Verdicts défavorables à Google

La stratégie « googlelienne » du « ça passe ou ça casse » a peut-être atteint ses limites. Sous le coup de nombreux procès ou d’enquêtes touchant à ses multiples activités sur Internet aux Etats-Unis, en Europe et ailleurs (voir REM n°14-15, p.12 et n°16, p.7), Google se voit contraint de respecter les législations en vigueur. Face à des partenaires économiques, pris par surprise, qui peinent à réagir, faute de trouver des solutions alternatives, les pratiques du géant américain sont en passe de devenir la norme sur le Web.

Face aux maisons d’édition et aux auteurs

« Pas équitable, adéquat ou raisonnable » : ce sont les termes du verdict du juge fédéral de New York attendu depuis plus d’un an. Denny Chin a rejeté le 22 mai 2011 l’accord conclu par Google avec les auteurs et les éditeurs américains en octobre 2008. Il s’est rendu aux arguments du Département de la justice de février 2010, quant à une atteinte aux droits d’auteur et à un abus de position dominante. L’affaire remonte à 2005, à la suite de la plainte déposée par l’Authors Guild et l’Association of American Publishers concernant Google Books. Ce programme vise à créer une bibliothèque numérique universelle à partir des fonds des bibliothèques américaines, en numérisant des millions de livres épuisés, donc devenus indisponibles à la vente mais toujours protégés par le droit d’auteur, même si une grande partie d’entre eux sont des œuvres orphelines (voir REM n°13, p. 44). Sous la pression des gouvernements français et allemand, l’accord avait été révisé en novembre 2009 afin d’en limiter la portée aux ouvrages anglo-saxons, sachant que plus de la moitié des ouvrages disponibles dans les bibliothèques américaines ont été publiés par des éditeurs étrangers.

Les protagonistes étaient finalement parvenus à un accord en 2008 selon lequel Google s’engageait à verser 125 millions de dollars (88 millions d’euros), dont 45 millions pour dédommager les ayants droit et rémunérer les auteurs dont les œuvres avaient été numérisées sans autorisation, et 45 millions pour couvrir les frais de justice. La création d’un Fonds de droits du livre était également prévu, fonds à travers lequel Google s’engageait à partager les recettes émanant de la commercialisation des livres, réservant 63 % de cette somme aux éditeurs auxquels il revenait a posteriori de se manifester pour dire s’ils acceptaient ou non que leurs ouvrages soient numérisés et vendus en ligne. Et c’est précisément cette méthode du opt-out selon laquelle la numérisation s’est faite de façon systématique, sans l’autorisation préalable des auteurs – c’est-à-dire sans leur offrir le choix de s’en exclure a priori (opt-in) – que le juge Denny Chin a également condamnée, interdisant ainsi à Google de pratiquer la copie numérique d’ouvrages à grande échelle « sans permission ». Pour Google, l’opt-in rendait immédiatement inexploitables des dizaines de millions de livres pour lesquels les ayants droit sont inconnus.

La Guilde des auteurs et l’Association des éditeurs américains ont déclaré regretter que cette décision de justice mette ainsi fin à la constitution de « cette Alexandrie des livres épuisés », qui aurait permis, en ouvrant un large accès aux œuvres désormais introuvables, de créer de nouveaux marchés. Google a, quant à lui, annoncé qu’il allait « réviser ses options ». Pour ses concurrents directs que sont Amazon, Yahoo! et Microsoft, regroupés au sein du collectif Open Books Alliance et menant un projet de numérisation des livres avec des représentants d’auteurs et des bibliothèques, l’objection du juge selon laquelle « l’accord donnerait à Google le contrôle du marché de la recherche » sonne comme un satisfecit. Du côté des consommateurs, l’association de défense de leurs droits Consumer Watchdog y voit un avertissement sévère pour Google qui devra dorénavant demander l’autorisation avant de disposer de la propriété intellectuelle.

Du côté français, le gouvernement et le Syndicat national de l’édition (SNE) se félicitent de cette décision de justice qui met en avant la nécessité de conclure des partenariats entre les acteurs privés et publics, à l’instar du protocole d’accord conclu, en novembre 2010, entre le groupe Hachette et Google, dans le respect du droit d’auteur (voir REM n°17, p.15).

Le projet de grande bibliothèque numérique de Google n’est pas enterré pour autant, il verra le jour à la faveur d’un nouvel accord que les auteurs et les éditeurs parviendront à négocier prochainement avec le géant d’Internet qui a pris l’habitude d’innover « tête baissée ». Une pratique que la firme de Mountain View n’est d’ailleurs pas la seule à mettre en œuvre puisque le Web fonctionne couramment avec la participation implicite des internautes. Ces derniers peuvent apposer leur veto lorsqu’ils sont avertis, ce qui n’est pas toujours le cas, mais ils le peuvent après coup. « Quel que soit le résultat, nous continuerons à faire en sorte que plus d’ouvrages puissent être découverts en ligne », a déclaré Hilary Ware, directeur juridique de Google, le jour du procès.

Avant que son projet ne fût compromis, du moins en l’état, Google avait déjà numérisé 15 millions de livres en provenance de 35 000 éditeurs et de 40 bibliothèques dans le monde. Il souhaitait vendre en ligne des millions d’œuvres orphelines devenant ainsi le premier éditeur mondial.

En France, Google est toujours en procès avec les éditions La Martinière puisqu’il a fait appel du juge- ment l’ayant condamné en première instance pour contrefaçon de droits d’auteur en décembre 2009 (voir REM n°17, p. 15). Fortes de la décision juridique prise outre-Atlantique, les maisons d’édition Albin Michel et Gallimard, qui s’étaient associées un an auparavant afin d’assigner Google Books en justice, rejointes par Flammarion, ont finalement franchi le pas le 6 mai 2011. Les trois éditeurs réclament à Google près de 10 millions d’euros de dommages et intérêts pour la numérisation sans leur autorisation de 9 797 livres. Cette somme de 1 000 euros par ouvrage correspond au dédommagement obtenu par le groupe La Martinière, soit 300 000 euros pour 300 ouvrages numérisés sans accord. Cette assignation adressée à la filiale de Google en France sera suivie d’une autre visant la maison-mère aux Etats-Unis.

La création d’une bibliothèque numérique universelle est une belle idée. Surtout si elle offre une seconde vie aux ouvrages oubliés par les maisons d’édition, qui préfèrent batailler sur le marché des nouveau- tés, et si elle ressuscite les ouvrages perdus pour la propriété intellectuelle, dont les éditeurs ne se soucient plus guère. Il faut rendre hommage à Google. Mais le géant d’Internet a péché par ambition en franchissant les limites du droit.

Face aux éditeurs de journaux

En Belgique, la justice vient de donner une nouvelle fois raison aux éditeurs de journaux. L’affaire a débuté en septembre 2006 par une première condamnation de Google pour violation du droit d’auteur à la suite d’une plainte de Copiepresse, société de gestion des droits des éditeurs de presse francophones et germanophones. A l’époque, le tribunal de grande instance de Bruxelles avait exigé le retrait des titres d’articles et des liens vers les journaux belges du site Google News, considérant que les internautes étaient ainsi amenés à contourner les messages publicitaires insérés dans les sites de presse. Le réexamen en février 2007 de cette décision de justice à la demande de Google, absent lors de la première audience, avait abouti au même verdict (voir REM n°0, p.4 et n°2-3, p.6). Passible d’une astreinte journalière de 25 000 euros, Google avait cessé les référencements et avait fait appel de cette décision.

Le 10 mai 2011, la cour d’appel de Bruxelles a confirmé le précédent jugement, demandant que soient retirés des sites de Google tous les articles, toutes les photographies et les représentations graphiques des journaux représentés par Copiepresse. Accusant Google de publier les contenus des journaux belges sans autorisation ni rémunération, l’association Copiepresse a déclaré « espérer que Google aura l’intelligence de rechercher une solution équitable pour mettre fin à cette situation ». Le moteur de recherche américain estime, quant à lui, que le référencement est au contraire une pratique qui encourage les internautes à lire les journaux en ligne. En outre, il met à la disposition des éditeurs les outils leur permettant d’interdire ou de limiter l’accès des agrégateurs à leurs contenus. Il envisagerait donc de se pourvoir en cassation. Cette décision de justice pourrait coûter cher à Google, bien au-delà des frontières de la Belgique. Si le groupe américain acceptait de négocier des droits d’auteur avec les éditeurs de journaux belges, l’ensemble des titres de presse européens pourraient faire valoir à leur tour cette jurisprudence présentée comme une première mondiale par les avocats des journaux belges. Rien n’est moins sûr cependant, car le moteur de recherche offre une visibilité sans pareille sur le Web.

En Italie, un compromis a été trouvé. Accusé d’abus de position dominante par la Fédération italienne des éditeurs de journaux (FIEG), l’agrégateur de contenus d’actualités Google News Italie a fait l’objet d’une enquête de l’autorité de concurrence, l’Antitrust, en août 2009. Elle devait juger les termes d’un contentieux assez semblables à ceux invoqués par les éditeurs de journaux belges (voir REM n°12, p.4). Les éditeurs italiens accusaient Google News, d’une part, d’avoir un impact négatif sur leur capacité à attirer les internautes et les annonceurs sur leur propre site et, d’autre part, de renforcer le rôle de Google sur le marché de la publicité en ligne. Désactiver le référencement à Google News revenait en effet pour eux à s’exclure en même temps de Google Italie. L’Antitrust a annoncé le dénouement de l’enquête, en janvier 2011, à la suite des engagements pris par Google. Pour une durée de trois ans, l’application Google News est désormais indépendante de celle du moteur de recherche Google Italie. Les éditeurs italiens peuvent donc utiliser un marqueur afin de désactiver le référencement de leurs pages par l’agrégateur de contenus sans se priver de la visibilité que leur offre le moteur de recherche de Google. La firme américaine s’est également engagée à plus de transparence dans le partage des revenus publicitaires. L’autorité italienne de concurrence a néanmoins indiqué qu’une loi devrait définir les conditions d’une « rémunération adéquate » pour l’utilisation en ligne des contenus produits par les entreprises de presse dans le respect des droits de la propriété intellectuelle.

Selon « l’Agenda numérique de l’UE », la Commission européenne doit très prochainement faire des propositions afin de mettre à jour la directive sur les droits de propriété intellectuelle.

Face à la CNIL

C’est la plus grosse amende infligée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) depuis qu’elle a été autorisée à attribuer des sanctions financières en 2004. La CNIL a prononcé à l’encontre de Google une sanction pécuniaire de 100 000 euros pour « collecte déloyale » d’informations à caractère personnel en mars 2011. Depuis son lancement en 2007, le service de visualisation des rues Google Street View, obtenue à partir de photographies prises par les voitures de Google, a permis de collecter à leur insu des informations personnelles d’internautes identifiables, utilisateurs de réseaux Wi-Fi : données de connexion à des sites web, adresses et courriers électroniques, mots de passe de messagerie, historiques de navigation. Des visites d’internautes sur des sites de rencontres, des conversations privées, ou encore des échanges entre des patients et leur médecin, ont pu être ainsi très précisément localisés. En mai 2010, la CNIL avait mis en demeure Google de cesser cette collecte de données et de lui transmettre l’intégralité des informations récupérées. Google avait obtempéré en arrêtant son service Street View et effacé de ses serveurs les informations captées « par erreur sur des réseaux Wi-Fi non sécurisés » (voir REM n°16, p.7).

Mais la CNIL accuse Google de continuer à utiliser les données identifiant les points d’accès Wi-Fi des internautes, sans les en informer, par le biais des terminaux mobiles des utilisateurs de son service de géolocalisation Google Latitude. Lancée en 2009, cette application permet à un mobinaute, grâce aux données collectées par Street View, de se repérer sur Google Maps et de localiser ses contacts. En outre, Google n’avait pas respecté l’obligation de déclaration imposée aux services de géolocalisation avant que la CNIL ne lui en fasse la demande. « Compte tenu des manquements constatés et de leur gravité, ainsi que des avantages économiques que retire la société Google de ces manquements », la CNIL a sanctionné Google pour atteinte à la vie privée. Pour sa défense, Google a indiqué qu’il n’avait pas nécessairement l’obligation de déclarer l’existence d’un service qui repose sur l’adhésion de ses utilisateurs et le respect des règles de la confidentialité. En outre, il considère que la loi française « Informatique et Libertés » ne s’applique pas à Google Latitude, le traitement des données étant effectué aux Etats-Unis. Google a deux mois pour déposer un recours devant le Conseil d’Etat.

Présent dans plus d’une vingtaine de pays, Google Street View fait également l’objet d’enquêtes approfondies ou de contentieux portant sur l’obligation de flouter certaines images ou sur la violation de la protection des données personnelles, en Allemagne (premier pays à avoir dévoilé la captation illicite de données personnelles), en Suisse, aux Pays-Bas, en Espagne, en Belgique, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Australie, en Corée du Sud et à Singapour. Avec le développement des services de géolocalisation, Google n’est pas le seul géant d’Internet à se retrouver dans le collimateur de la justice ou des instances nationales de protection des données personnelles. Le groupe Apple fait déjà l’objet d’une enquête concernant les applications de géolocalisation sur iPhone et iPad en matière de respect de la vie privée aux Etats-Unis et en Corée du Sud. Le succès des smartphones couplé à l’usage généralisé des réseaux sociaux offre un bel avenir à la géolocalisation, sésame du marché prometteur de la publicité locale que visent les Google, Apple et Facebook.

Dans un avis récent, le Comité article 29, qui regroupe les organismes nationaux de protection des données des 27 pays de l’Union européenne, considère que les services de géolocalisation qui permettent d’enregistrer « des données intimes sur la vie privée », doivent être désactivés par défaut. Selon cet avis, ces applications disponibles sur de nombreux appareils mobiles (téléphone, appareil photo, tablette…) nécessitent pour être activées le consentement préalable, explicite, renouvelable et facilement annulable des utilisateurs qui doivent être informés de l’usage qui sera fait des donnés recueillies. La question de la géolocalisation sera discutée lors de la révision prévue au cours du second semestre 2011 de la directive européenne sur la protection des données qui date de 1995 (voir infra).

Sources :

  • « Italie : l’Antitrust clôture son enquête contre Google pour possible abus de position dominante », La Correspondance de la Presse, 18 janvier 2011.
  • « Street View : la Cnil inflige une amende record de 100 000 euros à Google », AFP, tv5.org, 21 mars 2011.
  • « La justice met un coup d’arrêt à la bibliothèque universelle de Google », AFP, tv5.org, 22 mars 2011.
  • « La CNIL condamne Google à 100 000 euros d’amende », Nicolas Rauline, Les Echos, 22 mars 2011.
  • « La CNIL s’attaque aux abus des services de géolocalisation sur Internet », Laurence Girard, Le Monde, 23 mars 2011.
  • « L’accord entre Google et les éditeurs américains rejeté », Virginie Robert, Les Echos, 23 mars 2011.
  • « Mitterrand satisfait de la décision de justice américaine sur Google Livres », AFP, tv5.org, 23 mars 2011.
  • « Bibliothèque numérique : la justice américaine freine les ambitions de Google », Alain Beuve-Méry, Le Monde, 24 mars 2011.
  • « Google privé de Babel », Frédérique Roussel, Libération, 26 mars 2011.
  • « La police sud-coréenne enquête sur la collecte de données par Google », Reuters, lesechos.fr, 3 mai 2011.
  • « Défaite majeure de Google face aux éditeurs de presse en Belgique », Le Monde, 8-9 mai 2011.
  • « Droits d’auteur : Google perd une nouvelle fois contre les journaux belges », La Correspondance de la Presse, 9 mai 2011.
  • « Trois éditeurs français assignent Google pour contrefaçon », AFP, tv5.org, 11 mai 2011.
  • « Des experts de l’UE veulent encadrer la localisation via des téléphones », AFP, tv5.org, 18 mai 2011.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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