Obligations de « déréférencement » d’un moteur de recherche ?

Conseil d’État, 24 février 2017.

Par l’arrêt du 13 mai 2014, Google Spain (La rem n°30-31, p.9), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) consacrait, sans cependant le dénommer ainsi, le principe d’un « droit au déréférencement » (ainsi mieux identifié, en l’espèce, que par l’expression, pourtant fréquemment utilisée par les commentateurs, de « droit à l’oubli ») d’informations rendues accessibles grâce aux liens établis, par un moteur de recherche, avec le contenu du site d’un journal qui les avait préalablement légalement publiées.

Saisi de semblables demandes de « déréférencement » de liens établis par le moteur de recherche exploité par Google France, notamment avec différents sites de presse, le Conseil d’État, se référant, tout à la fois aux dispositions de la loi du 6 janvier 1878, dite « Informatique et libertés », et à la directive européenne du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, ainsi qu’à l’arrêt précité de la CJUE, estime se heurter à des difficultés d’interprétation du droit de l’Union européenne et d’appréciation de la conformité du droit français à son égard. Afin d’être mieux éclairé sur la signification et la portée du droit européen en la matière, il adresse à ladite Cour une question préjudicielle portant sur divers points.

Sont facilement et positivement résolues les interrogations relatives à la qualification du moteur de recherche comme constitutif d’un « traitement de données », à la responsabilité qui est la sienne et, en raison des activités exercées sur le territoire national, à sa soumission au droit français et au droit européen. Subsistent des interrogations concernant la nature des données référencées par le moteur de recherche et les obligations éventuelles de leur « déréférencement ». Les « données personnelles » en cause, objet des demandes de « déréférencement », étaient très diverses.

L’une concernait le renvoi fait « à un photomontage satirique mis en ligne » sur YouTube, alors que, à la date à laquelle un refus a été opposé par le moteur de recherche à la « demande de déréférencement », l’intéressée n’était ni élue, ni candidate à un mandat électif local, et n’exerçait plus les fonctions de directrice de cabinet du maire de la commune avec lequel elle aurait entretenu une « relation intime ». Une autre demande de « déréférencement » était relative au renvoi fait à l’article d’un quotidien impliquant une personne pour une activité au sein d’un mouvement, qualifié de « secte », qu’elle avait « cessé d’exercer depuis lors ». Une troisième demande visait le lien établi avec deux articles de quotidiens rendant compte d’une audience correctionnelle à l’issue de laquelle l’intéressé a été condamné « pour des faits d’agression sexuelle », et dont l’un mentionnait « plusieurs détails intimes relatifs au requérant, qui ont été révélés à l’occasion du procès ».

La nature de ces « données personnelles » justifiait-elle leur « déréférencement » dans le moteur de recherche ? Les interrogations, transmises par le Conseil d’État à la Cour de justice, relatives à la légitimité des demandes de « déréférencement » et à la suite qu’il convient ou non de leur donner tiennent à la nature des informations et à celle des sites qui les communiquent et auxquels renvoient les liens établis par le moteur de recherche.

Le Conseil d’État relève que certaines des informations en cause concernent les « opinions politiques » ou la « vie sexuelle » dont « le traitement est, en principe, interdit » tant par la loi française que par la directive européenne. Dans l’une des affaires, il s’agit d’une demande « tendant au déréférencement de liens vers divers articles faisant état, d’une part, de la mise en examen » d’un individu et de la condamnation d’un autre « pour des faits d’agression sexuelle sur mineurs ». Ces « données portent ainsi, soit sur des procédures judiciaires qui étaient alors pendantes, soit sur la teneur d’une audience publique et sur le jugement rendu ». L’interrogation soulevée est de savoir si ces « informations constituent des données relatives aux infractions et aux condamnations pénales » ?

À ce principe d’interdiction de traitement des données de ce type, les textes apportent cependant des dérogations possibles en faveur notamment des sites à finalité journalistique. Celles-ci doivent-elles alors bénéficier pareillement aux liens établis par les moteurs de recherche qui y renvoient ? Le Conseil d’État relève que, dans l’arrêt Google Spain, la Cour de justice « a dit pour droit que les dérogations » en cause « ne bénéficiaient pas au traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche ». Il estime cependant que, « lorsque les liens dont le déréférencement est demandé mènent vers des traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme », ce qui était pourtant le cas dans l’affaire en cause, « la question de savoir si les dispositions de la directive du 24 octobre 1995 doivent être interprétées en ce sens qu’elles autorisent l’exploitant d’un moteur de recherche à se prévaloir de cette circonstance pour refuser de faire droit à une demande de déréférencement soulève une […] difficulté sérieuse d’interprétation ». L’arrêt de la Cour de justice laisse-t-il planer quelques doutes à cet égard, ou bien la juridiction française chercherait-elle ainsi à s’opposer au droit européen ?

Dans l’arrêt Google Spain, la Cour de justice de l’Union européenne paraît avoir clairement déterminé l’obligation de « déréférencement » des moteurs de recherche, même s’il s’agit d’informations initialement licites accessibles sur le site d’un journal bénéficiant, en l’occurrence, d’un régime d’exception au nom des garanties de la liberté d’information. En dépit de la complexité de la rédaction des textes et de la formulation des décisions, le droit européen semble être assez clair en la matière. Y avait-il, en ces affaires, pour le Conseil d’État, de véritables motifs de surseoir à statuer et de saisir la CJUE, de ces différentes interrogations, sous forme d’une question préjudicielle ?

Sources :

  • « Arrêt Google : du droit à l’oubli de la neutralité du moteur de recherche », G. Busseuil, JCP E, 12 juin 2014, n° 24, p. 1327.
  • « Google et l’obligation de déréférencer les liens vers les données personnelles ou comment se faire oublier du monde numérique », C. Castets-Renard, RLDI/106, juillet 2014, n° 3535, p. 68-75.
  • « Google Spain : droit à l’oubli ou oubli du droit ? », A. Debet, Comm. Comm. électr., juillet 2014, n° 7, étude 13.
  • Droit européen des médias, E. Derieux, Larcier, 2017, p. 600-608.
  • « Arrêt Google de la CJUE sur le « droit à l’oubli »… ou l’oubli du droit ? », E. Drouard, Légipresse, juin 2014, n° 317, p. 323-324.
  • « CJUE : le droit à l’oubli n’est pas inconditionnel », J. Le Clainche, RLDI/107, août 2014, n° 3569, p. 92-103.
  • « Droit à l’oubli numérique et désindexation : la solution en trompe-l’œil de la CJUE », N. Mallet-Poujol, Légipresse, septembre 2014, n° 319, p. 467-472.
  • « Un « droit à l’oubli » numérique consacré par la CJUE », L. Marino, JCP G, 30 juin 2014, n° 26, p. 768.
  • « La Cour de justice, les moteurs de recherche et le droit « à l’oubli numérique » : une fausse innovation, de vraies questions », R. Perray et P. Salen, RLDI/109, novembre 2014, n° 3609, p. 35-44.
Professeur à l’Université Paris 2

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