Dénouements décisifs avant l’adoption de l’EMFA

La course contre la montre est engagée pour l’adoption de la proposition de législation européenne sur la liberté des médias (EMFA, pour European Media Freedom Act), débutée en septembre 2022. Son objectif est de créer un cadre européen pour les services de médias, de protéger la liberté de la presse ainsi que les journalistes.

Suite à de longues et laborieuses négociations entre institutions, États membres, médias et journalistes (voir La rem n°67, p.5), l’étape des réunions en trilogue entre le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne s’est conclue le vendredi 15 décembre 2023. L’enjeu est maintenant de taille ; la proposition doit être adoptée avant les prochaines élections européennes qui se dérouleront début juin 2024 ainsi qu’avant le changement de présidence du Conseil de l’Union européenne qui reviendra à la Hongrie, pays opposé à la proposition, après le 30 juin 2024.

L’article 4 de l’EMFA comporte une partie des mesures phares de la proposition. Amendé de nombreuses fois au cours des négociations, il avait soulevé un grand nombre d’indignations tel qu’il avait été rédigé par la Commission européenne. La commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), associée à la commission de la culture et de l’éducation (CULT), avait plaidé en faveur d’une version plus libérale de l’article.

Cet article 4 proclame la liberté des fournisseurs de service de médias : « les fournisseurs de services de médias doivent avoir le droit d’exercer leurs activités économiques dans le marché intérieur sans restriction autre que celles autorisées selon les lois de l’Union ». Pour cela, les États membres devront respecter leur liberté éditoriale, ainsi que la protection du secret des sources. C’est sur ce point que les débats ont été les plus vifs.

Initialement, la proposition, dans sa version du 16 septembre 2022 par la Commission européenne1, enjoignait aux États membres de s’abstenir « de placer en détention, de sanctionner, d’intercepter, de soumettre à une surveillance, à une perquisition ou à une saisie, ou de soumettre à une inspection les fournisseurs de services de médias ou, le cas échéant, les membres de leur famille, leurs employés ou les membres de leur famille, ou leurs locaux professionnels et privés, au motif qu’ils refusent de divulguer des informations sur leurs sources, à moins que cela ne soit justifié par une raison impérieuse d’intérêt général, conformément à l’article 52, paragraphe 1, de la charte et dans le respect d’autres dispositions du droit de l’Union ». Ainsi qu’à s’abstenir « de déployer un logiciel espion dans tout appareil ou machine utilisé(e) par les fournisseurs de services de médias ou, le cas échéant, les membres de leur famille, ou leurs employés ou les membres de leur famille, à moins que le déploiement ne soit justifié, au cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale […] qu’il soit prévu par le droit national et […] que les mesures adoptées en vertu du point b) soient inadéquates et insuffisantes pour obtenir les informations recherchées ».

Plus tard, le Conseil est intervenu sur l’article et en a proposé une version plus protectrice des intérêts des États membres en adoptant un paragraphe 4 extrêmement controversé à l’époque : « Le présent article est sans préjudice de la responsabilité des États membres en matière de sauvegarde de la sécurité nationale. »2

Cette mesure a été adoptée du fait de l’insistance de certains États membres parmi lesquels comptaient la France, l’Italie et la Suède3. Cet ajout a pour objet d’exclure l’application de l’article 4 lorsque les États membres estiment qu’il en va de leur sécurité nationale. C’est le caractère non défini de la « sécurité nationale » qui a soulevé le plus grand nombre de critiques. Beaucoup se sont inquiétés des abus que cette exception pourrait engendrer. La crainte principale étant l’utilisation injustifiée et massive de logiciels espions sur les appareils électroniques des journalistes. De nombreuses organisations réunissant éditeurs et journalistes ont lancé plusieurs appels à la suppression de cette disposition dans une série de lettres jointes4 ou de pétitions5.

Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, a appelé le ministre de l’intérieur en personne à revenir sur la position française estimant que « l’inclusion d’une exception générale de sécurité nationale est au mieux une maladresse, au pire un danger pour le journalisme. C’est un blanc-seing à la surveillance débridée, une courte échelle à la barbouzerie, une porte ouverte aux abus »6.

Le Parlement européen, notamment sa commission CULT, a réagi en proposant des amendements se voulant plus protecteurs de la liberté des médias lors du vote de leur mandat de négociation le 3 octobre 20237.

Dans leur amendement 107, les députés européens souhaitaient interdire aux États membres « d’obliger les fournisseurs de services de médias ou leurs employés à divulguer des informations sur le traitement éditorial, notamment concernant leurs sources, ou de diffuser ces informations ». Ils ont également ajouté, en plus de l’interdiction des « logiciels espions », la prohibition de toutes mesures de surveillance ou utilisation de technologies de surveillance. Pour remplacer l’exception de « sécurité nationale », le Parlement européen a proposé une série de conditions à remplir pour accorder une dérogation aux interdictions faites aux États membres.

Au cas où les mesures juridiques se retrouvent inappropriées et insuffisantes pour obtenir les informations recherchées, alors l’action menée par l’État membre :

  • ne doit pas être liée à l’activité professionnelle d’un fournisseur de services de médias et de ses employés,
  • ne doit pas permette d’accéder aux sources des journalistes,
  • doit être prévue par le droit national,
  • doit être justifiée au cas par cas à des fins de prévention, d’enquête ou de poursuites concernant une forme grave de criminalité,
  • doit être conforme à l’article 52, paragraphe 1, de la charte et à d’autres dispositions pertinentes de l’Union,
  • doit être proportionnée eu égard au but légitime poursuivi,
  • doit être ordonnée par une autorité judiciaire indépendante et impartiale et être assortie de moyens de recours effectifs, connus et accessibles.

Les journalistes, associations de médias et de presse se sont réunis dans une tribune pour soutenir la position du Parlement européen8.

S’est ensuite engagée la phase de trilogue entre le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne. Un accord provisoire a été conclu le 15 décembre 2023 et des compromis ont été trouvés9. L’exception de sécurité nationale a été écartée au profit d’une dérogation : « de telles interférences ne seront permises qu’au cas par cas « pour une raison impérieuse d’intérêt public », sous réserve de l’autorisation d’une autorité judiciaire. L’utilisation de logiciels de surveillance intrusifs à l’encontre de journalistes devra également être justifiée dans le cadre d’enquêtes sur des infractions graves passibles d’une peine privative de liberté dans l’État membre concerné. Dans ce cas, les mesures de surveillance devront être régulièrement contrôlées par les autorités judiciaires. »10

Sabine Verheyen, rapporteuse de la proposition et présidente de la commission CULT, a déclaré : « Il s’agit d’une grande victoire pour la liberté de la presse. Nous avons réussi à obtenir toutes les demandes les plus importantes du Parlement : les rédacteurs en chef seront plus indépendants dans leurs décisions, la propriété des médias sera plus transparente et la liberté de la presse ne sera pas restreinte par les grandes plateformes. Il s’agit d’une étape législative significative pour sauvegarder la diversité et la liberté de notre presse et protéger nos démocraties. »

À la reprise des activités en janvier 2024, Sabine Verheyen s’est félicitée du compromis trouvé tout en rappelant que certains doutes subsistent11. Elle a réaffirmé la position du Parlement : les États membres doivent protéger les sources journalistiques en s’abstenant d’utiliser les logiciels de surveillance de façon indue à moins qu’il y ait des crimes graves. Elle défend la nécessité d’un procès et d’une décision du juge pour justifier la surveillance. Cependant, elle indique que certains problèmes subsistent pour le Conseil et que « la bataille est ardue ». La commission CULT souhaite que les principes de l’article 17 soient retenus. Les plateformes ne devraient pas pouvoir bloquer des contenus sans avoir ouvert au préalable un dialogue avec les fournisseurs de service médias. Sabine Verheyen estime qu’au bout du compte la décision sera prise par la plateforme, quoi qu’il arrive, et ajoute qu’elles ne trouveront sûrement aucun intérêt à s’opposer à l’avis d’un contrôleur.

Le vendredi 19 janvier 2024, le Coreper (Comité des représentants permanents, groupe réunissant les ambassadeurs nationaux) s’est réuni pour donner son avis sur l’accord provisoire établi le 15 décembre 202312. Il a validé le texte sans modifications majeures. Il est à noter que la Hongrie a renouvelé son opposition à l’EMFA mais que la France et l’Italie ont simplement émis quelques réserves sans pour autant s’y opposer. Cinq jours plus tard, le 24 janvier 2024, la commission CULT a également approuvé l’accord provisoire avec 23 votes pour, 4 contre (dont une députée française du groupe Identité et Démocratie et une députée hongroise) et 2 abstentions (parmi lesquelles un député italien)13. La prochaine étape sera le vote par le Parlement européen réuni en assemblée plénière au mois de mars 2024.

Sources :

  1. Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur (législation européenne sur la liberté des médias) et modifiant la directive 2010/13/UE, Bruxelles, 16 septembre 2022.
  2. Conseil de l’Union européenne, mandat de négociation avec le Parlement européen, data.consilium.europa.eu, 21 juin 2023.
  3. Investigate Europe, « Liberté des médias : La France et six États européens font bloc pour autoriser l’espionnage des journalistes », investigate-europe.eu/fr, 12 décembre 2023.
  4. Lettre jointe disponible sur le site de l’EDRi (European Digital Rights).
  5. Pétition toujours disponible, mesopinions.com
  6. Reporters sans frontières, « Exception générale de sécurité nationale en matière de surveillance des journalistes : le ver dans le fruit de l’EMFA », rsf.org/fr, 22 juin 2023.
  7. Parlement européen, amendements adoptés en première lecture sur la Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur (législation européenne sur la liberté des médias) et modifiant la directive 2010/13/UE, europarl.europa.eu, 3 octobre 2023.
  8. Lettre jointe disponible sur le site de l’UER (Union européenne de radio-télévision).
  9. Communiqué de presse du Conseil de l’Union européenne, « Le Conseil et le Parlement parviennent à un accord sur de nouvelles règles visant à préserver la liberté, le pluralisme et l’indépendance éditoriale des médias dans l’Union européenne », consilium.europa.eu/fr, Bruxelles, 15 décembre 2023.
  10. Communiqué de presse du Parlement européen, « Accord sur la législation européenne sur la liberté des médias », europarl.europa.eu/news/fr, 15 décembre 2023.
  11. Retransmission de la réunion disponible sur le site du centre multimédia du Parlement européen, multimedia.europarl.europa.eu
  12. Conseil de l’Union européenne, « COREPER letter_EMFA Régulation – 1st reading agreement », europarl.europa.eu, 22 janvier 2024.
  13. Communiqué de presse du Parlement européen, « Culture and Education committee confirms the deal on the EU Media Freedom Act », europarl.europa.eu/news/en, Bruxelles, 24 janvier 2024.