Les Gafa n’existent pas

Parcours boursiers très contrastés, avantages concurrentiels très différents, stratégies originales : la crise des valeurs technologiques révèle qu’Apple, Facebook, Amazon et Google sont certes les « géants de l’internet », mais qu’ils sont loin de partager les mêmes attributs permettant de les réunir sous un acronyme unique.

Apparu au milieu des années 2000, l’acronyme Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) a symbolisé le succès des entreprises américaines de l’internet. Google, Amazon et Facebook sont des entreprises nées sur l’internet, des pure players, quand Apple est devenu le groupe que l’on connaît aujourd’hui grâce à l’internet mobile qu’il « imagine » avec l’iPhone. Ces groupes partagent certaines caractéristiques, de très grandes bases de données sur leurs utilisateurs, leur taille mondiale (mais l’internet est mondial), ou des caractéristiques liées à leurs stratégies qui font d’eux les hérauts d’un « néolibéralisme » décrié (voir Nikos Smyrnaios, Les Gafam contre l’Internet, INA, 2007). Par-delà ces points communs, finalement peu nombreux, les Gafa (ou Gafam en ajoutant Microsoft à la liste) n’existent pas vraiment. L’acronyme a eu surtout pour mérite de souligner l’importance de ces groupes pour l’internet. Car c’est finalement ce qui semble le mieux les réunir : Google, Apple, Facebook et Amazon sont les promoteurs d’un certain usage de l’internet, chacun à sa façon, et ils sont parvenus, de manière différenciée là encore, à imposer leurs propres règles aux autres acteurs en ligne. Le terme « plateforme », utilisé depuis la fin des années 2010, souligne ce rôle essentiel joué par les Gafa et l’importance prise par ces entreprises sur les marchés numériques au point de conduire à repenser le droit de la concurrence. C’est tout l’objet du Digital Markets Act européen (voir La rem n°56, p.5).

Toutefois, au-delà de ces similitudes, au-delà aussi d’une réglementation commune, les destins contrariés des Gafa en 2022 ont révélé combien ces quatre entreprises ont des profils différents et combien il est nécessaire, s’il s’agit de saisir les logiques de l’internet, d’aborder les Gafa de manière séparée, dans une perspective plus « micro » que « macro ». Les analystes financiers l’ont bien compris. Le 19 novembre 2021, le Nasdaq 100, qui regroupe l’essentiel des grandes entreprises de l’internet cotées, atteignait un pic avant d’amorcer une chute, par paliers : en février 2022 d’abord, avec l’annonce par Meta de la première baisse de son histoire du nombre de ses utilisateurs ; en avril ensuite, avec l’annonce par Netflix d’une perte d’abonnés ; de nouveau en juillet, après des résultats trimestriels de Netflix qui n’ont pas totalement rassuré. Bilan : fin octobre 2022, presque un an après le pic de 2021, Google et Amazon ont perdu un tiers de leur valeur en Bourse ; l’action de Meta (Facebook) s’est effondrée de 60 % et celle d’Apple a plutôt résisté, avec un repli de « seulement » 20 %. Les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) sont hors-jeu et ont entraîné les Gafa avec eux, sans les remplacer : le 27 décembre 2022, Netflix valait 133 milliards de dollars en Bourse contre 2 130 milliards pour Apple, qui est donc seize fois plus gros ; 1 170 pour Alphabet ; 888 pour Amazon ; 327 pour Meta, dépassé par Tesla à 465 milliards de dollars (source : Boursorama.com).

LES « GÉANTS DE L’INTERNET » SONT LOIN DE PARTAGER LES MÊMES ATTRIBUTS PERMETTANT DE LES RÉUNIR SOUS UN ACRONYME UNIQUE

La baisse globale de la valeur des Gafa atteste aussi d’un certain retour à la normalité. En effet, les valeurs dites « technologiques » ont bénéficié d’un très fort engouement des investisseurs parce que les entreprises concernées ont su profiter pleinement de la crise sanitaire de 2020-2021, quand tous les autres secteurs d’activité souffraient. Les investisseurs les ont alors très fortement soutenus en estimant leur valeur à partir de critères autrefois négligés, par exemple le nombre d’utilisateurs ou d’abonnés, ce qui ne préjuge pas de fondamentaux économiques solides comme le chiffre d’affaires ou la rentabilité. Les Gafa ont flambé en Bourse et, avec eux, une série de start-up du numérique (Zoom, Peloton) qui sont rattrapées aujourd’hui par la réalité du retour à la normale. Mécaniquement, la fin de l’idylle entre investisseurs et valeurs technologiques pèse sur la valorisation des Gafa, ces quatre entreprises conservant toutefois de très solides bases liées à leur position centrale sur l’internet. Et c’est la plus ou moins grande solidité de ces « bases » qui explique les parcours boursiers très différents des quatre Gafa en 2022.

Le profil du groupe Alphabet, la maison mère de Google, peut induire en erreur

Certes, Alphabet vend de la publicité comme le fait Facebook, notamment sur YouTube, une plateforme massivement utilisée. Certes, Alphabet vend du « cloud », comme Amazon. Certes, Alphabet édite un des deux grands systèmes d’exploitation pour smartphone, la version Android de Google, seul vrai concurrent de l’iPhone d’Apple. Mais ce qui fait l’excellence d’Alphabet, sa distinction, c’est surtout Google, cet ensemble de moteurs de recherche, qu’il s’agisse du moteur généraliste, de Google Maps, de Google Scholar, de Google Shoping, de Google News, etc. D’ailleurs, Android est gratuit ; le Play Store rapporte peu, comparé à l’App Store ; le cloud génère encore des pertes, quand la publicité sur le moteur représentait 39,5 milliards de dollars sur les 69 milliards de dollars de chiffre d’affaires du trimestre de juillet à septembre 2022. Lors de la publication de ces résultats, le 25 octobre 2022, Alphabet annonçait, en revanche, pour la première fois, un recul de 3 % des dépenses publicitaires sur YouTube (7 milliards de dollars), ce type de communication display étant plus exposé à la concurrence et plus sujet à une baisse des dépenses des annonceurs quand l’environnement économique se dégrade. Ces chiffres sont intéressants parce qu’ils révèlent deux choses. Tout d’abord, le moteur de recherche reste l’actif majeur d’Alphabet car il génère l’essentiel de ses revenus. Il dispose d’un quasi-monopole sur la recherche en ligne, ce qui le protège malgré les récentes annonces de Microsoft qui, avec ChatGPT, souhaite intégrer l’intelligence artificielle générative à Bing, son moteur de recherche. En effet, et avant la « révolution » proclamée par ChatGPT, qu’il faudra mesurer, la pertinence des résultats de recherche est, à ce jour, directement liée au nombre de requêtes qui y sont effectuées (voir La rem n°22-23, p.55), avantageant Google qui bénéficie d’un effet d’expérience gigantesque face à la concurrence (Bing, Qwant). Ici, la barrière à l’entrée est presque infranchissable et Google peut continuer de garantir aux annonceurs une efficacité de leurs investissements publicitaires sur l’achat de mots-clés même si, finalement, la concurrence est toujours possible, de manière plus ciblée, notamment sur les requêtes liées aux dépenses dans le e-commerce, où Amazon développe le marché publicitaire du retail search.

GOOGLE BÉNÉFICIE D’UN EFFET D’EXPÉRIENCE GIGANTESQUE FACE À LA CONCURRENCE

La domination de Google sur le marché du référencement payant est par ailleurs sécurisée par l’écosystème déployé par Alphabet avec Android. Si l’effet d’expérience sur la recherche en ligne avantage Google de manière décisive face à la concurrence, cet avantage n’est valable que dans la mesure où les internautes continuent d’effectuer des recherches en ligne. Or les méga-applications qui proposent une expérience intégrée (sur le modèle de WeChat en Chine – où Google est interdit – voir La rem n°60, p.71) ou, tout simplement, la logique même d’une navigation depuis les applications détournent des moteurs de recherche. Il s’agit là d’un élément essentiel : la page d’accueil de l’internet mobile n’a rien à voir avec la page d’accueil de l’internet fixe des années 2000 où, sur PC, le navigateur ouvre par défaut la page google.com. La page d’accueil de l’internet mobile est un écran tactile où s’affichent des applications, une manière de naviguer popularisée par Apple avec le lancement de l’App Store en 2008. Si la recherche en ligne multiplie les occasions de fréquenter de nouveaux site web, la logique des applications réduit d’autant, à l’inverse, le nombre de sources d’information auxquelles s’exposer. C’est pour éviter la disparition du réflexe de recherche que Google a financé le développement d’Android dont on notera qu’il propose, par défaut sur tous les écrans de smartphone, une barre de recherche évidente, absente de l’interface des iPhone d’Apple. L’écosystème ainsi créé avec Android – qui, dans la version accréditée par Alphabet, impose les moteurs Google (Search, Maps) et YouTube – est un moyen de verrouiller le contrôle du marché de la recherche en ligne et un moyen aussi de promouvoir une utilisation de l’internet qui repose sur la recherche en ligne. Le contrôle des services se double ici d’un contrôle des usages.

À l’évidence, tous les Gafa ne disposent pas d’un écosystème intégré, comme Alphabet avec Android, ses services de cartographie, ses services de messagerie, de recherche ou encore YouTube. Contrôler un écosystème est d’ailleurs une arme contre les concurrences venues des autres Gafa. C’est ce qui manque cruellement à Meta et qui explique nombre de ses difficultés actuelles. Quand Facebook a voulu se développer sur le marché publicitaire, le groupe a fait appel à Sheryl Sandberg, sa directrice des opérations jusqu’à l’été 2022.

C’EST POUR ÉVITER LA DISPARITION DU RÉFLEXE DE RECHERCHE QUE GOOGLE A FINANCÉ LE DÉVELOPPEMENT D’ANDROID

Débauchée de Google où elle gérait les activités des régies publicitaires, Sheryl Sandberg proposera pour Facebook le même type d’approche. La publicité sera vendue aux enchères et la performance du message sera garantie : chez Google, elle repose sur les mots-clés d’AdWords, la régie du moteur de recherche qui commercialise des publicités en lien avec les requêtes des utilisateurs ; chez Facebook, ce sont des profils qui seront mis aux enchères parce qu’un réseau social est une machine à aspirer les données personnelles. En développant la publicité à la performance, Facebook a menacé Google sur son pré-carré.

LE CONTRÔLE DES SERVICES SE DOUBLE ICI D’UN CONTRÔLE DES USAGES

Il a donc fallu que Google personnalise à son tour son offre en fonction des profils et pas seulement en fonction des requêtes, la personnalisation au profil et la personnalisation contextuelle étant complémentaires. Google a donc dû constituer des « profils » pour chaque internaute et il a tenté de le faire avec un réseau social, Google+, lancé en 2011. Si celui-ci fut un échec, ce n’est pas le cas de la possibilité de personnalisation : depuis 2012, Google rapatrie sous un identifiant unique toutes les traces laissées par ses utilisateurs sur les services qu’il contrôle, ce qui lui permet d’avoir des « profils » d’internautes parfaitement maîtrisés. Cette logique fait que la personnalisation de l’affichage display dépend moins désormais du contrôle d’un réseau social que de la capacité des acteurs de l’internet à forcer leurs utilisateurs à se loguer (voir La rem n°42-43, p.92). Or, sur Android, l’utilisateur est toujours connecté avec son compte Gmail. Malgré les déboires de YouTube, Alphabet est donc en mesure de résister aux difficultés conjoncturelles sur le marché publicitaire display quand Facebook, s’il perd des utilisateurs, est autrement plus menacé.

Le cas de Facebook est à cet égard très significatif

Le groupe Meta, qui abrite le réseau social, a vu sa capitalisation boursière s’effondrer en comparaison des autres Gafa. Le problème de Facebook est lié à l’absence de contrôle d’un écosystème intégré. Le groupe est un champion mondial de la publicité parce qu’il dispose d’audiences sociales massives (Facebook, Instagram) auxquelles il peut adresser des messages publicitaires performants parce qu’ils sont adaptés aux profils des internautes. Certes, d’autres acteurs existent sur le marché publicitaire du display social, comme SnapChat, mais son effondrement en Bourse est encore plus marqué que celui de Facebook (Snapchat a perdu 86 % de sa valeur boursière en un an). Le problème vient donc du marché du display social lui-même. Celui-ci résiste plutôt bien, mais il fait l’objet d’une nouvelle répartition des parts de marché.

LE PROBLÈME DE FACEBOOK EST LIÉ À L’ABSENCE DE CONTRÔLE D’UN ÉCOSYSTÈME INTÉGRÉ

En France, si Instagram reste dominant, les annonceurs privilégient de plus en plus TikTok en deuxième choix, au détriment de Facebook ou de SnapChat. TikTok bénéficie en effet d’un dynamisme et vient perturber le contrôle de l’écosystème social par Facebook qui, jusqu’alors, était parvenu à étouffer la concurrence… en la rachetant (voir La rem n°32, p.51). Pour Meta, la concurrence de TikTok sera probablement surmontée grâce au développement des Reels, une copie des courtes vidéos de TikTok par Instagram, le réseau social ayant déjà repris de SnapChat ses Stories pour entraver son développement (voir La rem n°63, p.70). Mais la concurrence de TikTok pointe toutefois une réelle difficulté pour Facebook. Sur les réseaux sociaux, il n’y a pas d’économie d’expérience comme sur le marché des moteurs de recherche. Un nouveau service peut s’imposer rapidement s’il propose une offre distinctive. TikTok profite ainsi de la 4G pour développer la vidéo courte dans les fils d’actualité de ses utilisateurs où le divertissement l’emporte sur la dimension conversationnelle. Meta doit donc à son tour s’adapter à cette nouvelle donne et il n’est plus (le seul) prescripteur des univers sociaux. Le groupe avait été confronté au même type de défi lors du lancement d’Instagram qui a banalisé le recours à la photo sur les réseaux sociaux numériques en exploitant les capteurs intégrés sur les smartphones, quand Facebook était alors pensé pour l’ordinateur.

SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX, IL N’Y A PAS D’ÉCONOMIE D’EXPÉRIENCE COMME SUR LE MARCHÉ DES MOTEURS DE RECHERCHE

S’ajoute une autre faiblesse, bien plus problématique : TikTok comme Meta vont devoir vendre moins cher la publicité display. Le display social, qui représente 98 % des revenus de Meta, est devenu en effet moins performant qu’il ne l’était car le « profilage » est plus difficile désormais, au moins pour la population des internautes qui se connectent depuis un iPhone. En introduisant en 2021 l’App Tracking Transparency (ATT), une obligation de consentement au recueil des données personnelles depuis les applications, Apple a imposé aux développeurs, notamment pour les applications sociales, de se contenter dans la plupart des cas des seules « first party data », ces données d’usages récoltées lors de l’utilisation de l’application, sans possibilité d’aller ensuite espionner l’internaute, grâce à des cookies, quand il part surfer ailleurs. Meta est donc devenu en partie aveugle : une part de plus en plus importante de l’activité en ligne des internautes lui échappe, parce que ces internautes ont bloqué leur traçage grâce à ATT ou parce qu’ils utilisent désormais TikTok (voir La rem n°61-62, p.61). Or, en matière de « profils », plus la part de navigation qui échappe à l’observation est élevée, plus le ciblage perd en qualité. Et Meta n’a pas les moyens d’y remédier facilement : il ne peut pas se passer des utilisateurs d’Apple, il ne peut pas interdire aux internautes d’utiliser TikTok et il ne peut pas forcer TikTok à partager avec lui ses données. Les conséquences pour le groupe sont immédiates puisque, pour la première fois, le chiffre d’affaires de Meta a baissé, passant de 117,9 milliards de dollars en 2021 à 116,6 milliards de dollars en 2022, alors qu’il avait habitué les investisseurs à une croissance à deux chiffres. Et le résultat net s’effondre de 41 % car Meta doit massivement investir pour inverser la tendance.

Les investisseurs sont bien conscients de cette fragilité de Meta et de l’immense pari de Mark Zuckerberg avec le métavers : il s’agit, pour Meta, de constituer son propre écosystème dans la réalité virtuelle. Pour l’instant, Horizon Worlds n’est pas suffisamment abouti pour que le cours de l’action de Meta remonte. En revanche, si Meta parvient à développer son propre système d’exploitation pour Horizon Worlds et ses propres API (applications de programmation maison que les autres développeurs doivent utiliser pour proposer leurs services au sein d’un écosystème), s’il parvient ensuite à développer la communauté des utilisateurs d’Horizon Worlds et des utilisateurs du terminal associé, le casque de réalité virtuelle Meta Quest, et s’il parvient enfin à développer le Meta Quest Store, alors Meta aura un écosystème intégré comme Apple en dispose déjà avec l’iPhone et l’App Store.

META EST DONC DEVENU EN PARTIE AVEUGLE : UNE PART DE PLUS EN PLUS IMPORTANTE DE L’ACTIVITÉ EN LIGNE DES INTERNAUTES LUI ÉCHAPPE

Il pourra forcer les autres éditeurs à partager les données personnelles, ce qui sécurisera son contrôle du marché publicitaire du display social, et il diversifiera ainsi plus facilement ses sources de revenus. Aux ventes de casques de réalité virtuelle, il ajoutera des commissions sur tous les achats réalisés sur le Meta Quest Store, un prélèvement de 30 % étant déjà annoncé. Mais, pour l’instant, ce n’est pas le cas et Apple reste le seul autre groupe à disposer, comme Alphabet, de son propre écosystème intégré, ce qui explique la résistance en Bourse du vendeur d’iPhone. En attendant, Meta licencie massivement afin de rassurer les investisseurs, sans limiter pour autant ses dépenses dans la construction du métavers et dans l’intelligence artificielle. C’est le prix à payer pour faire la preuve que la sociabilité en ligne sera le levier d’une réorganisation des usages de l’internet, après le succès de la recherche en ligne et le succès de l’internet des applications mobiles (voir La rem n°13, p.33).

Apple est donc à part parmi les Gafa

Avec ses ordinateurs Mac, le groupe existait avant l’apparition de l’internet grand public et il s’y est déployé tardivement, en inventant les usages de l’internet mobile avec le lancement de l’iPhone en 2007 et de l’App Store en 2008. C’est toute la particularité d’Apple. Il s’agit d’un vendeur de terminaux, le seul dans ce cas parmi les Gafa, et il dépend d’un terminal en particulier, l’iPhone. Mais ce terminal est exceptionnel car, à partir de l’iPhone, Apple a inventé les usages de l’internet mobile (écran tactile, recours aux applications). Apple a déployé un écosystème autour de l’iPhone qui allie terminal, OS, plateforme d’accès aux contenus et services (l’App Store) et enfin, contenus et services (Apple TV+, Fitness+, santé, forme). Cet écosystème est exclusif  ; seuls les utilisateurs de matériel Apple peuvent en bénéficier, ce qui permet au groupe de mieux retenir ses clients car le coût du changement d’écosystème est très élevé. Autant dire que l’iPhone ouvre la voie à l’offre d’applications qui renforce en retour le marché des iPhone en sécurisant toujours plus la logique d’écosystème. Apple a donc trouvé dans l’App Store et les services le moyen de diversifier ses sources de revenus et d’accroître son chiffre d’affaires. Ce dernier repose toujours sur les ventes de terminaux mais, de plus en plus, sur les services que ces terminaux permettent de facturer dans un second temps (voir La rem n°50-51, p.60). C’est ce qui explique pourquoi Apple a opté pour une baisse du prix facial des iPhone en dollars, lors de la sortie de l’iPhone 14, le 7 septembre 2022. En période d’inflation, pouvoir communiquer sur un produit meilleur marché (bien que l’iPhone reste très cher) vise à fidéliser une clientèle qui sera rentabilisée ensuite sur le marché des services. Or, plus le nombre d’utilisateurs d’iPhone est élevé, plus la rentabilité du PlayStore l’est aussi. Si les iPhone représentent encore 50 % du chiffre d’affaires du groupe, les services comptent désormais pour 25 %. Et cet écosystème extrêmement performant et verrouillé, parce que les barrières à l’entrée sont presque infranchissables, protège Apple en Bourse. La chute du cours de l’entreprise est donc liée d’abord au climat général de baisse des valeurs du secteur des technologiques, néanmoins, comparée aux autres, elle reste modérée. Et surtout, elle est conjoncturelle car le problème d’Apple réside dans sa chaîne d’approvisionnement, perturbée en 2022 par la politique sanitaire en Chine, pays d’où provient la quasi-totalité des iPhone.

La puissance de l’écosystème d’Apple a une autre conséquence. Elle autorise le groupe à se développer très facilement sur de nouveaux marchés. Apple est ainsi devenu le deuxième acteur des services de streaming musical dans le monde, après Spotify, en favorisant son service maison, Apple Music, auprès des utilisateurs d’iPhone. Cette puissance lui permet aujourd’hui d’investir le marché publicitaire en ligne. Avec l’App Tracking Transparency, Apple a certes promis aux utilisateurs de ses terminaux un meilleur contrôle sur l’exploitation de leurs données personnelles par des acteurs tiers, limitant la performance du display programmatique (dont le display social), mais il s’est offert en même temps une occasion unique de proposer une alternative plus performante aux annonceurs. En effet, l’accès aux données est encore possible dans les services Apple. La personnalisation peut donc y être encore plus poussée que sur les autres applications. Si Apple propose pour l’instant de la publicité essentiellement sur l’App Store, avec le référencement payant d’applications lorsque ses utilisateurs effectuent une recherche (Search Ads), le groupe a multiplié les annonces qui vont faire de lui un acteur clé du display programmatique.

CET ÉCOSYSTÈME EXTRÊMEMENT PERFORMANT ET VERROUILLÉ PROTÈGE APPLE

En effet, Apple a déclaré en novembre 2022 qu’il allait introduire des publicités sur la page d’accueil de l’App Store et surtout sur l’Apple TV, aux États-Unis dans un premier temps, à l’occasion de la diffusion des matchs de la Major League Soccer (le football américain) dont il a racheté les droits. Selon Les Échos, les recettes publicitaires d’Apple s’établissaient à 300 millions de dollars en 2017, à 5 milliards de dollars en 2021 grâce à Search Ads, et pourraient monter jusqu’à 30 milliards de dollars en 2026. À titre de comparaison, il s’agit de l’équivalent d’un trimestre de recettes publicitaires du groupe Meta en 2022.

L’écosystème développé par Apple ressemble finalement à celui d’Amazon

Le groupe de e-commerce a lancé ses propres terminaux, à l’instar du Kindle, d’abord pour vendre des services par leur intermédiaire, donc pour renforcer sa place de marché. Si Amazon n’a pas eu le succès espéré avec ses terminaux, sa place de marché s’est en revanche imposée grâce aux effets de réseau : plus le nombre de e-commerçants sur amazon.com est élevé, plus les clients seront sûrs d’y trouver ce qu’ils cherchent, ce qui attire de nouveaux e-commerçants, qui attirent de nouveaux clients, etc. Partant, les e-commerçants ont objectivement intérêt à privilégier la place de marché d’Amazon pour développer leur commerce électronique, même si l’encombrement de la place de marché les oblige de plus en plus souvent à payer pour être correctement référencés. À l’effet de réseau sur la place de marché s’ajoute le réseau bien physique de distribution déployé par Amazon qui constitue une seconde barrière à l’entrée redoutablement efficace, le développement d’entrepôts, la constitution de flottes de camions, de trains et d’avions étant un processus extrêmement long et coûteux.

APPLE A DÉCLARÉ QU’IL ALLAIT INTRODUIRE DES PUBLICITÉS SUR LA PAGE D’ACCUEIL DE L’APP STORE ET SURTOUT SUR L’APPLE TV

Amazon s’impose ainsi parmi les Gafa pour des raisons très différentes des autres acteurs de ce « club » : c’est un champion de la distribution, ce qui renforce sa place de marché. Cette stratégie se retrouve aussi avec Prime qui offre une galaxie de contenus de divertissement en échange d’un abonnement au service de livraison (voir La rem n°41, p.71 pour la musique en ligne). Partant, Amazon occupe une « niche » particulière, le commerce en ligne, où l’entreprise est ultradominante, ce qui lui permet, dans ce secteur particulier, de concurrencer les autres membres du « Gafa club ». Amazon est ainsi en train de développer ses activités publicitaires dans le search parce que son site est devenu de facto un comparateur d’offres jugé plus pertinent que les résultats proposés par les moteurs de recherche généralistes ou les moteurs spécialisés. La plupart des commerçants y sont présents et les offres référencées sont assorties de garanties sur les prix et de garanties sur la livraison. Amazon s’est donc déployé dans le search et développe désormais l’affichage de bannières publicitaires sur sa place de marché pour permettre aux commerçants de valoriser leurs produits. L’ensemble de ces offres publicitaires, regroupées sous la bannière du retail media, a pour particularité de s’adresser au consommateur internaute au moment même où il s’apprête à acheter un produit, un « moment » tout particulier et extrêmement important dans une campagne de communication, ce qui explique l’intérêt des annonceurs. Amazon est devenu le numéro 3 mondial de la publicité en ligne (31 milliards de dollars en 2021), derrière Alphabet (210 milliards) et Meta (115 milliards), en contrôlant un espace dédié au e-commerce. Cet espace-là est aujourd’hui fragilisé par l’inflation qui entraîne une baisse des dépenses des consommateurs et une hausse des coûts de livraison. Amazon étant une entreprise du « monde réel », le groupe vend certes des services (Prime Video, offres de cloud computing), mais aussi des biens matériels, une activité intensive en main-d’œuvre et en équipements (Amazon est le deuxième employeur privé le plus important au monde, derrière son concurrent Walmart).

AMAZON EST DEVENU LE NUMÉRO 3 MONDIAL DE LA PUBLICITÉ EN LIGNE

De cette exploration des situations très différentes des quatre membres du Gafa, il ressort finalement qu’ils se retrouvent tous sur un même marché, investi à l’origine par deux d’entre eux, nouveau secteur d’activité pour les deux autres : la publicité en ligne. Google y a développé le référencement payant, mais il est désormais concurrencé par Apple et Amazon qui mettent en valeur, chacun sur sa place de marché (l’App Store et amazon.com), les propositions commerciales de leurs partenaires. Derrière cette concurrence nouvelle s’opposent deux visions très différentes de l’internet : d’un côté, un espace ouvert, constitué d’une multitude d’offres, reliées entre elles à l’occasion de requêtes prises en charge par des moteurs, cet internet « ouvert » étant défendu par Google ; de l’autre côté, un espace fermé, centré sur des places de marché protégées parce qu’associées à un environnement qui fait office de barrière à l’entrée (l’iPhone pour Apple, les services logistiques pour Amazon). Sur le marché publicitaire, Facebook a de son côté misé sur la publicité programmatique et sur l’affichage des publicités selon le profil des internautes. Ce marché est peu investi par les autres Gafa, même si Alphabet y est bien présent avec YouTube. Il est en revanche menacé par ces autres membres qui interdisent ou vont interdire les cookies tiers : Apple l’a fait avec ATT, Google doit le faire avec Chrome, le navigateur le plus utilisé au monde. Google a toutefois annoncé reporter encore la suppression des cookies tiers dans Chrome, prévue désormais pour 2024. C’est le temps de développer correctement l’interface Privacy Sandbox, qui permettra aux annonceurs d’accéder à des cohortes ciblées d’internautes dont les données auront été au préalable anonymisées.

DERRIÈRE CETTE CONCURRENCE NOUVELLE S’OPPOSENT DEUX VISIONS TRÈS DIFFÉRENTES DE L’INTERNET

Finalement, si Alphabet dispose d’Android et d’un écosystème proche de celui d’Apple, ses enjeux sur les marchés publicitaires le rapprochent bien plus de Facebook que d’un vendeur de matériel électronique car la philosophie des entreprises compte aussi. En effet, si Apple a choisi de développer un écosystème fermé, c’est très probablement parce que son fondateur, Steve Jobs, vient d’un monde préconnecté où ce genre d’écosystème dominait dans le monde physique, notamment celui de son concurrent historique, Microsoft, associé avec Intel pour contrôler le marché des PC. Chez Google, l’ouverture est la règle parce que ses fondateurs font partie de ceux qui, au début de l’internet grand public, ont cru à ses promesses de démocratisation de l’accès à l’information. Google s’est donné pour mission « to organize the world’s information and make it universally accessible and useful » (« How Google Search Works », Google.com). En espérant référencer tous les contenus de l’internet avec des like afin d’évaluer leur valeur sociale, l’intention de Mark Zuckerberg n’est finalement pas très différente de celle de Google, même s’ils ne partagent pas la même conception de l’internet. Amazon et Apple, avec leurs places de marché fermées, sont très loin de ces prétentions-là.

Quant aux investisseurs présents au capital de ces quatre acteurs clés de l’internet, ils ont la particularité de partager la même préoccupation, celle de la rentabilité de leur investissement. Ils doivent faire avec des droits de vote souvent limités mais ils ont obtenu, en ce début 2023, que tous les acteurs du Gafa rationalisent au maximum leurs coûts à l’occasion de cette première passe difficile et généralisée : Meta a supprimé 11 000 emplois (13 % de ses effectifs), Amazon 18 000 (1 % des effectifs), Alphabet 12 000 (6 % des effectifs).

Sources :

  • « Métavers : Meta va prélever près de la moitié des revenus des créateurs »,
    Nicolas Richaud, Les Échos, 15 avril 2022.
  • « En Bourse, la fête est finie pour la tech », Bastien Bouchaud, Les Échos, 18 mai 2022.
  • « Départ surprise de Sheryl Sandberg, la femme qui a fait la fortune de Facebook », Chloé Woitier, Le Figaro, 3 juin 2022.
  • « Google reporte la fin des cookies tiers sur Chrome », Nicolas Richaud, Les Échos, 29 juillet 2022.
  • « Avec l’iPhone 14, Apple réduit ses prix de vente », Elsa Bembaron, Le Figaro, 8 septembre 2022.
  • « De Netflix à Apple ou Amazon : une vague de nouveaux entrants dans la publicité », Alexandre Piquard, lemonde.fr, 19 septembre 2022.
  • « Meta, la maison mère de Facebook, en pleine traversée du désert », Hortense Goulard, Les Échos, 13 octobre 2027.
  • « Brutal coup de frein sur la croissance de Google », Chloé Woitier, Le Figaro, 27 octobre 2022.
  • « Profits en chute libre, métavers ruineux : le déclin de l’empire Meta s’accélère », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 28 octobre 2022.
  • « Pourquoi Apple s’en tire mieux que tous les autres », Raphaël Balenieri, Les Échos, 31 octobre 2022.
  • « Gafam : pas tous les mêmes », chronique d’Emmanuel Combe, Les Échos, 3 novembre 2022.
  • « Apple va ouvrir son offre de streaming vidéo à la publicité avec le football », Nicolas Richaud, Les Échos, 8 novembre 2022.
  • « Meta licencie 13 % de ses effectifs », Raphaël Balenieri, Fabio Benedetti Valentini, Les Échos, 10 novembre 2022.
  • « Amazon découvre l’austérité financière », Véronique le Billon, Les Échos, 28 novembre 2022.
  • « Dans la publicité en ligne, le duopole Google/Meta s’effrite », Nicolas Richaud, Les Échos, 26 décembre 2022.
  • « Meta compte rebondir après une année difficile », Hortense Goulard, Les Échos, 3 février 2023.
  • « Les géants de la tech connaissent leur première vraie crise de croissance », Hortense Goulard, Nicolas Madelaine, Les Échos, 6 février 2023.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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