L’abominable vénalité des plateformes

Publicité politique et liberté d’expression
Responsabilité des plateformes et free speech
La dimension éditoriale du référencement
Pression politique et risque économique

C’était en 1920. L’Humanité, proche du tout nouveau pouvoir communiste à Moscou, publiait en France une grande enquête sur « l’abominable vénalité de la presse » parce que cette dernière avait cédé aux pots-de-vin et aux articles de complaisance dans l’affaire des emprunts russes. L’une des conséquences de cette révélation sera l’émergence, dans l’espace public, d’un discours qui caractérise les liens entre le journalisme et le capital comme un risque pour la liberté de la presse, alors que cette dernière venait à peine de s’affirmer contre la censure politique, celle donc de l’État et non du marché. Les journalistes français obtiendront quinze ans plus tard un statut qui leur permettra, avec l’injonction déontologique, de réclamer dans chaque entreprise de presse une stricte séparation entre les activités commerciales et les activités de la rédaction. Ainsi se réglait, au moins en apparence, la question de la responsabilité morale de la presse. Un siècle plus tard, les grands tirages de la presse populaire ont été remplacés par les flux de messages qui transitent sur les plateformes, accusées à leur tour de laisser publier des textes, des images, des vidéos mensongères ou haineuses parce que l’appât du gain l’emporte sur le sens des responsabilités.

Publicité politique et liberté d’expression

Tout a commencé avec l’élection de Donald Trump en 2016, d’abord autour de la question des fake news, avec les ingérences étrangères dans la campagne via de faux comptes sur les réseaux sociaux, mais aussi parce que certains opportunistes avaient compris que les propos les plus partisans fédèrent des audiences importantes et fidèles qu’il est possible de monétiser.

C’EST DONC AUX ENTREPRISES PRIVÉES D’ÊTRE DÉSORMAIS PLUS EXEMPLAIRES QUE LES ÉLUS,
CEUX SUPPOSÉMENT CHARGÉS DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL

Les fake news auraient perverti le jeu démocratique. Puis un déplacement s’est opéré avec l’affaire Cambridge Analytica qui a mis en avant l’enjeu des données personnelles. Leur exploitation frauduleuse, les données ayant été récupérées illégalement auprès d’utilisateurs de Facebook, a en effet permis un hyper-ciblage des individus à des fins électoralistes (voir La rem n°48, p.90). Enfin, à l’approche de l’élection américaine de 2020, enjeux politiques et enjeux financiers se sont confondus, les réseaux sociaux étant accusés de ne pas être à la hauteur du défi sociétal que la taille de leur communauté leur confère quand, à l’inverse, ils céderaient trop facilement aux sirènes de l’argent, notamment parce qu’aux États-Unis la publicité politique est autorisée. Si les politiques ne sont pas respectables, les réseaux sociaux, eux, doivent l’être. Par un surprenant renversement de situation, c’est donc aux entreprises privées d’être désormais plus exemplaires que les élus, ceux supposément chargés de l’intérêt général.

S’ÉRIGER EN CENSEUR DE LA VIE POLITIQUE AMÉRICAINE, NE SAURAIT ÊTRE LE RÔLE D’UNE ENTREPRISE PRIVÉE

Ce renversement s’est produit en 2019 – s’il faut le dater – à l’occasion de la diffusion d’une publicité politique de l’équipe de campagne de Donald Trump baptisée « Corruption ». Dans cette publicité vidéo, Joe Biden est accusé d’avoir menacé d’annuler un prêt d’un milliard de dollars à l’Ukraine alors qu’il était vice-président de Barack Obama, et ce afin de protéger son fils concerné par une enquête sur une entreprise dans laquelle il siégeait au conseil d’administration. Des journalistes américains ont vérifié l’information et ont dénoncé dans la foulée son inexactitude, ce qui a conduit par exemple CNN à refuser de diffuser ladite vidéo. Les réseaux sociaux, pourtant soumis à une énorme pression politique depuis la campagne de 2016, ont en revanche décidé de la diffuser, notamment Facebook et Twitter. L’équipe de Joe Biden a aussitôt demandé à Facebook de retirer cette publicité politique, en vain. Facebook a précisé ne pas souhaiter s’ériger en censeur de la vie politique américaine, ce qui ne saurait être le rôle d’une entreprise privée. Ce choix l’a conduit d’ailleurs à ne pas soumettre les publicités politiques au fact-checking au nom de la défense de la liberté d’expression, à l’inverse des autres contenus qui circulent sur le réseau social.

L’ASSIMILATION D’UN DROIT À LA PUBLICITÉ POLITIQUE ET D’UN DROIT À LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Côté démocrate, Elizabeth Warren, qui s’est depuis rangée derrière Joe Biden mais qui avait fait campagne durant la primaire sur son projet de démantèlement de Facebook, a répliqué en publiant sur le réseau social une publicité mensongère. Il y était indiqué que Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, s’était déclaré en faveur de Donald Trump avant que ces propos inexacts ne soient rectifiés avec la précision suivante : « Eh bien, non (désolé). Mais ce que Mark Zuckerberg a vraiment fait, c’est de donner à Donald Trump la liberté totale de mentir sur sa plateforme, pour ensuite qu’il verse des tonnes d’argent à Facebook afin de promouvoir ses mensonges devant les électeurs américains » (traduction proposée par Le Figaro). Ici, la défense de la liberté d’expression revendiquée par Facebook se limite à la défense de la liberté commerciale, ce qu’ont dénoncé Elisabeth Warren et aussi certains des employés de Facebook qui ont manifesté leur mécontentement en interne tout en laissant fuiter la lettre envoyée à leur direction, laquelle sera publiée par le New York Times. Ils y dénoncent l’assimilation d’un droit à la publicité politique et d’un droit à la liberté d’expression, ce qui offre aux candidats les moyens de toucher facilement des cibles identifiées comme stratégiques avec un discours d’enrôlement qui peut s’affranchir de tout rapport à la vérité. Or, l’effet de masse ainsi obtenu et le fait que la publicité soit promue par un réseau social qui a construit une relation de confiance avec ses utilisateurs auraient alors pour effet de crédibiliser le message politique même si ce dernier est manifestement trompeur. Pour les salariés mécontents, « cette politique défait la majeure partie du travail réalisé pour réhabiliter la confiance dans la plateforme », notamment grâce au fact-checking et à la dégradation de la visibilité des contenus jugés trompeurs.

UN MICROCIBLAGE QUI FAVORISERAIT LES MESSAGES RADICAUX CENSÉS EMPORTER L’ADHÉSION DE L’INTERNAUTE-ÉLECTEUR

L’argument des salariés de Facebook est pertinent parce que la publicité politique a muté en basculant sur les réseaux sociaux, où l’hyper-ciblage permet à certains candidats de relayer des informations mensongères tout en proposant en ligne, à destination d’autres électeurs potentiels, un discours plus mesuré. Aux États-Unis, la publicité politique, par exemple à la télévision, a toujours été considérée comme un moyen de sensibiliser les électeurs aux programmes des candidats, et donc comme un moyen de contourner l’absence d’intérêt des téléspectateurs pour les émissions politiques. Ici, la publicité politique a une vertu démocratique dans un pays qui se refuse à réguler le temps de parole des partis dans les médias. En effet, aux États-Unis, il a été considéré que la diversité de l’offre réglait le problème de la représentativité à l’antenne de la diversité des points de vue, même s’il existe un principe dit d’equal time rule, que la Federal Communications Commission (FCC) ne fait plus appliquer. Quant à la Federal Election Commission, elle n’est jamais parvenue à définir des règles qui pourraient encadrer la publicité politique en ligne. Sauf qu’en ligne, et à la différence de la presse ou des médias audiovisuels, il est possible de procéder à un microciblage qui favoriserait les messages radicaux censés emporter l’adhésion de l’internaute-électeur. En ce sens, la publicité politique en ligne serait dangereuse pour la démocratie car elle en pervertirait l’un des fondements, la possibilité d’un débat public libre et ouvert. Les internautes sont enfermés dans une bulle publicitaire qui renforce leurs convictions pour mieux les inciter à voter pour un candidat plutôt qu’un autre : le débat contradictoire et raisonné cher aux Lumières a disparu.

Responsabilité des plateformes et free speech

C’est au nom de ces principes que Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, a pris le contrepied de Facebook le 30 octobre 2019 en annonçant ne plus accepter de publicités politiques à partir du 22 novembre, les nouvelles règles de Twitter intégrant par ailleurs une conception large de la publicité politique qui inclut aussi les publicités sur des sujets controversés à haute teneur politique, par exemple la question de l’avortement aux États-Unis. Pour Facebook, c’est se priver d’une information essentielle sur le point de vue des candidats, qui constitue en tant que tel une information. Le nettoyage des publicités politiques serait une espèce de restriction à la libre expression des idées et des opinions. D’autres ont opté pour une approche plus nuancée comme Google qui, le 20 novembre 2019, a autorisé les publicités politiques mais en limitant les possibilités de ciblage afin d’éviter les risques du microciblage et de ses discours extrêmes. Au moins ce débat a-t-il mis en exergue un sujet essentiel pour la démocratie, à savoir les limites du dicible dans l’espace public puisque la lutte contre le microciblage est entreprise au nom des propos trop extrêmes que cette pratique pourrait encourager. Autant dire que ce débat revient à questionner la responsabilité des plateformes à l’égard de leurs utilisateurs et de leur droit au free speech consigné dans le premier amendement à la Constitution américaine.

En effet, la lecture résolument libérale de ce dernier, qui s’est imposée dès le xixe siècle, a fait des États-Unis l’un des pays où l’encadrement légal de la liberté d’expression compte parmi les moins importants, toute restriction au free speech étant perçue comme une atteinte à la liberté individuelle fondamentale. Mais ici ce n’est pas la loi qui est sollicitée pour contenir les excès du free speech, mais ceux qui organisent en ligne la circulation des messages, à savoir les réseaux sociaux numériques. C’est ce que dénonce Mark Zuckerberg quand il refuse d’endosser une responsabilité sociale sans que l’État intervienne en définissant un cadre précis pour les limites possibles à la libre expression en ligne. En confiant à des entreprises privées le soin d’en définir les contours, mais avec un risque de sanction à la clé en cas d’errements, la tentation de la censure préventive sur les réseaux sociaux numériques sera très élevée.

QUESTIONNER LA RESPONSABILITÉ DES PLATEFORMES À L’ÉGARD DE LEURS UTILISATEURS ET DE LEUR DROIT AU FREE SPEECH

C’est cette question de la censure des propos problématiques (et non des propos interdits ou des images prohibées, parce que dans ces cas-là les choses sont claires) qui a rebondi entre mars et juin 2020 dans une séquence américaine trahissant l’extrême polarisation des opinions outre-Atlantique. Le 5 mars 2020, une nouvelle politique de Twitter est entrée en application, cette fois concernant les « médias synthétiques », expression qui désigne les montages vidéo faits de copier-coller d’images, mais aussi de « coupes » afin d’en détourner le sens, ce que certains qualifient de cheap fakes, voire même de deep fakes où l’on fait tenir à une personnalité des propos qu’elle n’a jamais prononcés (voir La rem n°52, p.86). Ce ne sont pas les publicités politiques qui sont visées mais les vidéos postées par les utilisateurs du réseau social, ce qui exclut du débat la question de l’hyper-ciblage publicitaire.

Comme Facebook, Twitter a opté pour la non-suppression des vidéos mensongères et manipulées au nom du droit à la libre expression mais a décidé en revanche de les identifier en tant que telles et d’en dégrader le référencement, une espèce de fact-checking en quelque sorte avec contre-labélisation à la clé pour les vidéos incriminées. Sauf que l’une des premières vidéos déclarées comme « manipulée », dès le 7 mars 2020, fut un message de Dan Scavino, directeur des réseaux sociaux à la Maison Blanche. La vidéo montre un Joe Biden balbutiant : « Nous ne pouvons que faire réélire Donald Trump », la séquence étant évidemment un extrait d’une phrase dont la signification était tout autre. Signalée comme manipulée par Twitter, puis par Facebook quelques heures plus tard, cette vidéo a incité les réseaux sociaux à annoncer un moindre référencement des posts de Donald Trump et de ses équipes. Snapchat a par exemple décidé, en juin 2020, de ne plus promouvoir la parole du président américain sur Discover et, en juillet, 2020, Twitch a carrément suspendu le compte de Donald Trump pour « comportement haineux » (Twitch appartient à Amazon, dont le fondateur, Jeff Bezos, contrôle le Washington Post en conflit ouvert avec Donald Trump).

LES COMPTES SOCIAUX DE DONALD TRUMP, UNE PLATEFORME, LE WASHINGTON POST NE SONT PAS DES « MÉDIAS » DE MÊME NATURE

Voilà donc le président des États-Unis interdit sur certaines plateformes numériques parce que ses propos sont problématiques, et notamment sur des plateformes dont les propriétaires sont de fermes adversaires de Donald Trump. Une lecture du premier amendement autorise une telle possibilité parce qu’il associe liberté d’expression et liberté de la presse, donc aussi liberté de créer son propre média et de rendre publiques ses opinions si ces dernières sont refusées ailleurs. C’est ce que fait Twitch quand il décide de supprimer de sa plateforme les propos haineux du président. C’est ce que fait Donald Trump quand il communique sur ses comptes, celui de Twitter qui l’a rendu célèbre… mais aussi sur Twitch. Il crée son média. Et rien n’interdit au Washington Post de dénoncer la politique de Donald Trump : c’est un autre média, avec une autre ligne éditoriale. Néanmoins, cette lecture, évidente quand le premier amendement a été rédigé qui voyait dans le pluralisme des médias le reflet de la diversité des opinions, n’est plus vraiment possible. Les comptes sociaux de Donald Trump, une plateforme, le Washington Post ne sont pas des « médias » de même nature bien qu’ils proposent tous un dispositif de communication au public.

Le Washington Post est un média d’information, ceux que le premier amendement protège des interventions du Congrès (de la censure politique) quand il sanctuarise la liberté de la presse. Il a légalement un statut d’éditeur. Il est donc responsable des contenus qu’il publie et, en se présentant comme média d’information fait par des journalistes, il passe avec ses lecteurs un contrat de lecture sur un certain rapport au réel qui vise a minima une sorte de vérité journalistique (qu’on l’appelle objectivité ou, aujourd’hui, honnêteté intellectuelle et transparence).

La dimension éditoriale du référencement

Facebook, Twitch, YouTube ne sont pas des médias au sens propre : ils abritent les contenus des autres même s’ils ne se contentent pas de les héberger malgré leur statut de prestataire technique sans responsabilité éditoriale. En effet, ces plateformes passent leur temps à évaluer les contenus qu’elles hébergent pour en optimiser le référencement. Ce référencement a une dimension éditoriale pour laquelle il est difficile de ne pas imaginer une responsabilité, endossée par les plateformes quand elles publient leurs règles d’utilisation. Si ces dernières posent problème à certains, peut-on facilement contourner ces mêmes plateformes pour en proposer d’autres ? S’il est facile d’imaginer une alternative médiatique au Washington Post (il suffit de créer un site web d’information), peut-on imaginer une alternative à Facebook, à Twitter, à Snapchat ou à Twitch ? Très difficilement, parce que ces plateformes sont trop peu nombreuses et bien trop puissantes quand il s’agit d’organiser en ligne la circulation des idées. Les règles d’utilisation qu’elles se donnent ne sauraient donc être considérées comme de simples règles commerciales : elles ont une portée politique qui confère aux plateformes ce que la recherche américaine a appelé « la responsabilité sociale des médias » au tournant des années 1950 quand l’émergence des mass media audiovisuels a conduit une première fois à requestionner la portée du premier amendement.

Déjà, à cette époque, les grands networks étaient considérés comme trop peu nombreux et bien trop puissants pour ne pas imaginer qu’ils veillent à respecter sur leurs antennes une représentation la plus correcte possible de la diversité des opinions. S’ils se refusaient à assumer cette « responsabilité sociale » alors, menaçaient certains, l’intervention de l’État sera rendue légitime pour encadrer la liberté d’expression. Ce ne fut pas nécessaire parce que le risque de la censure politique a été considéré comme trop important. La définition des principes que les médias doivent respecter et valoriser risquait d’imposer une forme de conservatisme social dangereux, d’autant que la légitimité de ceux qui définissent ces principes restera éternellement questionnable (faire appel à des sages suppose d’en changer régulièrement si l’on veut éviter que le sage, de conseiller, finisse par devenir devin). La réponse à ce dilemme fut, dans de nombreux pays, la cohabitation assumée entre un service public audiovisuel et des mass media privés, à charge pour le service public audiovisuel de mettre à l’antenne ce que les entreprises privées ignorent pour des raisons commerciales et, inversement, à charge pour le marché de proposer des alternatives aux objectifs de l’État en matière audiovisuelle.

INTÉRÊTS COMMERCIAUX ET MAJORITÉ INVISIBLE FINISSENT PAR CONTRAINDRE LES CONDITIONS QUI ENCADRENT LE DROIT DE S’EXPRIMER SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX

Or, aujourd’hui, toutes les plateformes sont des entreprises privées dont les règles d’utilisation visent avant tout à maximiser leur chiffre d’affaires. Elles témoignent de ce fait d’un compromis entre leur besoin d’autoriser les pratiques les plus rentables (un tweet polémique crée de l’engagement, le microciblage des publicités crée du chiffre d’affaires) et la nécessité de nettoyer leurs plateformes des propos les plus choquants pour la majorité des utilisateurs afin que ceux-ci ne soient pas amenés à les déserter. Les règles d’utilisation des plateformes sont donc le reflet, certes édulcoré pour des raisons commerciales, de ce que souhaiterait une majorité inqualifiée et évanescente d’utilisateurs, que certains appellent l’air du temps et que d’autres qualifient plus sévèrement sous l’appellation de « politiquement correct ». Intérêts commerciaux et majorité invisible finissent ainsi par contraindre – via les règles d’utilisation des plateformes – les conditions qui encadrent le droit de s’exprimer sur les réseaux sociaux.

Quant aux comptes de Donald Trump sur les réseaux sociaux, ce sont bien des médias au sens où le premier amendement l’avait imaginé, à savoir l’équivalent en ligne d’une presse d’opinion, ultra-partisane, ici incarnée par le leader du camp républicain. Ces médias-là ne s’engagent pas sur le respect des pratiques journalistiques, ce sont d’abord des porte-voix. Plus ils se multiplient, plus la diversité des opinions en ligne est représentée. La question qui se pose est plutôt celle de leur « référencement », que l’on appelle gatekeeping dans les rédactions des médias d’information et recommandation sur les réseaux sociaux numériques. C’est ce qu’a montré la lutte contre les fake news : si les rumeurs existent depuis toujours, les fausses informations posent vraiment problème quand la viralité renforce leur visibilité en ligne au point que la répétition du message finit par provoquer la crédulité des usagers. Le partage social détruit la digue érigée par le gatekeeping, à savoir le filtrage des contenus méritant d’être portés à la connaissance du public par ce tiers de confiance que doit être le journal. À l’évidence, les enjeux sont complexes pour être facilement surmontés d’autant que la solution imaginée au milieu du xxe siècle, quand la question de la responsabilité sociale des médias a été posée, semble difficilement reproductible aujourd’hui : qu’est-ce que serait une plateforme de service public à l’heure où les effets de réseaux provoquent l’émergence de monopoles sur internet ?

Pression politique et risque économique

C’est dans ce contexte compliqué, lequel conduit des entreprises privées américaines à reconnaître officiellement qu’elles se voient contraintes de dégrader la visibilité des messages du président, voire de les supprimer, que Donald Trump a menacé de fermer les réseaux sociaux le 27 mai 2020 dans un tweet intempestif : « Les Républicains ont le sentiment que les plateformes sociales réduisent les voix conservatrices au silence. Nous les régulerons fortement, ou nous les fermerons, avant de laisser faire cela. »

LES RÈGLES D’UTILISATION DES PLATEFORMES SONT D’ABORD DES RÈGLES COMMERCIALES QUI ÉVOLUENT EN FONCTION DU RISQUE ÉCONOMIQUE QUE CHAQUE GROUPE EST PRÊT À ASSUMER

La mesure est forte probablement parce que, un jour plus tôt, le président américain a vu ses tweets dénonçant le vote par correspondance signalés par Twitter comme des fake news, avec une invitation à obtenir « les faits [et pas les opinions] sur le vote par correspondance ». Cette « censure » des opinions et l’appel aux faits, donc la priorité donnée au discours journalistique sur celui du politique, justifierait ainsi chez Donald Trump une intervention de l’État pour encadrer la circulation des messages sur les plateformes. Mais le président n’a, en fait, que peu de marges de manœuvre. Il a poussé à la requalification du statut des plateformes via une modification de l’article 230 du Communication Decency Act de 1996. De quoi porter une pression maximale sur les réseaux sociaux. Le 23 septembre 2020, un projet de loi a ainsi été déposé auprès du Congrès qui modifie le Communication Decency Act sur deux points majeurs. Les réseaux sociaux numériques doivent s’engager à lutter contre les contenus illégaux en les supprimant, y compris quand ils ne sont pas signalés par une tierce partie : l’obligation de retrait est ainsi distinguée du signalement préalable qui la conditionnait. Enfin, les plateformes ne peuvent plus s’abriter derrière leur statut d’hébergeur pour organiser comme elles l’entendent le référencement des contenus qui y circulent et donc, aussi, la relégation des fameux « propos républicains ». Elles devront publier des conditions d’utilisation claires et tout retrait d’un contenu devra être justifié à partir de ces seules conditions d’utilisation. Le texte n’a en revanche aucune chance d’être voté avant l’élection présidentielle américaine.

Cette pression sur les réseaux sociaux numériques s’exerce également par d’autres voies qui émanent de la société civile, au moins de ses minorités actives pour reprendre la terminologie de Serge Moscovici, à l’instar de la campagne « Stop Hate For Profit » lancée par la National Association of the Advancement of Colored People (NAACP), par Color Of Change, par l’Anti-Defamation League (spécialisée dans la lutte contre l’antisémitisme), FreePress (Columbus Institute for Contemporary Journalism, qui défend un journalisme progressiste et activiste), et enfin par Sleeping Giants (collectif contre le financement des discours de haine). Cette campagne vise concrètement le groupe Facebook, dont le fondateur, Mark Zuckerberg, se refuse à mettre en œuvre des règles d’utilisation trop strictes afin de préserver la liberté d’expression, considérant qu’un propos présidentiel, aussi haineux soit-il, ne peut pas ne pas être porté à la connaissance de tous parce qu’il s’agit d’un fait politique.

UNE RELANCE DE LA RÉFLEXION SUR LE RÔLE DES MÉDIAS DANS LA SOCIÉTÉ QUI AVAIT CONCLU SUR LA NÉCESSITÉ D’UNE VIGILANCE DÉMOCRATIQUE INCESSANTE

Tout commence lors du décès de George Floyd le 25 mai 2020, avec des images de violence policière qui vont susciter une indignation massive. Des propos tout aussi indignés émergeront devant les pillages en marge des manifestations, ce qui conduira Donald Trump à tweeter, le vendredi 29 mai 2020 : « Quand les pillages commencent, les tirs démarrent. » Le samedi 30 mai 2020, Twitter va bloquer tout retweet du tweet présidentiel après l’avoir signalé comme « glorifiant la violence ». En revanche, Facebook n’a pas réagi. Le lundi 1er juin 2020, des centaines de salariés de Facebook ont cessé le travail, réclamant une réaction du réseau social et communiquant sur Twitter leur désapprobation à l’égard de la politique de gestion des contenus politiques de leur employeur. Mark Zuckerberg justifie le choix de Facebook, invoquant toujours la liberté d’expression, même si personnellement il s’est prononcé contre les propos tenus par le président américain.

Si la fronde a été temporairement éteinte, elle a ressurgi fin juin 2020 après le lancement de la campagne #StopHateForProfit qui a appelé les annonceurs à boycotter Facebook durant tout le mois de juillet pour sa mobilisation insuffisante contre les contenus racistes. Très vite, certains annonceurs ont donné suite, mais ils sont nombreux à avoir décidé de boycotter tous les réseaux sociaux, rappelant ainsi leur exigence d’une meilleure brand safety plus que leur désapprobation à l’égard de la politique de modération de Facebook en particulier. Par exemple, Unilever a boycotté Facebook, mais aussi Twitter jusqu’à la fin 2020. Coca-Cola a supprimé toutes ses dépenses publicitaires sur tous les réseaux sociaux en juillet 2020. En réponse, Facebook a décidé de supprimer les publicités politiques qui présentent les minorités comme dangereuses et il appose, à l’instar de Tweeter, un avertissement sur les messages politiques qui ne respectent pas les règles de Facebook, tout en précisant que la non-suppression est liée au fait que le message est considéré comme « ayant une valeur informative ». Cette réaction confirme que les règles d’utilisation des plateformes sont d’abord des règles commerciales qui évoluent en fonction du risque économique que chaque groupe est prêt à assumer. Pour Facebook, ce risque est faible car ses annonceurs sont d’abord des PME que l’hyper-ciblage attire, les 100 plus gros annonceurs du réseau social en 2019 ne représentant que 6 % de ses recettes publicitaires. Il s’agit donc pour les associations mobilisées, pour les annonceurs, mais avec des objectifs différents, d’une efficace campagne de communication, sans que le problème soit véritablement réglé. Au moins les annonceurs auront-ils obtenu en partie gain de cause, non pas contre « la haine » en ligne, mais au profit de leur brand safety : Facebook, Twitter et YouTube ont signé en septembre 2020 un accord avec la Fédération mondiale des annonceurs (WFA) qui définit, à partir de critères précis, les contenus problématiques. Il ne s’agit pas de les supprimer, mais d’éviter que les publicités, donc les marques, y soient accolées …

Finalement une société a toujours les médias qu’elle mérite, une expression que nous reprenons à Edgard Morin : les règles d’utilisation des plateformes ne satisferont jamais tout le monde quand la société se caractérise de plus en plus par sa polarisation. Si ces règles devaient devenir absolument consensuelles, c’est que certains auront été réduits au silence, soit par le politiquement correct, soit par le pouvoir politique ou par le pouvoir des marchés. C’est ainsi que la question de la responsabilité sociale des médias s’était réglée dans les années 1950 : par une relance de la réflexion sur le rôle des médias dans la société qui avait conclu sur la nécessité d’une vigilance démocratique incessante sur les agissements de ceux qui les possèdent, de ceux qui les financent, de ceux qui les font et de ceux qui y sont invités, la dénonciation des excès des uns ne devant pas masquer le risque du conformisme chez les autres. Quant à savoir quelle société promouvoir, c’est dans les urnes, pas dans les places publiques virtuelles, que la chose se décide in fine même si un débat public contradictoire doit précéder le vote.

Sources :

  • « Une publicité de Trump embarrasse TV et réseaux sociaux », Sébastien Dumoulin,
    Les Echos, 14 octobre 2019.
  • « Facebook face aux pubs politiques », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 15 octobre 2019.
  • « Publicité politique : la position de Facebook critiquée en interne », Basile Dekonink, Les Echos, 15 octobre 2019.
  • « Pubs politiques : Twitter défie Facebook », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 1er novembre 2019.
  • « Aux États-Unis, tirs croisés autour de la publicité politique sur les plates-formes », Véronique Le Billon, Les Echos, 5 novembre 2019.
  • « Publicités politiques : Google opte pour une voie médiane », Véronique Le Billon, Les Echos, 22 novembre 2019.
  • « Twitter s’attaque aux vidéos manipulées », Chloé Woitier, Le Figaro, 10 mars 2020.
  • « Donald Trump menace de « fermer » » les réseaux sociaux », Nicolas Rauline, Les Echos, 28 mai 2020.
  • « Trump menace de fermer les réseaux sociaux », Guillaume Guichard, Le Figaro, 28 mai 2020.
  • « Les réseaux sociaux dans le viseur de Trump », Chloé Woitier, Le Figaro, 29 mai 2020.
  • « Facebook contesté en interne sur le traitement de Trump », Anaïs Moutot, Les Echos, 3 juin 2020.
  • « La colère gronde chez Facebook », Chloé Woitier, Le Figaro, 3 juin 2020.
  • « Réseaux sociaux : l’administration Trump durcit l’offensive législative », Anaïs Moutot, Les Echos, 22 juin 2020.
  • « Haine en ligne : des annonceurs boycottent Facebook », Alexandre Rousset, Les Echos, 25 juin 2020.
  • « Des marques vont boycotter Facebook et Instagram », Alexandre Debouté, Le Figaro, 25 juin 2020.
  • « Haine en ligne : Facebook cède du terrain sous la pression des annonceurs », Nicolas Madelaine, Les Echos, 29 juin 2020.
  • « Le boycott de Facebook par les annonceurs s’étend et touche d’autres réseaux sociaux », Chloé Woitier, Le Figaro, 30 juin 2020.
  • « Non, Facebook ne profite pas de la haine », Nick Clegg, directeur de la communication et des affaires publiques de Facebook, Les Echos, 2 juillet 2020.
  • « Boycott publicitaire : Facebook n’arrive pas à apaiser la contestation », Nicolas Richaud, Les Echos, 9 juillet 2020.
  • « Le statut des réseaux sociaux sur la sellette », Chloé Woitier, Le Figaro, 24 septembre 2020.
  • « Publicité : paix des braves entre Facebook , YouTube et les annonceurs », Nicolas Richaud , Les Echos , 24 septembre 2020.

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