Presse et plateformes : il sera difficile de faire payer pour un droit voisin

Observée, l’Australie impose aux plateformes de rémunérer la presse. En France, les éditeurs comptent sur la négociation imposée par l’Autorité de la concurrence. Mais les éditeurs allemands ont « trahi » le front européen en signant des accords individuels avec Google.

À l’opposé du globe, en Australie, le gouvernement a, le 20 avril 2020, enjoint à Google et à Facebook de payer pour reprendre en ligne, même sous forme de courts extraits, les articles des éditeurs de presse. Trois mois plus tard, en juillet 2020, la Commission australienne de la concurrence (ACCC) publiait un code de conduite qui impose aux plateformes de négocier avec les éditeurs afin de les rémunérer pour la reprise de leurs articles, un impératif auquel s’ajoutent d’autres obligations qui doivent préserver la capacité de la presse australienne à se développer en ligne. Le code de conduite exige ainsi que les plateformes préviennent au moins 28 jours à l’avance les éditeurs de tout changement dans leurs algorithmes, qui pourrait modifier le référencement de leurs articles. Il exige également des plateformes qu’elles ne discriminent pas les contenus de la presse australienne afin d’atténuer les conséquences financières liées à la rémunération obligatoire pour leur reprise. Cette précision est la conséquence directe du mépris dont Facebook a fait part dans un premier temps à l’égard des autorités australiennes, le groupe californien ayant répondu à l’ACCC, en juin 2020, que « l’information est un contenu hautement substituable et ne génère pas de valeur à long terme », une menace à peine voilée de déréférencement de l’offre d’information locale. Depuis, Facebook a précisé les conditions de son exécution en annonçant, le 1er septembre 2020, envisager d’empêcher les internautes australiens de partager sur ses réseaux sociaux des informations issues de médias nationaux et internationaux.

De son côté, Google privilégie le lobbying pour éviter une application trop sévère du code de conduite édicté par l’ACCC. Le groupe explique sur les réseaux sociaux australiens les risques, pour les créateurs et autres influenceurs, que ferait peser l’obligation de prévenir les éditeurs des modifications de l’algorithme. Avertis, ces derniers optimiseraient ainsi le référencement au détriment des autres créateurs de contenus. L’intervention de l’ACC, que le ministre australien de la Communication, Rob Flecher, a considérée comme relevant de l’« intérêt public », ne le serait pas nécessairement selon Google, certaines requêtes obtenant des réponses plus pertinentes si des contenus non journalistiques sont priorisés. Au moins s’agit-il de sauver le journalisme en Australie qui est en bien mauvaise posture. Le groupe News Corp a ainsi annoncé en mai 2020 la cessation de la publication papier de plus de 100 titres locaux en Australie, une annonce qui acte la fin des quotidiens en kiosque dans certaines parties du territoire de l’île-continent.

Certes, l’agence de presse australienne (APP) dont la fermeture avait été annoncée par ses actionnaires, News Corp. et Nine Network (voir La rem n°54, p.66), a finalement trouvé un repreneur le 7 juin 2020 via un consortium à but philanthropique. Mais ses clients historiques sont toujours aussi malmenés, la crise sanitaire ayant accéléré la chute des dépenses publicitaires. La « nouvelle » AAP s’est donc résolue à lancer un appel aux dons en septembre 2020 afin de sécuriser la relance de ses activités. Elle devra également compter sur un nombre de clients moins importants depuis que News Corp. a décidé de lancer sa propre agence de presse en Australie afin de sécuriser son accès aux informations de base.

En Europe, les mêmes maux conduisent – presque – aux mêmes remèdes puisque l’article 15 de la directive du 17 avril 2019 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans le marché unique numérique doit conduire les différents pays à inscrire le droit voisin des éditeurs de presse dans leur législation nationale, l’objectif de cette reconnaissance étant de permettre à la presse d’obtenir une rémunération de la part des plateformes.

La France est le premier pays de l’Union à avoir transcrit la directive européenne dans son droit national avec la loi du 24 juillet 2019, le droit voisin devenant effectif le 24 octobre 2019, ce qui a conduit à une réponse sans ambiguïté de Google qui a clairement reconnu ne pas vouloir rémunérer les éditeurs de presse (voir La rem n°53, p.86). La loi autorise techniquement la non-rémunération, Google pouvant opter pour le référencement des articles en ne reprenant que de très courts extraits de ces derniers, ce qui dégrade la lisibilité du résultat pour les internautes et donc à terme aussi le référencement des sites de presse. Google a toutefois proposé aux éditeurs la reprise enrichie de leurs articles et vidéos mais à la condition qu’ils renoncent à toute rémunération, ce à quoi ils ont dû se résoudre le temps de forcer Google à renégocier. En effet, les éditeurs ont obtenu de l’Autorité de la concurrence un ensemble de mesures conservatoires après que cette dernière a reconnu un abus de position dominante dans les pratiques de Google, la loi imposant bien le principe d’une négociation juste et équitable entre plateformes et éditeurs (voir La rem n°54, p.10). Cependant, les négociations n’ont pas abouti dans le délai imparti de trois mois et les éditeurs ont déposé un recours auprès de l’Autorité de la concurrence pour forcer Google à négocier de bonne foi, ce qui n’aurait pas été le cas.

Google a par ailleurs fait appel de la décision de l’Autorité de la concurrence le 3 juillet 2020, cet appel n’étant pas suspensif. La décision impose en effet à Google de ne pas modifier le référencement des sites de presse le temps des négociations qui, en s’éternisant, risquent d’interdire toute amélioration de ses services de recherche en ligne. Car Google cherche à fissurer le front commun des éditeurs. Le groupe a lancé des négociations dans de nombreux pays avec certains éditeurs pour les rémunérer en échange de l’indexation privilégiée de leurs articles dans Google News et Google Discover. Avec suffisamment d’accords, Google pourrait bénéficier encore d’une information d’actualité dans ses offres sans avoir besoin de rémunérer l’ensemble des éditeurs, ses services pouvant évoluer vers une offre d’information complète mais non exhaustive du point de vue des sources référencées. Ils se limiteraient au référencement des articles d’un pool de partenaires.

Ainsi, le 25 juin 2020, Google a-t-il annoncé une série d’accords de rémunération avec des éditeurs en Allemagne, en Australie ou encore au Brésil, trois pays où les éditeurs sont depuis longtemps parmi les plus critiques à l’égard du groupe américain. L’Allemagne est à l’origine de la première Lex Google (voir La rem n°22-23, p.11), les éditeurs brésiliens sont à l’origine de l’un des premiers retraits coordonnés de Google News (voir La rem n°25, p.5) et l’Australie est en conflit ouvert avec les plateformes.

C’est en Allemagne où les accords passés sont d’abord stratégiques parce qu’ils précèdent, dans ce pays d’Europe, la transposition dans le droit national de la directive relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans le marché unique numérique, traçant donc une voie alternative pour la rémunération des éditeurs par les agrégateurs d’information. Le SpiegelDie Zeit et le Frankfurter Allgemeine Zeitung font partie des signataires de l’accord de rémunération passé avec Google : la presse allemande de qualité a donc fait le choix de l’alliance avec le moteur de recherche pour bénéficier d’un affichage de ses articles dans des espaces réservés sur Google News et Google Discover. Elle se distingue par là-même des autres sites d’information où domine le copier-coller, et la qualité n’est pas toujours au rendez-vous, comme l’explique Julia Cagé (voir Sauver les médias, Seuil, 2015). Cité par Les Echos, un responsable du Frankfurter Allgemeine Zeitung confirme cette analyse en lisant les motifs qui ont présidé à l’engagement de son quotidien : « Cette coopération nous donne une visibilité supplémentaire, une meilleure attractivité et la possibilité d’accroître la portée de notre offre numérique. »

Reste qu’en privilégiant une presse historique, ces accords marginalisent, en termes de visibilité, les offres alternatives, celles aux lignes éditoriales plus critiques. Ces accords peuvent donc se lire aussi comme une dégra­dation de la présentation plurielle des offres de presse en ligne par les services de Google même si le référencement naturel est encore accessible. D’ailleurs, la presse française ne s’y est pas trompée. Pierre Louette, chargé des droits voisins au sein de l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), a ainsi qualifié ces accords individuels entre Google et les éditeurs allemands de véritable trahison du front commun des éditeurs européens.

Un autre risque, économique cette fois, est également pointé. L’accord avec Google pourrait renforcer le phénomène d’infomédiation qui place les éditeurs sous la dépendance des plateformes pour l’accès à leur public. En effet, en bénéficiant d’une mise en valeur dans les interfaces de Google, les articles des titres concernés pourront voir leur audience augmenter mais les internautes pourront prendre aussi l’habitude de s’informer en passant par Google plutôt que par la home page ou l’application de leur quotidien. Cette bascule est facilitée par le fait que l’accord avec Google prévoit l’accès gratuit au premier article, y compris pour les quotidiens dont l’offre en ligne est payante, et prévoit également une actualisation des sujets traités chaque jour afin de rendre dynamique l’offre de Google News et de Google Discover. Là encore, les éditeurs allemands semblent avoir cédé au pragmatisme, le PDG de Zeit Online cité par Les Echos rappelant qu’« environ un tiers de notre audience provient de Google. C’est essentiel pour notre modèle publicitaire et nos abonnements. Il n’est pas très logique d’exiger de l’argent de Google pour quelques lignes de texte dans les résultats de recherche. Nous avons besoin de Google plus qu’il n’a besoin de nous ».

Les Allemands ne sont pas toutefois les pourfendeurs invétérés du droit voisin des éditeurs. En effet, VG Media, la société qui représente en Allemagne les ayants droit et collecte les droits voisins, a annoncé s’être alliée avec l’Apig pour installer en France un centre commun de perception et de gestion des droits voisins, offrant de cette manière un interlocuteur unique aux plateformes dans la négociation imposée sur la rémunération des éditeurs. D’autres pays européens ont vocation à rejoindre ce centre qui, par l’effet de taille ainsi produit, devrait renforcer ses positions dans la négociation avec Google comme avec Facebook.

Sources :

  • « En Australie, News Corp cesse d’imprimer une centaine de journaux régionaux », Gregory Plesse, Les Echos, 29 mai 2020.
  • « L’agence de presse australienne APP reprise par un consortium de philanthropes », AFP, 7 juin 2020.
  • « Facebook refuse de partager la publicité avec la presse », Nicolas Madelaine, Les Echos, 16 juin 2020.
  • « Google prêt à payer les journaux à ses conditions », Nicolas Richaud, Fabienne Schmitt, Les Echos, 26 juin 2020.
  • « Pourquoi Google a convaincu de grands médias allemands », Ninon Renaud, Les Echos, 3 juillet 2020.
  • « Droits voisins de la presse : face à Google, une alliance franco-allemande », Nicolas Madelaine, Les Echos, 31 juillet 2020.
  • « Australie : amendes en vue pour les Gafa ne partageant pas leurs revenus avec les médias », Gregory Plesse, Les Echos, 3 août 2020.
  • « Google contre-attaque face à la presse australienne », Gregory Plesse, Les Echos, 18 août 2020.
  • « En Australie, Facebook menace d’empêcher le partage d’articles de presse sur ses plateformes », C.W., Le Figaro, 2 septembre 2020.
  • « Régulation des Gafa : Facebook menace de bloquer les articles de presse australiens », Gregory Plesse, Les Echos, 2 septembre 2020.
  • « L’Australian Associated Press lance un appel aux dons », Grégory Plesse, Les Echos, 8 septembre 2020.
  • « Droits voisins : l’AFP se joint aux plaintes », Le Figaro, 9 septembre 2020.
  • « Droits voisins : les discussions à l’arrêt », Alexandre Debouté, Le Figaro, 29 septembre 2020. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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