Du Sénat au Conseil constitutionnel : adoption des lois de lutte contre la manipulation de l’information

Les deux lois relatives à la lutte contre la diffusion de fausses informations ont été adoptées à l’automne, puis validées par le Conseil constitutionnel sous certaines réserves d’interprétation. L’évolution du droit français en la matière témoigne de la prise de conscience des risques que présentent certains services de communication au public par voie électronique.

La loi organique1 et la loi ordinaire2, relatives à la lutte contre la manipulation de l’information ont été définitivement adoptées par l’Assemblée nationale le 20 novembre 2018. Elles concrétisent le souhait exprimé par le président de la République lors de ses vœux à la presse en début d’année, les dernières campagnes relatives aux élections présidentielles américaines et françaises ayant été émaillées par de multiples tentatives de désinformation (voir La rem, n°45, p.66).

Les principales mesures des lois relatives à la lutte contre la manipulation de l’information

Les deux textes modifient plusieurs dispositions du code électoral, du code de l’éducation et de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté d’expression, afin de déployer de nouveaux moyens de lutte contre la diffusion de fausses informations.

Certaines d’entre elles seront principalement applicables pendant les trois mois précédant des élections législatives, sénatoriales, européennes et présidentielles. Les opérateurs de plateformes en ligne dépassant un certain seuil de connexions devront ainsi respecter des obligations de transparence quant à la promotion de « contenus d’information se rattachant à un débat d’intérêt général ». De même, une action en référé pourra être engagée par un parti ou un candidat pendant cette même période pour demander de faire cesser, dans un délai de 48 heures, la diffusion artificielle ou automatisée et massive d’allégations trompeuses, de nature à altérer la sincérité du scrutin.

Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) voit également ses pouvoirs précisés, notamment à l’égard des services de télévision et de radio placés sous le contrôle d’un État étranger. Il peut ainsi refuser de signer la convention d’un tel service au regard des risques que celui-ci présente pour l’ordre public et le fonctionnement régulier des institutions. Il peut, pour les mêmes raisons, résilier cette convention ou ordonner sa suspension pendant la période de trois mois précitée. Des mesures de suspension pourront également être ordonnées aux distributeurs de services qui en assurent la diffusion en France. Enfin, outre des mesures d’éducation aux médias, la loi ordinaire organise une obligation de coopération des services de communication électronique, et plus précisément des opérateurs de plateformes en ligne, qui pourront se voir adresser des recommandations de la part du CSA et sont invités à conclure des accords de coopération avec d’autres services tels que des entreprises et agences de presse ou encore des services de médias audiovisuels.

Dès leur dépôt, les deux propositions de loi ont suscité de vives controverses, en raison de leur dimension à la fois politique et conjoncturelle. On a ainsi pu rappeler qu’il existait déjà un certain nombre de dispositifs permettant de sanctionner la diffusion de fausses informations. L’intervention d’une nouvelle loi en la matière paraissait donc peu opportune, et ce d’autant plus dans un délai aussi court. Mal engagé, le vote de la loi ordinaire a donné lieu à une vive opposition entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Les nombreux correctifs, ajoutés par les députés à la première version du texte, n’ont pas permis d’emporter la conviction des sénateurs, qui ont refusé de voter la proposition.

L’avis des sénateurs : « un remède pire que le mal »3

C’est surtout le risque d’une interprétation extensive de la notion de « fausse information » qui a nourri des craintes pour l’exercice de la liberté d’expression4, notamment au regard des moyens contraignants prévus par la loi ordinaire.

Ceux-ci ne pourront être correctement mis en œuvre sans que le périmètre des fausses informations soit clairement délimité. La définition des contenus visés par les deux textes était un préalable nécessaire5, la logique voulant qu’elle soit la plus précise et la plus stable possible. Elle ne devrait porter que sur des allégations factuelles pures et exclure les opinions et appréciations subjectives. Absente de la première version du texte, la définition a évolué au gré des discussions à l’Assemblée nationale : considérée d’abord comme « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable », la fausse information a finalement été définie comme « toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse », étant entendu qu’elle doit également être de nature à « altérer la sincérité du scrutin » et être diffusée intentionnellement de manière « artificielle ou automatisée et massive ».

Ces précisions n’ont guère convaincu le Sénat, qui a opposé la question préalable sur le texte à deux reprises, le 26 juillet (voir La rem, n°48, p. 12-14), puis le 6 novembre 2018. Les sénateurs ont en effet exprimé leurs craintes quant au caractère contre-productif que pourrait revêtir l’action en référé si elle était basée sur une définition aussi large des fausses informations. Aussi ont-ils soulevé l’incompatibilité des nouvelles obligations mises à la charge des hébergeurs au regard du droit de l’Union européenne, ainsi que les risques de rétorsion consécutifs à une intervention du CSA à l’égard d’un service de média audiovisuel étranger.

En cette occurrence, on remarquera le caractère quelque peu redondant et inutilement détaillé de certaines dispositions. Tel est le cas au niveau des motifs pour lesquels le CSA pourra désormais sanctionner ou refuser une convention avec un service de télévision ou de radio. On trouve parmi ceux-ci « la sauvegarde de l’ordre public »« les besoins de la défense nationale » ou encore la protection des « intérêts fondamentaux de la Nation ». Cette dernière notion, qui relève plutôt du droit pénal (voir art. 410-1 et s. du code pénal)6, a été ajoutée au regard du contexte politique des deux propositions de loi et tend à viser les campagnes de désinformation orchestrée par des États étrangers (voir infra). Or, elle peut être aisément absorbée par celle d’ordre public, notion qui avait déjà pu être évoquée par le CSA pour refuser de signer une convention avec un service de télévision étranger7. Ces malfaçons législatives attestent d’un manque de recul quant aux problématiques juridiques que posent les fausses informations.

Une conformité sous réserve, selon le Conseil constitutionnel

Malgré les critiques formulées par le Sénat, la loi sera finalement adoptée par l’Assemblée nationale le 20 novembre 2018, puis déférée au Conseil constitutionnel. Celui-ci a finalement validé les deux lois avec des réserves d’interprétation qui se révèlent particulièrement utiles pour en sécuriser l’application8.

Plusieurs griefs formulés par les députés et les sénateurs auteurs de la saisine concernaient naturellement la définition des fausses informations ainsi que la procédure de référé instituée par l’article 1er de la loi ordinaire, considérées l’une et l’autre comme peu compatibles avec le respect de la liberté d’expression ainsi que des droits de la défense et du droit à un procès équitable. Après avoir rappelé que l’utilisation des services de communication au public en ligne est devenue essentielle pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions (§ 15), le Conseil constitutionnel reconnaît qu’ils sont également les plus propices à des « manipulations massives et coordonnées en raison de leur multiplicité et des modalités particulières de diffusion de leurs contenus » (§ 20). C’est pourquoi, les dispositions précitées lui apparaissent strictement proportionnées tant au regard de l’objectif qu’elles poursuivent, à savoir garantir la clarté du débat démocratique et le respect du principe de sincérité du scrutin, que du délai dans lequel leur mise en œuvre est enfermée.

Cependant, le Conseil en réduit le champ en précisant la définition des fausses informations. Outre les conditions prévues par la loi, il ne peut s’agir que d’informations dont la fausseté peut être démontrée « de manière objective », à l’exclusion des opinions, des parodies des inexactitudes partielles et des exagérations (§ 21). De plus, leur caractère trompeur ainsi que leur impact sur la sincérité du scrutin doivent être manifestes (§ 23). Enfin, le juge des référés ne pourra ordonner que les mesures qui sont les moins attentatoires à la liberté d’expression et de communication (§ 25).

Les autres dispositions contestées sont également déclarées conformes à la Constitution. Elles concernent principalement les pouvoirs octroyés au CSA. Les motifs sur la base desquels l’autorité peut se prononcer, bien que nombreux et répétitifs, ne sont entachés d’aucune imprécision (§ 34). L’existence d’un régime spécifique aux services de médias audiovisuels placés sous le contrôle d’un État étranger, pour lequel l’autorité se doit d’être plus vigilante, n’est pas non plus considéré comme attentatoire au principe d’égalité devant la loi, dès lors que certains de ces services peuvent effectivement être la source de tentatives de déstabilisation orchestrée par une puissance étrangère (§ 41). Surtout, la référence aux fausses informations que le CSA doit prendre en compte est elle-même encadrée par les réserves d’interprétation formulées par le Conseil sur les autres dispositions de la loi (§ 51). Par extension, la loi organique est également déclarée conforme à la Constitution sous les mêmes réserves.

Perspectives européennes

Malgré les critiques, les deux nouvelles lois devraient à terme contribuer à corriger le défaut d’éditorialisation des réseaux sociaux et des plateformes numériques et assainir les débats en période électorale.

Leur adoption est tombée à point nommé, alors même que la Commission européenne a dévoilé un plan d’action contre les fausses informations le 5 décembre 2018, en prévision des prochaines élections9. Plusieurs des dispositifs prévus par la loi ordinaire y trouvent un certain écho, notamment en ce qui concerne la responsabilisation des services de communication en ligne et la transparence des publicités à caractère politique. Les réseaux sociaux devront ainsi remettre des rapports mensuels quant aux moyens mis en œuvre pour lutter contre les campagnes de désinformation. Ce plan entend aussi renforcer les moyens alloués aux task forces du Service européen pour l’action extérieure et mettre sur pied un système d’alerte rapide qui permettra aux États membres de communiquer entre eux et coordonner leurs mesures de lutte contre les campagnes de désinformation. Enfin, des mesures de sensibilisation et d’éducation des populations sont également prévues dans le cadre d’une coopération transfrontière.

Sources :

  1. Loi organique n° 2018-1201 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
  2. Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
  3. Rapport fait au nom de la Commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, Catherine Morin-Desailly, 26 septembre 2018.
  4. « Légiférer sur les fausses informations en ligne, un projet inutile et dangereux, », Christophe Bigot, D., 2018, p. 344.
  5. « Lutter contre les fausses informations : le problème préliminaire de la définition », Thomas Hochmann, Revue des droits et libertés fondamentaux, 2018, Chronique n° 16, http://www.revuedlf.com
  6. « Les notions de défense et de sécurité en droit français », Bertrand Warusfel, Droit et défense, n° 94/4, p. 16.
  7. CE, 11 février 2004, n° 249175.
  8. Décisions n° 2018-773 (loi ordinaire) DC et 2018-774 DC (loi organique).
  9. Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions – Plan d’action contre la désinformation, Bruxelles, 5 décembre 2018. 
Professeur de droit privé à Aix-Marseille Université et directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

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