Nouveau revers en Allemagne pour Facebook

La Cour fédérale de justice a confirmé, le 23 juin 20201, la décision de l’Autorité de la concurrence qui avait enjoint au réseau social de cesser la collecte croisée des données de ses utilisateurs (voir La rem, n°52, p.18).

Outre les manquements au RGPD, la collecte croisée des données contribue à renforcer la position dominante de Facebook dans le secteur. L’interdiction est ainsi prononcée à titre temporaire, dans l’attente d’une décision au fond. Cette affaire marque une nouvelle étape dans l’examen des pratiques anti-concurrentielles des Gafa. Celles-ci sont également sous le feu des projecteurs aux États-Unis, où la Chambre des représentants a procédé à une importante audition des dirigeants des quatre entreprises fin juillet 2020.

Les concentrations de données personnelles imputables à Facebook

La pratique des collectes croisées a déjà attiré l’attention, depuis des années, de plusieurs autorités de protection des données personnelles.

Elle consiste à mutualiser les données d’une même personne auprès des différents services dont elle est utilisatrice, afin d’en affiner le profil à des fins publicitaires. Ces services peuvent appartenir au même groupe d’entreprises, la stratégie consistant alors à profiter d’une concentration de fichiers de données, au-delà de la concentration d’entreprises. Mais cette pratique peut aussi concerner des services tiers les uns par rapport aux autres, par l’intermédiaire de traceurs captant les données de connexion. Facebook s’est fait une spécialité de ces procédés en assemblant les données de ses utilisateurs qui proviennent tant du réseau social que de ses autres applications telles que WhatsApp ou Instagram. On sait également que ce partage de données a pu concerner des données de personnes qui n’utilisent qu’un seul de ces services. La constitution de profils « fantômes » apparaissant dans le réseau social, notamment au titre des suggestions d’amis, a ainsi pu être réalisée en fonction des données partagées par les autres utilisateurs. Au-delà de ses propres services et applications, Facebook était également en mesure d’accéder aux données de connexion de ses utilisateurs sur d’autres sites web. Les fonctionnalités associées aux boutons « like » et « share », que l’on rencontre sur d’autres pages, lui permettaient ainsi de capter ces données, les utilisateurs n’ayant que l’illusion de naviguer sur des sites tiers. Ces pratiques ont pu donner lieu à des sanctions dans différents pays, en ce qu’elles ne respectaient pas les prescriptions des lois de protection des données personnelles, et du RGPD pour ce qui concerne l’Union européenne (voir La rem, n°42-43, p.18, et n°44, p.17). L’insuffisance de l’information préalable délivrée aux utilisateurs, l’absence de consentement à ce partage des données ou encore l’enfermement des facultés d’opposition ont ainsi pu être considérés comme autant de manquements aux obligations qui incombent à un responsable de traitement de données.

La décision de l’Autorité allemande, qui vient d’être confirmée, nous rappelle que le croisement de données a également des incidences sur le terrain du droit de la concurrence.

Les effets anti-concurrentiels des concentrations de données personnelles

La Cour fédérale de justice a repris les principaux griefs soulevés par l’Autorité de la concurrence dans sa décision du 6 février 20192, qui avait fait l’objet d’une suspension par la Cour provinciale de Düsseldorf3.

Les juges ont principalement critiqué le fait que les usagers de Facebook ne disposaient d’aucun niveau de personnalisation dans l’utilisation du réseau social et, par voie de conséquence, d’aucune possibilité de configuration des partages dont leurs données font l’objet. Les collectes des données de navigation sont particulièrement critiquables à ce niveau, puisqu’il y est procédé sans que les internautes en soient informés et y consentent. Des modules complémentaires permettant de bloquer ces collectes, tel « Facebook Container », ont certes été développés ces dernières années pour offrir aux internautes un bouclier contre le réseau social. Pour autant, leur efficacité n’est pas établie à 100 %. Surtout, il appartiendrait à Facebook lui-même de proposer une offre alternative basée sur des collectes et des croisements plus restreints. Ce manque de choix, couplé à une absence de transparence dans les procédures de traitement, constitue le principal reproche adressé par la Cour à Facebook.

Il en ressort un abus de position dominante, dès lors que l’entreprise a constitué, par mutualisation et accumulation, une immense base de données des internautes. Celle-ci lui donne un avantage certain sur le marché de la publicité en ligne, qui dépend justement de la précision des données récoltées sur ses utilisateurs. Il en résulte un effet de verrouillage propre à exclure les entreprises concurrentes qui ne disposent pas des mêmes facilités. Celles qui entrent sur le marché ne sont pas en mesure de proposer la même diversité de services à leurs utilisateurs. Les fichiers de données ne peuvent par ailleurs être utilisés avec la même qualité, ne serait-ce qu’au regard du respect des prescriptions posées par le RGPD. Pour autant, la Cour rappelle que l’enquête menée par l’Autorité de la concurrence doit principalement porter sur les effets anti-concurrentiels de ces pratiques, la conformité au règlement n’étant pas de sa compétence.

Dans l’attente, la Cour confirme donc les mesures provisoires imposées à Facebook.

Perspectives aux États-Unis

La décision de la Cour fédérale de justice a trouvé un certain écho aux États-Unis, où les dirigeants des Gafa ont été auditionnés le 29 juillet 2020 par une commission d’enquête de la Chambre des représentants4.

L’audition, qui a duré plus de cinq heures, portait justement sur les soupçons d’abus de position dominante imputables aux géants du numérique, certains députés estimant même que la puissance de ces entreprises menace la vie politique américaine. L’ombre du scandale Cambridge Analytica (voir La rem n°48, p.90) plane toujours sur Facebook. L’approche de l’élection présidentielle américaine réveille également les craintes liées à la manipulation de l’information dans les réseaux sociaux. Le modèle économique de la marketplace d’Amazon a également pu être mis en cause, notamment parce qu’il plaçait les vendeurs partenaires dans une relation paradoxale de collaboration et de compétition vis-à-vis de la firme de Jeff Bezos. On se souvient que les conditions imposées par Amazon à ces entreprises lui ont valu en France une amende de 4 millions d’euros infligée par le tribunal de commerce de Paris, le 2 septembre 2019 (voir La rem, n°52, p.22).

Des reproches similaires ont aussi été adressés à Google, notamment pour ce qui concerne les effets de réseaux de ses différents services et applications, lesquels conduisent à se rediriger mutuellement les utilisateurs. L’utilisation des algorithmes de Google dans le cadre de certains programmes de surveillance de l’armée américaine a aussi pu être soulevée par les représentants. On signalera au passage qu’une action collective a été engagée début juin 2020 devant la cour du district nord de Californie contre la firme de Mountain View. Google est en effet accusé de procéder à des collectes de données des internautes y compris lorsque ceux-ci utilisent un mode de navigation privée5. Si ces pratiques sont avérées, cette affaire ne pourra que fournir du crédit aux accusations dont a fait l’objet l’entreprise lors de l’audition précitée.

De façon générale, les représentants ayant participé à l’audition estiment que les Gafa ont certes su créer des services innovants et contribuer au développement de l’économie numérique, mais cela ne leur permet pas d’instaurer des barrières à l’entrée sur le marché pour de plus petites entreprises. De même, ils ne sauraient tirer profit de leur poids prépondérant pour influencer l’opinion et menacer la vie démocratique. Comme l’a justement rappelé le représentant David Cicilline : « Our founders would not bow before a king, nor should we bow before the emperors of the online economy. » Les enquêtes devraient donc se poursuivre, comme elles l’ont été en Europe, et donner lieu à de nouvelles auditions.

Sources :

  1. Décision KVR 69/19 du 23 juin 2020.
  2. Bundeskartellamt, Beschluss in dem Verwaltgungsverfahren, Facebook Inc., Facebook Ireland ltd., Facebook Deutschland GmbH, 06 Februar 2019, n° B6-22/16.
  3. Oberlandesgericht Düsseldorf Beschluss, VI-Kart 1/19, Facebook Inc., Facebook Ireland ltd., Facebook Deutschland GmbH gegen Bundeskartellamt, 26 August 2019.
  4. « Online Platforms and Market Power, Part 6 : Examining the Dominance of Amazon, Apple, Facebook, and Google », Subcommittee on Antitrust, Commercial, and Administrative Law, disponible sur le site de la Commission judiciaire de la Chambre des représentants.
  5. United States District Court – Northern District of California, C. Brown, M. Nguyen and W. Byatt v. Google LLC and Alphabet Inc., Case n° 20-3664, June 2, 2020.
Professeur de droit privé à Aix-Marseille Université et directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

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