Fréquences, marché publicitaire : guerre de procédures autour du nouveau PAF

En demandant à passer LCI en gratuit, TF1 a déclenché un mouvement général de bascule de la TNT payante vers la TNT en clair. L’enjeu est à chaque fois de sécuriser des recettes publicitaires pour les groupes historiques, y compris pour Canal+, qui est devenu la troisième régie de France. Dans ce contexte de concurrence accrue, les contentieux se multiplient, qu’il s’agisse des relations avec les annonceurs ou avec les détenteurs de droits.

Ajouté à la loi sur l’indépendance de l’audiovisuel public votée en novembre 2013,« l’amendement LCI », ainsi dénommé par ses détracteurs, est à l’origine d’une très probable redéfinition du paysage audiovisuel français, puisqu’il rend possible le passage de la TNT payante en gratuit (voir REM n°29, p.13). Au moins fait-il bouger les lignes, mettant le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) au premier plan sur la question des fréquences, et l’Autorité de la concurrence au cœur d’une bataille sur l’accès aux droits et sur la relation des chaînes avec les annonceurs.

En demandant au CSA, le 27 janvier 2014, le passage de LCI en gratuit, ce qui signifie son retrait de la TNT payante, le groupe TF1 a ouvert la boîte de Pandore des fréquences. A vrai dire, le cas de LCI est à part. Constituée à une époque où les chaînes d’information en continu n’étaient pas disponibles en clair, LCI, qui fête ses 20 ans en 2014, a prospéré grâce à la redevance des bouquets qui se devaient de proposer ce type de chaîne. Depuis 2005 et le lancement sur la TNT en clair de BFM TV, ainsi que l’autorisation accordée à i-Télé, la chaîne d’information de Canal+, d’être diffusée sur la TNT en clair, LCI n’a plus aucune raison d’être dans un univers payant.

Et ce sera encore plus vrai demain puisque France 24 est même annoncée sur la TNT en Ile-de-France, même si le positionnement de la chaîne internationale d’information la distingue de LCI, comme d’i-Télé et de BFM TV. Autant dire que TF1 a tout simplement menacé de fermer LCI si la chaîne n’obtient pas son passage sur la TNT en clair, à charge pour le CSA, après une étude d’impact, d’identifier si ce passage du payant vers le gratuit menacera les équilibres entre les chaînes. Pour Alain Weil, président de NextRadio TV (propriétaire de BFM TV), cela ne fait aucun doute. Le 5 mars 2014, il a d’ailleurs exposé ses arguments devant la presse, indiquant que « l’arrivée de LCI en gratuit condamnerait les trois chaînes d’information à être déficitaires », alors même que seule BFM TV est bénéficiaire aujourd’hui, quand i-Télé perdrait 5 millions d’euros par an. Enfin, Alain Weil a pointé les risques d’abus de position dominante de TF1 sur le marché publicitaire, s’il venait à ajouter une chaîne à son offre en clair, et les risques de domination sur l’offre d’information télévisée, TF1 disposant déjà de 31 % de parts d’audience sur l’information avec ses différents JT. A l’évidence, le CSA aura à analyser ces différents aspects. Mais, avant même de connaître les résultats de l’étude d’impact du CSA, Alain Weil a annoncé que son groupe avait déposé une plainte auprès de la Commission européenne contre « l’amendement LCI ».

Cet amendement, imaginé peut-être pour LCI, concerne en fait une grande partie de l’offre de TNT payante qui est en train d’être réduite à néant. Après la disparition de CFoot de la TNT payante en 2012, la disparition programmée d’Eurosport qui, rachetée par Discovery, ne peut plus prétendre à une fréquence (voir infra), la TNT payante, qui ne comptera plus en 2015 de chaîne sportive, pourrait donc voir aussi sa chaîne d’information disparaître, mais également sa chaîne de documentaires et sa chaîne dédiée aux CSP+.

En effet, à la suite de TF1, le groupe M6 a demandé à son tour, le 18 février 2014, le passage en gratuit de Paris Première, la chaîne du groupe sur la TNT payante. Et il a été suivi par Canal+ qui a demandé, le 24 mars 2014, le passage en gratuit de sa chaîne documentaire Planète+. Le CSA doit se prononcer en juin sur ces demandes pour un passage à la gratuité au 1er janvier 2015. S’il donne son accord, la TNT payante aura quasiment disparu et l’offre de TNT en clair passera de 25 à 28 chaînes, avec un renforcement conséquent de l’offre en clair des trois grands groupes audiovisuels privés en France, TF1, M6 et Canal+. C’est d’ailleurs ce que dénoncent les autres chaînes, nouvelles venues sur la TNT, qui se sont regroupées en février 2014 en association des chaînes indépendantes afin de défendre leurs intérêts face aux trois géants qui, ensemble, contrôlent 90 % de l’audience des chaînes privées en clair et 80 % du marché publicitaire. Cette association des chaînes indépendantes fédère NextRadio TV, dont la chaîne BFM TV pourrait être concurrencée par LCI et dont RMC Découverte pourrait être concurrencée par Planète+ ; le groupe Amaury avec L’Equipe 21; NRJ Group (NRJ 12 et Chérie 25) ainsi que Numéro 23, cette chaîne pouvant être concurrencée par Paris Première. Mais M6 ne cesse de rappeler que Paris Première vise une cible CSP + étrangère à l’offre actuelle des chaînes de la TNT en clair, qu’il s’agisse de D8, de Chérie 25 ou de Numéro 23, qui avaient pourtant toutes précisé dans leur cahier des charges viser cette cible CSP+.

Le véritable enjeu sera donc, pour le CSA, d’apprécier la légitimité d’une offre où parfois certaines thématiques pourraient être surreprésentées en cas de passage en clair des trois chaînes de la TNT payante. La question se pose effectivement de l’intérêt qu’il y a d’avoir en France trois chaînes d’information en continu, auxquelles s’ajoute le site web d’information en continu du service audiovisuel public. Se pose donc aussi la question de laisser disparaître une chaîne, le refus du passage de LCI en gratuit devant conduire TF1 à fermer la chaîne et à licencier l’ensemble de ses salariés. A vrai dire, il semble bien que cette règle soit en train de s’imposer, la TNT payante étant considérée comme sans avenir par les chaînes. Ainsi TF1 et M6, coactionnaires de TF6, ont décidé de fermer la chaîne à la fin de l’année, qui disparaîtra ainsi des écrans de la TNT payante et du paysage audiovisuel français.

Si le CSA doit sauver certaines chaînes en les autorisant à basculer en clair, il devra toutefois s’interroger sur la capacité du marché publicitaire à absorber sans cesse de nouvelles chaînes, le passage de 19 à 25 chaînes ayant déjà été dénoncé comme un facteur de fragilisation des groupes audiovisuels français. En effet, l’élargissement de l’offre n’entraîne pas de hausse automatique des dépenses publicitaires, mais plutôt une nouvelle répartition de celles-ci. Or, même si la redevance des distributeurs reprenant les chaînes payantes est aujourd’hui insuffisante pour garantir leur survie à moyen terme ; les besoins de ces chaînes payantes, une fois dans un univers gratuit, seront encore plus importants, du fait d’une concurrence plus forte liée à la nécessité de gagner des parts de marché publicitaire face aux très puissantes chaînes historiques. Ainsi, le groupe M6 estime que Paris Première devra faire passer son budget annuel de 20 à 50 millions d’euros en cas de bascule sur la TNT en clair. Or, la chaîne ne réalise aujourd’hui que 10 millions d’euros de recettes publicitaires par an. Elle devra donc multiplier ses recettes par cinq. Et le CSA devra également tenir compte des revendications des chaînes indépendantes qui, voyant les groupes historiques renforcés, ne manqueront pas de demander de nouvelles fréquences.

Si les chaînes indépendantes dénoncent l’archi-domination des trois groupes privés TF1, M6 et Canal+ sur le marché audiovisuel, des tensions existent aussi entre ces derniers qui font une lecture différente de leur pouvoir de marché. Tout a commencé début 2013 avec le déclenchement par M6 d’une guerre des prix sur le marché publicitaire afin de remédier, ou au moins d’atténuer, l’effet de prime au leader dont bénéficie TF1. En effet, avec 28,9 % de parts d’audience pour les chaînes du groupe en 2013, le groupe TF1 obtient presque 50 % du marché publicitaire de la télévision, dont 35 % pour la seule chaîne TF1. M6 a donc décidé, au premier semestre 2013, d’abaisser massivement le coût de ses spots afin de détourner vers lui des annonceurs de TF1 et de rééquilibrer les audiences et les parts de marché publicitaire. Le groupe M6, avec 14 % de l’audience télévisée en 2013, s’arroge néanmoins 25 % du marché publicitaire. Mais l’attitude offensive de M6 témoigne surtout de l’absence de dynamisme du marché publicitaire à la télévision en France, en baisse de 4 % en 2013, qui oblige les groupes à aller chercher la croissance en prenant des recettes à leurs concurrents.

C’est la même analyse qui a conduit le groupe Canal+, en janvier 2014, à saisir l’Autorité de la concurrence pour abus de position dominante de la part de TF1 sur le marché publicitaire télévisé.

Canal+ considère que TF1, avec 30 % d’audience, dicte ses conditions aux annonceurs en pratiquant très probablement des « remises part de marché », à savoir des remises aux annonceurs en échange d’un engagement à consacrer une part plus importante de leur budget publicitaire sur l’ensemble des chaînes en régie chez TF1, un constat lié au fait que la part de marché publicitaire de TF1 reste stable alors que les audiences de la Une sont en baisse sur plusieurs années. Canal+ reproche aussi à TF1 de contourner les obligations imposées par l’Autorité de la concurrence en 2010 à l’occasion du rachat de TMC et NT1 à AB Groupe. TF1 doit en effet commercialiser séparément les écrans de TMC et NT1 jusqu’en 2015, et ne peut pas proposer aux annonceurs une offre globale sur l’ensemble de ses chaînes, comme le fait par exemple M6 qui couple l’audience de sa chaîne historique avec celle de ses chaînes W9 et 6Ter. Or TF1, en commercialisant désormais les écrans de la première chaîne avec ceux de HD1, sa chaîne de TNT HD, ainsi que les écrans de Numéro 23, dont TF1 Publicité assure la régie, reproduirait une pratique équivalente à ce qui lui avait été interdit en 2010. Canal+ espère ainsi que l’Autorité de la concurrence imposera à TF1 de nouvelles obligations au-delà de 2015, un moyen pour Canal+ d’accroître plus facilement sa part de marché publicitaire. En effet, le groupe Canal+ compte désormais sur la publicité pour soutenir la croissance de son chiffre d’affaires, menacé sur la télévision payante (voir infra). Et les résultats sont tangibles car Canal+ est devenue la troisième régie de France en 2013, derrière TF1 et M6, mais devant France Télévisions, avec plus de 320 millions d’euros de recettes publicitaires, dont 150 millions d’euros pour la tranche en clair de Canal+ et 100 millions d’euros pour D8. Or Canal+, qui détient désormais une part de marché publicitaire de 10 %, viserait 15 % en 2015, une croissance qui se fera au détriment des autres chaînes.

Pour y parvenir, le groupe met toutes les chances de son côté et multiplie les procédures. En février 2014, Canal+ a ainsi déposé une nouvelle plainte auprès de l’Autorité de la concurrence, cette fois-ci contre TF1, M6 et France Télévisions, à qui il reproche de bloquer l’accès à leur catalogue de films français pour ses chaînes D8 et D17. A vrai dire, Canal+ répond avec cette plainte à celle commune, de TF1 et M6, qui ont obtenu du Conseil d’État, le 23 décembre 2013, l’annulation des engagements pris lors du rachat de D8 et D17 par Canal+ (voir REM n°29, p.14) au motif que l’absence d’obligations concernant les droits de deuxième et troisième diffusions en clair pour les films français permet à Canal+ de profiter de son monopole dans la télévision payante pour obtenir des conditions avantageuses pour ses chaînes en clair.

Le 15 janvier 2014, Canal+ a donc dû notifier de nouveau auprès de l’Autorité de la concurrence le rachat de D8 et D17 et prendre de nouveaux engagements, valables jusqu’au 23 juillet 2017. Le 2 avril 2014, l’Autorité de la concurrence confirmait de nouveau le rachat en précisant que « les engagements pris par groupe Canal Plus et Vivendi sont identiques à ceux pris lors de la précédente autorisation de 2012 à l’exception de celui portant sur l’acquisition des droits des films français, qui est renforcé ». Parmi ces nouveaux engagements, Canal+ ne peut recourir au préachat de droits de diffusion payante et en clair pour plus de 20 films français par an, ce préachat s’entendant désormais pour toutes les fenêtres de diffusion et non plus seulement pour la première diffusion en clair, ce qui correspond à une durée de 72 mois après la sortie en salle du film (3ème fenêtre de diffusion).

Sources :

  • « Rachat de D8 : Canal+ pourrait avoir davantage d’obligations », Fabienne Schmitt, Les Echos, 23 décembre 2013.
  • « Je demande le passage de Paris Première en gratuit », interview de Nicolas de Tavernost, président du directoire du groupe M6, par Alexandre Counis et Fabienne Schmitt, Les Echos, 6 janvier 2014.
  • « Canal+ contre TF1 », Fabienne Schmitt, Les Echos, 23 janvier 2014.
  • « Canal+ déclare la guerre publicitaire à TF1 », Enguérand Renault, Le Figaro, 23 janvier 2014.
  • « TF1 demande officiellement au CSA le passage de LCI en gratuit », leschos.fr, 28 janvier 2014.
  • « Paris Première va investir 30 millions d’euros pour passer en gratuit », Le Figaro, 19 février 2014.
  • « TF1 cherche des relais de croissance », Enguérand Renault, Le Figaro, 20 février 2014.
  • « Les chaînes indépendantes en croisade contre LCI et Paris Première », Enguérand Renault, Le Figaro, 22 février 2014.
  • « Canal+ porte plainte contre TF1, M6 et France Télévisions », Le Figaro, 27 février 2014.
  • « Passage de LCI en gratuit : la contre-attaque de BFMTV », Caroline Sallé, Le Figaro, 6 mars 2014.
  • « LCI en gratuit : BFM TV va déposer plainte », Fabienne Schmitt, Les Echos, 6 mars 2014.
  • « Fréquences de la TNT : la foire d’empoigne est lancée », Fabienne Schmitt, Les Echos, 26 mars 2014.
  • « L’Autorité de la concurrence autorise de nouveau, sous conditions, le rachat de D8 et D17 par Vivendi et Groupe Canal Plus », Communiqué de presse, Autorité de la concurrence, 2 avril 2014.
  • « Paris Première prête à investir 30 millions d’euros », Fabienne Schmitt, Les Echos, 10 avril 2014.
  • « TF1 joue son va-tout pour faire passer LCI en gratuit », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 9 mai 2014.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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