Etats-Unis / Europe : le soft power au défi de la neutralité du Net et de Google

Les interventions successives de Barack Obama en faveur de la neutralité du Net et contre la Commission européenne, qui vient d’accuser Google d’abus de position dominante, témoignent de la redéfinition de la diplomatie américaine, soucieuse de protéger ses géants du Net, nouveaux ambassadeurs du soft power après Hollywood.

Alors que la neutralité du Net avait été remise en question une première fois aux Etats-Unis à l’occasion du vote par la Federal Communication Commission (FCC) du « projet sur la neutralité de l’internet », le 15 mai 2014 (voir La REM n°30-31, p.60), les équilibres politico-économiques ont, depuis, été totalement modifiés aux Etats-Unis. A la suite du vote de mai 2014, un internet à deux vitesses était rendu possible, les fournisseurs d’accès pouvant facturer aux éditeurs de services une priorité d’accès au réseau, afin de garantir la qualité de réception de leurs services, un vrai problème aux Etats-Unis où les connexions haut et très haut débit sont le plus souvent de mauvaise qualité. L’administration américaine considère ainsi que 40 % des foyers américains ne peuvent pas souscrire un abonnement avec une connexion supérieure à 10 Mbit/s, loin donc des 30 Mbit/s de l’entrée de gamme du très haut débit en France. Facturer un accès privilégié à la bande passante est donc vital pour les opérateurs s’ils veulent déployer le très haut débit … en le faisant financer aussi par les « gloutons » du trafic, les géants de la vidéo que sont YouTube (Google) ou Netflix, qui représentaient ensemble plus de 50 % du trafic aux Etats-Unis en soirée fin 2013, contre 30 % fin 2010. Sauf que cette facturation pour un débit optimisé aurait pénalisé de nombreuses petites entreprises, incapables de payer pour être distribuées correctement, leur service dégradé n’ayant dès lors plus grande chance de fidéliser le public. C’est à la faveur de cette analyse que les premiers concernés, Google et Netflix, accompagnés d’autres géants en ligne (Amazon, Facebook, Microsoft) et d’une myriade de start-up innovantes (Reddit, Dropbox) ont lancé une campagne de lobbying qui a retenu l’attention de Barack Obama.

Le 10 novembre 2014, dans un communiqué et une vidéo mise en ligne sur le site de la Maison Blanche, Barack Obama a pris fait et cause pour les services de l’internet, au détriment des fournisseurs d’accès : « Je demande à la FCC d’appliquer les règles les plus strictes pour protéger la neutralité du Net ». L’enjeu est économique, la planète se focalisant sur la croissance et l’emploi : «  un internet ouvert est essentiel pour l’économie américaine ». Mais il est aussi politique : c’est le monde tel que l’Amérique l’incarne, avec ses idéaux démocratiques, que la neutralité du Net symbolise, puisque « nous ne pouvons pas autoriser les fournisseurs d’accès […] à choisir les gagnants et les perdants sur le marché en ligne des services et des idées ». Autant dire que sur le « marché en ligne des idées », les services américains de l’internet doivent être protégés : ils sont les plus « concurrentiels » si l’on parle en termes de marché, les plus à même d’incarner l’idée du monde que la diplomatie américaine promeut. Ces nouveaux vecteurs de l’attractivité américaine dans le domaine des idées, Google, Facebook, Twitter, doivent donc être protégés des menaces venues de l’intérieur comme de l’extérieur.

Les menaces intérieures ont finalement été circonscrites assez rapidement. Avec trois démocrates parmi ses cinq membres, la FCC s’est alignée sur les exigences du président Obama. Le 26 février 2015, elle a entériné le principe de la neutralité du Net en imposant une régulation plus forte aux fournisseurs d’accès à l’internet, qui entrera en vigueur le 12 juin 2015. Les fournisseurs ne pourront plus bloquer ou ralentir des services n’ayant pas payé pour être bien distribués. L’accès au réseau pour les éditeurs, s’il ne s’apparente pas à un service public, est toutefois régulé, permettant donc à la FCC d’intervenir dans les pratiques de gestion du trafic, courantes aux Etats-Unis chez les câblo-opérateurs, afin d’en limiter les effets négatifs. Une plainte a toutefois été déposée en cour d’appel à Washington par US Telecom, la fédération qui représente les deux géants AT&T et Verizon, afin d’invalider les nouvelles règles édictées par la FCC.

Quant aux menaces extérieures pesant sur les géants « des idées en ligne » – le GAFA dans une certaine mesure – elles se sont faites plus précises à l’occasion du renouvellement de la Commission européenne en novembre 2014. A cette date, l’accord envisagé avec Google et porté par l’ex-commissaire européen à la concurrence, Joaquin Almunia, est désormais annulé (voir La REM n°32, p.19). Parallèlement, de nouvelles entreprises européennes dénoncent publiquement les pratiques de Google et portent plainte à leur tour : il s’agit de l’Open Internet Project, fédérant 400 entreprises emmenées par Deutsche Telekom et Lagardère. S’ajoutent les initiatives des parlementaires européens, qui votent le 27 novembre 2014 une résolution visant à « dissocier les moteurs de recherche des autres services commerciaux », le jour même où la France et l’Allemagne sollicitent par courrier la nouvelle commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, pour demander un « cadre réglementaire approprié au niveau européen » afin d’encadrer les agissements des « plates-formes indispensables » (voir La REM n°33, p.10). A cette date, Google sait qu’il n’échappera pas à une plainte de la Commission européenne, dont le contenu reste à définir. C’est probablement pour en limiter la portée que Barack Obama a fait part à l’Europe de sa vision d’un internet ouvert, qui ne saurait entraver les capacités de Google, le fleuron américain de l’internet.

Dans une interview au site technologique Re/code, diffusée le 13 février 2015, Barack Obama a dénoncé un protectionnisme déguisé derrière le souhait européen d’une meilleure concurrence : « Leurs entreprises, les fournisseurs de services qui, vous le savez, ne peuvent pas rivaliser avec les nôtres, essaient essentiellement d’empêcher nos entreprises de fonctionner correctement ». Dans ces déclarations à la tonalité très surprenante eu égard aux pratiques diplomatiques souvent policées, Barack Obama va plus loin et rappelle l’enjeu de l’internet pour les Etats-Unis  : «  Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, développé et amélioré de telle manière que l’Europe ne puisse pas lutter ». Autant dire que la Commission européenne ne cherche qu’à retarder l’avènement inéluctable de la domination américaine sur l’internet et qu’elle cache, derrière l’ouverture concurrentielle exigée, une volonté de restreindre l’accès à l’internet en limitant les capacités des services en ligne américains.

Ce n’est pas le point de vue de la Commission européenne, qui s’engage dans une voie différente. Le 15 avril 2015, une communication de griefs a été envoyée à Google pour abus de position dominante, la Commission européenne reprochant à Google de favoriser systématiquement son comparateur de prix, Google Shopping, dans les résultats de ses pages de recherche. Parallèlement, une nouvelle procédure a été initiée concernant Android, afin de savoir si la position dominante de ce système d’exploitation pour mobiles a été utilisée par Google pour « entraver le développement et l’accès au marché des systèmes d’exploitation mobiles, ainsi que des applications et services de communication mobile, de ses concurrents ». Google risque une amende pouvant s’élever jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires mondial, amende qu’il peut éviter en modifiant ses pratiques. Reste qu’un encadrement renforcé des pratiques de Google est désormais inéluctable, d’autres communications de griefs pouvant suivre, des contentieux existant aussi sur d’autres services spécialisés, ainsi des recherches d’hôtels, de vols d’avion, des recherches cartographiques, des exclusivités publicitaires (voir La REM n° 26-27, p.7). Pour la Commission européenne, cette procédure contre Google ne saurait être assimilée à du protectionnisme, un quart des entreprises plaignantes étant américaines. Elle constitue au contraire une réponse par le droit à l’exercice d’une position dominante dont Google a abusé, ce que les Etats-Unis sont forcés de reconnaître. En 2013, la Federal Trade Commission (FTC) avait classé sans suite son enquête sur Google, celui-ci ayant accepté de coopérer. Mais l’abus de position dominante avait été constaté, à défaut d’être rendu public, ce que des journalistes sont parvenus à faire suite à une erreur de la FTC. Le Wall Street Journal avait en effet demandé à cette dernière une version de son rapport d’enquête sur Google, rédigé en 2012, la FTC ayant l’obligation de le communiquer au nom de la « liberté d’accès aux documents administratifs ». Mais la FTC s’est trompée de version et le Wall Street Journal a eu accès à la version non rectifiée à la suite des manifestations de bonne volonté de Google. Dans cette version, il est précisé que Google a déclassé des services concurrents dans ses pages de recherche, qu’il a copié des contenus de ses concurrents afin d’améliorer ses propres services, et qu’il se félicite de voir sa part de marché sous-évaluée par comScore (mesure d’audience sur internet), ce qui limite d’autant la perception de position dominante de son moteur de recherche aux Etats-Unis. Enfin, concernant la neutralité du Net, l’Europe emprunte également une voie différente de celle des Etats-Unis. Si elle la garantit (voir La REM n°30-31, p.17), elle n’exclut pas toutefois un traitement distinct des flux pour les services dits « spécialisés », ce qui est déjà le cas de la télévision sous IP et ce qui le sera demain, plus encore, à mesure que les connexions de type MtoM (machine to machine) se multiplieront, les voitures connectées, l’e-santé devant à l’évidence être prioritaires en matière de trafic, sauf à courir à la catastrophe. La question du périmètre et de l’extension du champ des services spécialisés reste toutefois ouverte en Europe.

Sources :

  • « Barack Obama hausse le ton en faveur de la neutralité du Net  », Benoît Georges, Les Echos, 12 novembre 2014.
  • « Les Etats-Unis font un grand pas vers la neutralité du Net », Romain Gueugneau, Les Echos, 5 février 2015.
  • « Obama Says Europe’s Aggressiveness Toward Google Comes From Protecting Lesser Competitors », Liz Gannes, recode.net, 13 février 2015.
  • « L’Amérique de l’hyperpuissance à la cyberpuissance », Eric le Boucher, Les Echos, 20 février 2015.
  • « Aux Etats-Unis, Internet devient un service « d’utilité publique »  », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 27 février 2015.
  • « Les Etats-Unis érigent l’accès au Net en droit fondamental », J.D.-C., Les Echos, 2 mars 2015.
  • « Nouvelles révélations sur les pratiques de Google », N. Ra, Les Echos, 23 mars 2015.
  • « Google risque une lourde amende en Europe », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 3 avril 2015.
  • « Neutralité du Net : les opérateurs européens réclament de la souplesse », Fabienne Schmitt, Les Echos, 9 avril 2015.
  • « Bruxelles contre Google (les coulisses d’une guerre d’usure) », Renaud Honoré, Les Echos, 16 avril 2015.
  • « Bruxelles accuse Google d’abus de position dominante », Anne Bauer, Les Echos, 16 avril 2015.
  • « L’Europe attaque Google de front », Manon Malhère, Le Figaro, 16 avril 2015.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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