Protection des sources des journalistes. Conflit de secrets

Cass. crim., 6 décembre 2011, L. Schuller-Bettencourt

Désormais consacré en droit français par l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881, tel qu’introduit par la loi du 4 janvier 2010, comme il l’est par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, voir REM n°13, p.3), le droit à la protection des sources d’information des journalistes n’est pas simplement un principe théorique ou général. Il a une signification et une portée réelle concrètes. Sa violation est susceptible d’avoir des effets juridiques d’importance, y compris dans la bien délicate et incertaine conciliation de droits et devoirs de secrets différents sinon contradictoires.

En l’absence de définition légale d’une quelconque infraction de violation du secret des sources, aucune sanction pénale ne peut être prononcée. Une plainte déposée ne peut aboutir qu’à une décision de classement sans suite. Cela n’exclut cependant pas que des poursuites puissent être engagées sur d’autres fondements, comme, par exemple, la « collecte illicite de données à caractère personnel » ou la « violation du secret des correspondances ». C’est pour de tels faits que, le 17 janvier 2012, le procureur Philippe Courroye a été mis en examen. De plus, et d’une manière qui est bien loin d’être négligeable, c’est « à peine de nullité » des mesures prises et des pièces qui en découlent que les dispositions du code de procédure pénale (CPP) relatives aux réquisitions, perquisitions et transcriptions de correspondances consacrent effectivement le droit des journalistes au secret de leurs sources.

L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, du 6 décembre 2011, rendu dans l’un des multiples aspects de l’« affaire Bettencourt », en fournit une illustration. Il rejette le pourvoi formé contre un arrêt, pourtant abondamment motivé, sur la base des dispositions légales en vigueur, de la cour d’appel de Bordeaux (auprès de laquelle l’affaire a été « dépaysée ») du 5 mai 2011 ayant prononcé, en raison de la violation du secret des sources des journalistes, la nullité de certaines pièces d’une procédure d’instruction en cours. En cette espèce, une plainte avait été déposée par Mme Bettencourt, pour fait de violation de secret professionnel et de secret de l’enquête et de l’instruction, à la suite de la publication, dans le journal Le Monde, d’éléments d’information relatifs à une enquête en cours. Y faisant suite, le procureur de la République de Nanterre avait ordonné aux services de police judiciaire de procéder, par voie de réquisitions adressées aux différents opérateurs téléphoniques, à des investigations portant sur les numéros de téléphones de certains journalistes. Par l’identification des titulaires des numéros des correspondants des journalistes, au moyen des fameuses factures détaillées dites « fadettes », on cherchait à découvrir ainsi les personnes qui, tenues au secret de l’enquête et de l’instruction, auraient manqué à cette obligation et dont la responsabilité pénale pourrait, de ce fait, être engagée.

Etait particulièrement en cause la disposition de l’article 77-1-1 CPP selon lequel « le procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, l’officier de police judiciaire peut requérir de toute personne […] susceptible de détenir des documents intéressant l’enquête […] de lui remettre ces documents ». Par renvoi à un autre article du même code, il y est cependant posé, à titre dérogatoire, que, « lorsque les réquisitions concernent » notamment des journalistes, « la remise des documents ne peut intervenir qu’avec leur accord ».

Le moyen au pourvoi formulé par Mme Bettencourt faisait valoir que, « en autorisant, fût-ce sans l’accord des intéressés qui n’était pas requis dès lors que ces réquisitions étaient adressées à des tiers », et non aux journalistes eux-mêmes, le recours à de telles mesures, le procureur de la République « n’a pas porté une atteinte excessive au secret des sources des journalistes », dès lors que « ces investigations, qui ne portent qu’une atteinte indirecte au secret desdites sources, tendaient à apporter la preuve d’une violation d’un secret professionnel ou du secret de l’enquête ou de l’instruction susceptible d’être imputée à un magistrat ou à un fonctionnaire du ministère de la justice ».

Reprenant les diverses motivations de l’arrêt de la cour d’appel, se référant à l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 énonçant (en réutilisant, en une sorte de copié-collé, pratiquement des éléments de rédaction de la jurisprudence CEDH) qu’« il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi », la Cour de cassation conclut, en cette affaire, que « l’atteinte portée au secret des sources des journalistes n’était pas justifiée par l’existence d’un impératif prépondérant d’intérêt public et que la mesure n’était pas strictement nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi ». En conséquence, elle rejette le pourvoi.

Tout en reconnaissant l’importance de la protection des sources journalistiques, que la CEDH qualifie de « pierre angulaire de la liberté de la presse », essentielle à la démocratie, peut-on considérer que, selon la tradition juridique française, un juste équilibre est ainsi assuré entre ce droit au « secret des sources des journalistes » et cet autre secret, tout aussi important, de l’enquête et de l’instruction, nécessaire au bon fonctionnement de l’institution judiciaire et des droits des justiciables, et de la violation duquel les journalistes peuvent se trouver complices ou receleurs ? A quoi bon définir un tel secret s’il ne s’impose pas aux journalistes qui sont susceptibles de donner, aux atteintes qui y sont portées, l’écho le plus large et donc le plus préjudiciable ? Un tel conflit de secrets sera-t-il jamais résolu de manière satisfaisante ?

Sources :

  • « Bettencourt : vers un non-lieu pour la juge Prévot-Desprez », J. Bouin, lefigaro.fr, 6 mai 2005.
  • « Protection des sources des journalistes. Conflits de secrets », E. Derieux, Legipresse, n° 276, p.280-284. octobre 2010.
  • « Presse et justice. A propos de l’affaire Woerth-Bettencourt », E. Derieux, RLDI/66, n° 2184, pp. 63-68, décembre 2010.
  • « Secret des sources du Monde : l’enquête du procureur Courroye invalidée », G. Davet et F. Lhomme, Le Monde, 7 mai 2011.
  • « Liberté de la presse, la justice lève une menace », Le Monde, 8 mai 2011.
  • « Protection des sources des journalistes », E. Derieux, JCP G, Act., n° 643, p.1085, 30 mai 2011.
  • « Une garantie de la protection du secret des sources », H. Leclerc, Legipresse, n° 285, p. 424-428, juillet 2011.
  • « Protection des sources des journalistes. Secret des sources des journalistes et impunité des violations de secrets », E. Derieux, RLDI/75, n° 2483, p. 30-34, octobre 2011.
  • « Comment la police a fait parler les « fadettes » du Monde », F. Johannès, lemonde.fr, 5 décembre 2011.
  • « L’enquête de Courroye sur les fadettes jugée illégale », lefigaro.fr, 6 décembre 2011.
  • « Fadettes. Le procureur Courroye a violé le secret des sources », Ouest-France.fr, 6 décembre 2011.
  • « L’objet n’était pas d’identifier les sources des journalistes », M.-Ch. Daubigney, lemonde.fr, 27 décembre 2011.
  • « Affaire des « fadettes » : le procureur Philippe Courroye mis en examen », lemonde.fr, 17 janvier 2012.
  • « Les fadettes, le procureur et la liberté de la presse », E. Izraelewicz, Le Monde, 19 janvier 2012.
  • « Fadettes du « Monde » : M. Courroye riposte devant la cour d’appel », F. Johannès, Le Monde, 19 janvier 2012.
Professeur à l’Université Paris 2

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