Tandis que la grève des scénaristes américains occupe le devant de la scène médiatique, leurs homologues français utilisent des moyens beaucoup plus habiles et discrets dans la lutte qu’ils mènent contre les producteurs. L’exemple de ce qui se passe actuellement en République tchèque en est une excellente illustration.
Rappel des faits : tout commence le 19 septembre 2007 lorsque les quatre principales chaînes de télévision tchèques (les chaînes publiques de la Ceska televize, CT1 et CT2 ainsi que les deux chaînes hertziennes privées TV Nova et Prima) reçoivent une lettre de DILIA, un organisme tchèque de gestion collective des droits d’auteur. Ce courrier, sous forme de mise en demeure, les informe que DILIA sera en droit de leur réclamer, à compter du 1er janvier 2008, la somme de 20 euros par minute de diffusion de fictions françaises sur leurs écrans, et ce quel que soit l’horaire de diffusion du programme… Cette demande s’appuie sur un accord passé entre DILIA et son homologue français, la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) qui prévoit que cette somme sera répartie, après que DILIA aura prélevé 10 % au titre de ses frais de gestion, à part égale entre les réalisateurs et les scénaristes (9 euros chacun par minute) des films et téléfilms français diffusés par les chaînes tchèques. Cet accord entre les deux organisations chargées de la défense des droits des auteurs de leurs pays respectifs semble avoir été pris à l’insu des producteurs français et des chaînes de télévision tchèques. Celles-ci comme ceux-là ont dénoncé l’absence de concertation et prétendent avoir été mis devant le fait accompli.
Ce changement des règles du jeu a pour conséquence d’augmenter les coûts de diffusion d’un film français de deux heures pour une chaîne tchèque de 2 400 euros, et ce quel que soit son horaire de diffusion ou même de rediffusion. Une somme considérable quand on sait que les droits TV d’un long métrage pour la République tchèque peuvent se négocier autour d’une somme équivalente, voir inférieure. Des cessions de droits qui permettent souvent, à ce tarif, quatre à cinq diffusions regroupées sur une durée variable d’un ou deux ans. Ce qui représente, au minimum, un doublement de coût pour les chaînes locales désireuses de programmer une fiction française, autant dire une mise en péril annoncée de la place du cinéma français sur les petits écrans tchèques.
La directive Télévision sans frontières de 1989 révisée demandant aux chaînes de « veiller à chaque fois que cela est réalisable à la diffusion d’une proportion majoritaire d’oeuvres européennes » a toujours été respectée par les quatre principales chaînes du pays depuis l’adhésion de la République tchèque à l’Union européenne le 1er mai 2004. Elle a ainsi toujours assuré au cinéma français une place de choix sur les grilles des programmes des principales chaînes tchèques avec un total de près de 300 films et téléfilms diffusés chaque année (en incluant productions et coproductions françaises, films récents et classiques). Les séries Navarro, Sous le soleil, Commissaire Moulin ou Julie Lescaut (rebaptisée en République tchèque Julie Lescautova, du suffixe attribué indifféremment à l’ensemble de la gente féminine dans le pays) rencontrent elles aussi un vif succès et conservent depuis quelques années leur place en prime time ou en access.
Toutefois, cette mesure ne s’applique pas uniquement aux programmes français, puisque les fictions espagnoles sont également concernées (un accord du même type ayant été passé avec la SGAE, qui assure à Madrid la gestion collective des droits d’auteurs espagnols) ainsi que les cinématographies belge, luxembourgeoise et monégasque (également gérées le plus souvent par la SACD). Les responsables des achats de programmes ont déjà fait savoir qu’ils se tourneraient, à compter du 1er janvier 2008, vers des programmes britanniques, allemands ou italiens afin de continuer de respecter l’esprit de la directive Télévision sans frontières. Un argument réfuté par DILIA qui, de son côté, assure que des démarches sont également engagées avec les organismes de gestion collective des droits d’auteur des autres pays européens afin de mieux rétribuer l’ensemble des réalisateurs et scénaristes du continent.
Les effets de cet accord ne devraient pas se limiter à la télévision tchèque, puisqu’il aura probablement des répercussions sur la bonne santé du cinéma français dans les salles de cinéma tchèque. La plupart des distributeurs tchèques achètent en effet des films français « tous droits » (salle, vidéo et télévision). Ils se retrouveraient ainsi privés, en l’absence de chaînes prêtes à les diffuser, de la possibilité d’exploiter ces droits TV qui leur assurent en moyenne et au final jusqu’à la moitié de leurs revenus. Le modèle économique d’une sortie de film européen est en effet très fragile. Lorsqu’un distributeur de cinéma investit dans un film d’auteur français – c’est une moyenne observée – 10 000 euros pour en acquérir les droits (achetés pour la République tchèque aux alentours de 5 000 euros pour 5 ans) et le distribuer en salle (investissement environ de 5 000 euros pour la promotion et les frais de création et de sous-titrage des copies 35 mm), les recettes qu’il peut en attendre sont le plus souvent les suivantes : aux aides qu’il peut espérer du programme média et des différents fonds de soutien institutionnels (aux alentours de 2 000 euros), s’ajouteront la récupération de la moitié des recettes en salle (soit 2 000 euros, l’autre moitié étant conservée par l’exploitant de la salle), les recettes vidéo et DVD sur les ventes et les locations (2 000 euros) et la vente à une chaîne de télévision (autour de 4 000 euros si le film a été un succès en salle). Ces valeurs indicatives aboutissent en l’occurrence à un point d’équilibre pour le distributeur indépendant. Le poids pris par la cession ou non du film français par le distributeur tchèque à une chaîne de télévision de son pays représente donc 40 % des recettes qu’il peut espérer.
Une « vente télé » revêt donc un caractère essentiel dans le modèle économique de distribution du cinéma européen à travers ses frontières. Un poids bien supérieur à celui de quelques milliers d’entrées de plus ou de moins dans les salles de cinéma.
Cette situation est une des conséquences de la bataille que se livrent en France producteurs et auteurs dans la répartition des recettes tirées des ventes internationales de fictions. Elle pourrait faire rapidement tache d’huile et s’étendre sur d’autres territoires. Mais, à ce rythme, le bras de fer pourrait tourner court, tant il semble que cette stratégie arrivera rapidement à une situation de « perdant-perdant » qui pourrait avoir pour seul effet, et à très court terme, une diminution du rayonnement des œuvres audiovisuelles françaises à l’étranger. Une situation qui reviendrait à se tirer une balle dans le pied, anéantissant ainsi, du même coup, les rétributions économiques de tous les « acteurs » de la production audiovisuelle nationale, ses producteurs, mais aussi ses auteurs, réalisateurs et scénaristes.