % de la population française en offres triple play, donc 98 % de la population susceptible de souscrire d’abord une offre d’accès pour avoir ensuite une offre de contenus exclusive.

Cette stratégie, qui couple offre d’accès et offre de contenus, cette dernière étant annoncée à bon marché, 6 euros pour Orange Foot et près de 15 euros pour les six chaînes cinéma, n’est pas sans risques pour l’économie générale de la télévision payante qui a besoin d’amortir les coûts des programmes sur le plus grand nombre possible d’abonnés. Aussi, dès les premières indications sur le coût des offres Orange, Bertrand Méheut, PDG de Canal+, constatait-il que « certains prix peuvent ne pas être réalistes à moins de les sponsoriser avec une autre activité ». En juin 2008, Jean-Bernard Lévy, PDG de Vivendi, demandait donc que « les activités contenus de l’opérateur soient filialisées sans délai et que ses comptes soient audités et publiés », en espérant probablement prouver ainsi qu’Orange cherche à tuer la concurrence en investissant le marché à perte.

Enfin, allié à Free, Vivendi, par l’intermédiaire de Neuf Cegetel, a cherché à briser la stratégie d’Orange basée sur le couplage de l’offre ADSL et de l’offre de contenus. Après avoir demandé à Orange de pouvoir distribuer Orange Foot sur le réseau ADSL, une demande restée sans réponse, Free et Neuf Cegetel ont saisi fin juin 2008 le tribunal de commerce de Paris pour concurrence déloyale, considérant que l’offre Orange Foot, exclusive pour les clients ADSL de France Télécom, constitue une « vente subordonnée » interdite par le code de la consommation. Cette considération n’a pas été reconnue par les juges, le tribunal de commerce de Paris ayant considéré que l’offre d’accès et l’offre de football constituent « un produit unique et indissociable », essentiellement pour des raisons techniques et parce qu’Orange Foot n’est pas une simple chaîne, mais d’abord une offre déclinée sur plusieurs supports, télévision, Internet et mobile. Free a cependant fait appel de cette décision.

Outre la bataille judiciaire qui s’annonce, la stratégie d’Orange pourrait paradoxalement susciter l’inquiétude des détenteurs de droits, qu’elle a pourtant favorisés en ranimant la concurrence pour les droits du football ou les films et séries en exclusivité. En effet, la valeur des droits étant liée à l’attractivité des programmes, un minimum d’audience est requis pour maintenir l’engouement autour de certains programmes, notamment pour le football, sans quoi le sport perdrait de sa valeur commerciale. Or, la stratégie de distribution exclusive d’Orange conduit, de facto, à une restriction de l’exposition des images qui pourrait à terme inquiéter les clubs de football. Ainsi, selon le quotidien L’Equipe, Rennes-OM, le premier match diffusé par Orange Sport, le samedi 9 août, pour l’ouverture du championnat, aurait été vu par seulement 14 000 abonnés, c’est-à-dire moins que le nombre de spectateurs dans le stade, une équation intenable à terme, alors que la diffusion des matchs sur Canal+ attirait en moyenne 1,3 million d’abonnés.

Sources :

  • « Avec Didier Lombard, France Télécom passe à l’Orange », Florence Puybareau, La Tribune, 4 avril 2008.
  • « Les contenus sont l’oxygène de nos réseaux », interview de Didier Lombard par Jean-Christophe Féraud, Frédéric Schaeffer et Guillaume de Calignon, Les Echos, 7 avril 2008.
  • « Au Festival de Cannes, Orange pousse Canal+ dans ses retranchements », Guy Dutheil, Le Monde, 15 mai 2008.
  • « Orange lancera sa télévision par satellite au début du mois de juillet », G.C., Les Echos, 20 mai 2008.
  • « Orange et Canal+ désormais en guerre ouverte », Enguérand Renault, Le Figaro, 24 – 25 mai 2008.
  • « Didier Lombard : France Télécom ne change pas de métier », G.C., Les Echos, 28 mai 2008.
  • « Free et Neuf Cegetel n’empêcheront pas le lancement d’Orange Foot », Jamal Henni, Les Echos, 2 juillet 2008.
  • « Canal+ reproche à Orange ses pubs « mensongères » sur le foot », G.C., Les Echos, 10 juillet 2008.
  • « Orange fait son entrée dans le monde du football », P.G., Le Figaro, 8 août 2008.
  • « Canal+ veut élargir la gamme de ses programmes », Paule Gonzalès, Le Figaro, 28 août 2008.
  • « Orange prend la place de Canal Plus à Deauville », I.R., La Tribune, 1er septembre 2008.
  • « Négociations difficiles entre Orange et le cinéma », Enguérand Renault, Le Figaro, 29 septembre 2008.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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