La « Proposition 22 » en Californie, une remise en cause de la loi anti-ubérisation

Sitôt entrée en vigueur, la loi « anti-ubérisation » adoptée par l’État de Californie en décembre 2019 (voir La rem n°52, p.71) s’est heurtée à une vive contestation de la part des plateformes de services de transport.

Uber et Lyft en particulier ont refusé d’appliquer cette loi dite « AB5 », qui tend à renforcer le statut des travailleurs de la gig economy. Rappelons que cette loi a pour objectif de permettre une requalification des travailleurs des plateformes en salariés, à défaut de conditions permettant de les considérer comme indépendants. Celles-ci sont au nombre de trois : les employés ne sont pas soumis à un pouvoir de direction de l’entre­prise ; ils conservent la possibilité de travailler à leur compte avec d’autres plateformes ; l’activité pour laquelle ils officient ne constitue pas l’activité principale de la plateforme. L’objectif de cette loi était de garantir un meilleur statut social au bénéfice de ces travailleurs, notamment en termes d’assurance chômage, de salaire minimum ou encore d’enca­drement du temps de travail. On rappellera que la loi elle-même ne faisait qu’entériner le triple test dégagé auparavant par la Cour suprême de Californie dans sa décision du 30 avril 20181.

Malgré la volonté du législateur californien, les entreprises précitées ont su défendre auprès de la population un référendum relatif à l’opportunité de cette loi, dont l’application reste plus qu’incertaine.

Le référendum du 3 novembre 2020 sur la Proposition 22

L’idée de soumettre à un référendum la mise en œuvre de la loi AB5 fait suite aux démêlés judiciaires ayant impliqué les deux entreprises précitées2.

La Cour supérieure de San Francisco a en effet ordonné à Uber et Lyft, le 10 août 2020, de se conformer à la loi dans un délai de dix jours3. Celui-ci a finalement été prolongé jusqu’au 4 novembre, ce qui a permis aux deux plateformes d’organiser la campagne du référendum, qui a eu lieu la veille de cette échéance. Intitulé Proposition 22, c’est un des treize référendums (Ballot Initiative) organisés le 3 novembre 2020 et a été particulièrement remarqué par la campagne de communication associée. Les principales entreprises du secteur ont en effet investi plus de 200 millions de dollars pour médiatiser l’enjeu lié à ce vote, et ce dès août 2019, soit avant même le vote de la loi AB5. Précisément, le référendum portait sur l’exemption des chauffeurs de plateformes de services de transports du triple-test prévu par la loi AB5. Seul ce secteur d’activité était concerné par le vote, bien que la loi contestée ait un champ d’application plus large.

En cas de réponse positive, les entreprises s’engageraient malgré tout à accorder certains avantages aux chauffeurs qui utiliseraient leur application tels qu’une rémunération équivalente à 120 % du salaire minimum pour chaque heure de conduite effectuée (hors temps d’attente ou de retour après une course), ainsi que d’une prise en charge partielle des frais pour chaque mile roulé ; une limitation du temps de travail à douze heures par jour, à moins que le chauffeur ne se soit déconnecté pendant six heures consécutives ; une assurance maladie au taux variable en fonction du nombre d’heures travaillées par semaine ; une assurance accident permettant de couvrir les frais médicaux liés à un accident survenu pendant une course ; le maintien, pendant deux ans, de 66 % des revenus moyens des quatre dernières semaines précédant un accident.

Par ailleurs, la Proposition 22 obligerait les entreprises à déployer des politiques de prévention des discriminations et du harcèlement sexuel, ainsi que des programmes de formation et de sensibilisation des chauffeurs aux risques liés à la conduite. Ce dernier engagement fait suite aux scandales ayant notamment mis en cause Uber ces derniers mois, tant vis-à-vis de ses employés que des passagers ayant eu recours à ses services. Des investigations, menées entre 2017 et 2019, ont permis de dénoncer des faits de harcèlement sexuel à l’égard de plusieurs employées, ce pourquoi l’entreprise a été condamnée à leur payer 4,4 millions de dollars de dommages et intérêts4. De même, Uber s’est vu infliger une amende de 59 millions de dollars par la Commission des services publics de Californie pour son manque de coopération dans une enquête relative au comportement des chauffeurs ayant recours à la plateforme, après de nombreuses plaintes signalées par des passagers5.

Des arguments d’ordre économique ont pu être avancés, notamment par le patron d’Uber, pour justifier la Proposition 22. En cas d’échec de celle-ci, l’entreprise aurait en effet été obligée de rompre les relations avec près de 75 % des chauffeurs qu’elle emploie, ne pouvant employer à temps plein que 260 000 chauffeurs au niveau national6. Uber affirmait de plus que 80 % des chauffeurs utilisant son application ne travaillaient que 20 heures par semaine, ce qui les plaçait de facto dans une situation d’indépendance vis-à-vis de la plateforme. Sur le plan juridique, la proposition tendrait à établir un certain équilibre entre le statut de travailleur indépendant, et la liberté qui en découle, et celui de salarié, qui confère un certain nombre de droits sociaux. Bien que ceux-ci restent inférieurs aux standards que confère le statut de salarié selon le droit californien, ce compromis aboutirait à la création d’un statut intermédiaire donnant plus de liberté aux chauffeurs. C’est encore le patron d’Uber, Dara Khosrowshahi, qui a le mieux résumé les débats : « What Prop. 22 is about is starting to move into the best of two worlds : you’ve got flexibility, you’re your own boss, you’re your own CEO, but you do have protections7 ».

La vaste campagne de communication menée par ces leaders de la gig economy aura finalement raison de la loi AB5, puisque la Proposition 22 a reçu l’approbation de 58,63 % des électeurs.

La contestation en justice du référendum sur la Proposition 22

Malgré ce résultat, les mesures de la Proposition 22 restent sévèrement critiquées, y compris au niveau fédéral, et vont maintenant être portées devant la justice californienne.

En effet, les nouvelles dispositions sont vouées à remplacer immédiatement celles de la loi AB5 pour ce qui concerne les chauffeurs liés aux plateformes de services de transport. On doit de plus rappeler le statut particulier dont bénéficient les textes adoptés par référendum en Californie. En principe, ceux-ci peuvent être amendés ou abrogés uniquement par un autre référendum, et non par une loi votée par le Parlement californien. Cette protection peut néanmoins être explicitement écartée par les initiateurs du vote, qui peuvent fixer la majorité requise dans les deux chambres du Parlement pour procéder à une telle modification. Si celle-ci est le plus souvent des 2/3, le texte de la Proposition 22 exige une majorité des 7/8e pour que son contenu fasse l’objet d’un amen­dement du législateur. Un tel seuil paraissant difficile à atteindre, les dispositions bénéficient ainsi d’une quasi-immutabilité.

C’est pourquoi plusieurs chauffeurs et organisations, telle la cellule californienne de l’Union internationale des employés des services, ont saisi la Cour suprême de Californie en demandant l’annulation du référendum8. Celui-ci serait en effet inconstitutionnel pour plusieurs raisons : certaines des mesures de compensation prévues au profit des travailleurs des plateformes relèveraient exclusivement du domaine de compétence du législateur, notamment pour ce qui concerne le régime d’indemnisation des accidents du travail ; la question même posée aux électeurs ne respecterait pas les standards exigés par la Constitution, qui impose de ne soumettre à un tel vote qu’un seul sujet à la fois. La Cour a rejeté ce recours le 3 février 2021, estimant qu’il devait préalablement être porté devant l’une des cours supérieures de Californie9. La bataille va donc à nouveau se jouer dans le champ judiciaire, la question agitant également les médias tant au niveau californien qu’au niveau fédéral et même dans le reste du monde.

En dépit des critiques adressées à la gig economy10 (voir La rem n°53, p.83), force est de constater qu’une part substantielle de travailleurs à la tâche, et plus particulièrement de chauffeurs, sont satisfaits des résultats du référendum. La liberté d’organisation l’emporterait à leurs yeux sur les avantages sociaux11. Inversement, les opposants à la Proposition 22 craignent un effet « boule de neige » à l’égard d’autres secteurs d’activité concernés par le travail à la tâche. Pour cette raison, certains partisans du « oui » ont commencé à exprimer des regrets, estimant avoir été fortement influencés par la campagne médiatique orchestrée par Uber et Lyft12.

Perspectives françaises

Le statut des travailleurs des plateformes a également été sous les feux de l’actualité française, que ce soit sur le plan judiciaire (voir La rem n°49, p.23 et n°54, p.25) ou législatif (voir La rem n°53, p.12).

À la suite de la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi d’orientation des mobilités, la mission confiée à Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, a rendu son rapport relatif au statut des travailleurs des plateformes, fin 202013. Plutôt que de s’engager dans un statut hybride, le rapport préconise d’utiliser des outils existants afin de concilier la flexibilité de l’emploi dans ce secteur avec la protection sociale des travailleurs. Ces derniers pourraient ainsi être affiliés à des entreprises de portage salarial ou à des coopératives d’emploi et d’activité, passé un certain seuil d’activité en termes d’ancienneté et de revenus (par exemple : 12 mois d’activité et 20 000 euros de chiffres d’affaires pour les chauffeurs VTC). Les avantages du statut de salarié leur seraient alors ouverts, tout en continuant de bénéficier d’une certaine autonomie dans le déroulement de leur activité. Des limites liées au coût que générerait cette nouvelle strate d’intermédiation ont néanmoins pu être pointées du doigt14.

Sur le terrain, on constate malgré tout que certaines entreprises de la gig economy tentent de se démarquer de leurs concurrents en garantissant de meilleures conditions de travail à leurs employés. Tel est le cas de l’entreprise britannique Just Eat, qui s’apprête à embaucher 4 500 livreurs en France en contrat à durée indéterminée15. Son directeur, Jitse Groen, entend ainsi défendre le bien-être des travailleurs à la tâche, tout en respectant une certaine flexibilité d’organisation. In fine, ce choix pourrait être un vecteur d’attractivité pour les emplois à la tâche16. Ce recrutement de masse est d’autant opportun que le secteur de la livraison de repas à domicile est en pleine expansion sous l’effet du confinement ou du couvre-feu décidés pour lutter contre la Covid-19.

De la Californie à l’Europe, la recherche d’une « troisième voie » semble donc plus que jamais à l’ordre du jour pour les travailleurs de la gig economy.

Sources :

  1. Supreme Court of California, Dynamex operations West v. Superior Court, 4 Cal.5th 903, April 30, 2018.
  2. « California Proposition 22, App-Based Drivers as Contractors and Labor Policies Initiative (2020) », Ballotpedia.
  3. Superior Court of the State of California – County of San Francisco, California v. Uber Technologies Inc. and Lyft Inc., August 10, 2020, Case No. CGC-20-584402.
  4. « Uber to Pay $4.4 Million to Resolve EEOC Sexual Harassment and Retaliation Charge », U.S. Equal Employment Opportunity Commission, December 18, 2019.
  5. California Public Utilities Commission’s (CPUC) presiding officer’s decision imposing penalities against uber technologies, inc. for violating the assigned administrative law judge’s december 19, 2019 and january 27, 2020 rulings requiring information regarding sexual assault and sexual harassment claims, December 14, 2020.
  6. S. Hussain, « What Prop. 22’s defeat would mean for Uber and Lyft — and drivers », Los Angeles Times, October 19, 2020.
  7. J.B. White, « Uber and Lyft threaten to take their cars and go home », Politico, August 19, 2020.
  8. Supreme Court of the State of California, Castellanos vs California, January 12, 2021, n°S266551.
  9. A. Hoffman, « California Supreme Court Rejects Challenge to Proposition 22 », Capitol Insider, February 3, 2021.
  10. K. Perera, J. Ohrvik-Stott and C. Miller, Better Work in the Gig Economy, Doteveryone, 2020, https://doteveryone.org.uk/report/betterwork
  11. Voir les arguments développés par certaines organisations telle que Drivers for Proposition 22, https://drivers.yeson22.com/
  12. F. Siddiqui et N. Tiku, « Uber and Lyft used sneaky tactics to avoid making drivers employees in California, voters say. Now, they’re going national », The Washington Post, November 17, 2020.
  13. J.-Y Frouin, Réguler les plateformes numériques de travail, Rapport au Premier ministre, 1er décembre 2020, 153 p.
  14. F. Mehrez, « Le rapport Frouin préconise de salarier les travailleurs des plateformes via le portage salarial ou une coopérative d’activité et d’emploi », Éditions législatives, 29 novembre 2020. 
  15. W. Garcin-Berson, « Just Eat France veut recruter 4500 livreurs en CDI en 2021 », Le Figaro, 1er février 2020. 
  16. J. Josephs, « Just Eat to stop using gig economy workers », BBC News, August 14, 2020. 
Professeur de droit privé à Aix-Marseille Université et rattaché au Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

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