Internet : le piratage n’aurait pas que des mauvais côtés

Pas encore effective et déjà suspectée d’inefficacité, la loi pour lutter contre le téléchargement illégal, dite loi Hadopi, serait contreproductive. Son application induirait des effets négatifs pour les industries de contenus qu’elle est censée protéger. Les pirates sont aussi des acheteurs…

Votée en septembre 2009 par l’Assemblée nationale, la loi Hadopi a été promulguée en octobre de la même année. Quelques mois plus tard seulement, des chercheurs de l’université de Rennes 1 ont mené une première évaluation de ses effets sur les pratiques des internautes, avant la mise en œuvre effective du volet répressif, dit de la « riposte graduée » (voir le n°13 de La revue européenne des médias, hiver 2009-2010), opérationnel peut-être à l’automne 2010.

Sur les 2 000 individus interrogés par téléphone, représentatifs de la population de la région Bretagne, les internautes, personnes déclarant avoir utilisé Internet dans les trois derniers mois, représentent 67 % de l’échantillon, soit 1 340 personnes. Parmi les internautes interrogés, 56 % déclarent écouter de la musique ou regarder des vidéos sur Internet : 39 % au moins une fois par semaine et 17 % moins d’une fois par semaine.

Les chercheurs ont établi une typologie des consommateurs de vidéos et de musique sur Internet, permettant de distinguer ceux dont les pratiques tombent sous le coup de la loi Hadopi de ceux qui y échappent. Cette analyse tendrait à montrer que la loi Hadopi serait déjà dépassée, avant même d’avoir été appliquée.

Premier constat : la grande majorité des internautes (70 %) écoutent de la musique ou regardent des vidéos de façon légale. Les pirates constituent 30 % de la population interrogée.Parmi eux, 14 % déclarent échanger des fichiers vidéo/audio par l’intermédiaire des réseaux peer-to- peer. Baptisés « pirates Hadopi » par les auteurs de l’étude, ils sont directement visés par la loi (bien que 40 % d’entre eux utilisent aussi le streaming illégal et/ou le téléchargement sur des sites d’hébergement). Tandis que 16 % sont des « pirates non Hadopi », ayant recours à des sites de streaming (sans téléchargement) ou à des sites d’hébergement (direct download) illégaux, lesquels échappent à la loi Hadopi. Celle-ci concerne en effet uniquement les échanges de fichiers peer-to-peer, sachant qu’il est impossible de savoir « qui télécharge quoi » sur les serveurs permettant le téléchargement direct.

Le piratage est plutôt le fait d’internautes très jeunes : les 15-25 ans représentent 45 % des « pirates Hadopi », 51 % des « pirates non Hadopi » et seulement 20 % des non-pirates. Quant aux contenus, l’étude démontre que si la consommation de musique en ligne concerne autant les pirates que les non-pirates, la consommation de films ou de séries TV est beaucoup plus importante chez les pirates, notamment parmi les « non Hadopi », que chez les non-pirates (films : 58 % contre 13 % ; série TV : 48 % contre 9 %). Selon les auteurs de l’étude, cette tendance s’expliquerait par le succès relativement faible des plates-formes de vidéo à la demande (VOD), dû notamment à des offres commerciales aux contenus et aux tarifs insuffisamment attrayants.

Deuxième constat : la moitié des acheteurs de vidéos ou de musique (50 %) sont également des pirates. L’application de la loi Hadopi priverait ainsi un tiers des internautes pirates (27 %) de la possibilité d’acheter en ligne. Les chercheurs de l’université de Rennes poussent donc le raisonnement plus avant : généraliser l’interdiction à toutes les formes de piratage numérique exclurait la moitié des acheteurs potentiels du marché.Seuls 17 % des internautes non-pirates sont des acheteurs numériques, tandis qu’ils sont 47 % parmi les « pirates Hadopi » et 36 % parmi les « pirates non Hadopi ». Ces résultats accréditent l’idée que le peer-to-peer et le streaming gratuit sont aussi des outils de promotion des œuvres. De nombreuses études réalisées avant la promulgation de la loi Hadopi avaient déjà démontré cet effet négatif.

Troisième constat : après le vote de la loi Hadopi, les pratiques de téléchargement illégales n’ont pas diminué et elles ont pris des formes alternatives. Seulement 15 % des pirates adeptes des réseaux peer-to-peer déclarent avoir cessé de télécharger depuis le vote de la loi et un tiers d’entre eux a renoncé au piratage. Les deux tiers restants se sont convertis aux autres méthodes de piratage échappant à la loi. Ainsi, l’abandon du peer-to-peer par certains a contribué à augmenter de 27 % des autres formes illégales de visionnage ou de téléchargement « non Hadopi ». La réduction du nombre de « pirates Hadopi » se trouve donc compensée par une augmentation du nombre de « pirates non Hadopi » (+ 3 %).Pire encore, l’étude indique que 13 % des « pirates Hadopi » ne l’étaient pas avant l’adoption de la loi, laissant croire à une certaine « contagion » des pratiques illicites. Pour ses auteurs, le constat final est sans appel : « La loi Hadopi n’a eu aucun effet ou un effet inverse à celui attendu sur 77 % des pirates actuellement déclarés (aucun changement de comportements ou conversion au peer-to-peer après la loi».

Le piratage semble donc être un « mode de consommation » inhérent aux nouveaux usages numériques. Reste à savoir quelle sera la proportion d’internautes qui y renonceront après réception des premiers messages d’avertissement. En Suède, la loi IPRED entrée en vigueur depuis un an (voir le n°10-11 et le n°12 de La revue européenne des médias, printemps-été et automne 2009) n’a pas modifié la proportion de consommateurs de contenus illégaux, soit 40 % des 15-74 ans et 60 % des 15-24 ans, selon une étude de l’institut Médiavision qui indique également qu’environ 10 % des 15-25 ans ont déjà trouvé les moyens de contourner la loi.

Alors que le nombre vertigineux de 400 000 à 500 000 films seraient piratés chaque jour en France, 76 % des pirates déclarent aller autant au cinéma qu’avant, 17 % plus souvent et seulement 7 % moins souvent, selon une étude réalisée par Médiamétrie pour le compte du site Internet Allociné. Mais un pirate seulement sur cinq privilégierait la sortie en salle. Sur les 2 399 personnes interrogées âgées de 15 ans et plus, 58 % avouent avoir déjà visionné illégalement un film ou une série TV et elles sont plus de 84 % chez les jeunes de 15 à 24 ans. Les films américains à gros budget sont les œuvres privilégiées des trois quarts des pirates, ainsi que les grosses productions françaises pour 41 % d’entre eux. Près de la moitié des personnes interrogées ont eu connaissance de la loi Hadopi, mais 78 % d’entre elles la jugent inefficace. Le cinéma reste l’activité culturelle offrant le meilleur rapport qualité-prix pour les deux tiers des interviewés, comme l’illustre du reste la bonne performance de la fréquentation en salle pour l’année 2009, avec quelque 200 millions d’entrées.

Aux Etats-Unis, la Cour des comptes américaine, le Government Accountability Office (GAO), a critiqué la fiabilité des études chiffrant le téléchargement illégal, fournies par les industries du divertissement et du logiciel (Motion Picture Association of America, Recording Industry Association of America, Business Software Alliance…). Dans un rapport sur la contrefaçon aux Etats-Unis publié en avril 2010, si le GAO juge qu’une mesure précise des pertes est effectivement impossible à établir, il considère, en revanche, qu’il serait pertinent d’étudier de façon sérieuse les effets positifs possibles du téléchargement illégal.

Sources :

  • La Cour des comptes américaine met en cause les chiffres du téléchargement illégal », lemonde.fr, 19 avril 2010.
  • « La loi Hadopi sans effet pour l’instant sur le téléchargement illégal, selon une étude », Nicolas Rauline, Les Echos, 9 mars 2010.
  • « Une première évaluation des effets de la loi Hadopi sur les pratiques des internautes français », étude réalisée par Sylvain Dejean, Thierry Pénard et Raphaël Suire, M@rsouin, CREM et université de Rennes 1, marsouin.org, mars 2010, 14 p.
  • « Téléchargement illégal : la loi Hadopi aurait un effet négatif sur le marché légal, selon une étude de l’université de Rennes 1 », La Correspondance de la Presse, 10 mars 2010.
  • « Les pirates de films vont quand même au cinéma », N.S., Les Echos, 7-8 mai 2010.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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