Le Parlement européen propose une stratégie pour le jeu vidéo

L’Union européenne se saisirait-elle du jeu vidéo ? C’est ce que laisse penser la résolution adoptée par le Parlement européen le 10 novembre 20221, sur la base du rapport de Laurence Farreng2.

Le rapport de la députée européenne reconnaît l’importance du secteur vidéoludique dans l’économie numérique et suggère quelques pistes de réflexion pour lui garantir un meilleur encadrement. Ainsi le marché européen du jeu vidéo est-il évalué à 23,3 milliards d’euros en 2021, avec près de 4 900 studios et 200 éditeurs, employant environ 98 000 personnes. Le secteur est en outre celui qui a le mieux résisté à la crise sanitaire du Covid-19, les bénéfices ayant même été en nette augmentation pendant cette période. La consommation principalement domestique de ces créations explique naturellement ce succès. Pour autant, le rapport rappelle comment le jeu vidéo est sorti des murs du domicile où il est longtemps resté confiné, notamment avec le développement de nouvelles professions dont l’activité s’adresse au public. Les streameurs et joueurs de sport électronique comptent parmi les métiers les plus en vue, spécialement au sein des jeunes générations. Surtout, il apparaît que le secteur repose essentiellement sur des petites et moyennes entreprises qui sont largement concurrencées par des géants non européens. Aussi est-il nécessaire de renforcer le soutien à la recherche dans ce domaine fertile en termes d’innovation, afin de maintenir un bon niveau de compétitivité.

Pour toutes ces raisons, le Parlement appelle la Commission à développer une stratégie européenne en matière de jeux vidéo et de sport électronique (§ 1). Si celle-ci devait reposer sur un soutien fort des pouvoirs publics au secteur (§§ 2-8), elle pourrait être l’occasion d’en harmoniser le cadre juridique à l’échelle européenne. En effet, cette nouvelle résolution révèle le caractère protéiforme de cet objet juridique, qu’il s’agisse du jeu vidéo3 ou du sport électronique4. Ainsi intéresse-t-il le droit du travail, le droit du sport et le droit de la santé publique, pour des questions variées concernant aussi bien les concepteurs que les joueurs. L’addiction aux jeux vidéo et au sport électronique ainsi que les enjeux relatifs à la protection de mineurs constituent des préoccupations historiques en la matière, sur lesquelles le Parlement appelle à maintenir la vigilance et les campagnes de sensibilisation (§ 22 et 33). L’encadrement des conditions de travail est un autre point mis en avant par la résolution, entre autres pour faire face aux pratiques dites de « crunch », qui exposent les concepteurs de jeux à des risques très importants pour leur santé physique ou mentale et contribuent à leur précarisation (§ 24). Le respect de l’égalité hommes-femmes devrait être plus strictement observé au sein des entreprises (§ 25), le secteur étant caractérisé par un net déséquilibre (20 % des salariés sont des femmes à l’heure actuelle). Enfin, la régulation de certains usages, notamment en termes de monétisation (§ 26), devrait être renforcée et harmonisée. Le statut des joueurs de sport électronique et le développement de conditions harmonisées d’organisation des compétitions figurent aussi au rang des sujets majeurs soulevés par le Parlement (§§ 28-32).

Enfin, en tant que forme de création artistique, le jeu vidéo intéresse la propriété littéraire et artistique ainsi que le droit du public à la culture. C’est sur ces deux terrains que la résolution présente les pistes de réflexion les plus remarquables. Une protection plus adéquate des jeux vidéo par les droits de propriété intellectuelle y est envisagée pour mettre un terme aux incertitudes constatées dans la pratique. De même, la valorisation de la dimension culturelle des jeux vidéo tend à faire de ceux-ci un élément important du patrimoine européen.

Des « droits de propriété intellectuelle nouveaux et originaux » pour le jeu vidéo

Le processus d’harmonisation européenne du droit d’auteur et des droits voisins est profondément ancré dans l’économie numérique. Il n’est donc pas étonnant que l’Union s’empare du jeu vidéo, qui reste l’archétype de la création multimédia, elle-même intégrée au numérique.

Le Livre vert de la Commission européenne relatif au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, publié en 19955, avait déjà attiré l’attention sur la nécessité d’adapter les droits de propriété littéraire et artistique à ce nouveau type de créations. Les « produits multimédia » y étaient définis comme des « combinaisons de données et d’œuvres de natures différentes, tels que l’image (fixe ou animée), le texte, la musique, le logiciel » (§ 43), le secteur du divertissement et des loisirs étant certainement l’un des plus propices à leur développement (§ 46). Si l’objectif alors poursuivi était de faciliter l’acquisition des droits sur les œuvres préexistantes, la question du régime juridique propre aux jeux vidéo avait été passée sous silence. La Cour de justice de l’Union européenne a, depuis, tenté d’en définir la portée, notamment avec son célèbre arrêt Nintendo de 20146. La recherche d’un statut adéquat a également agité la jurisprudence française avant de se stabiliser en 2009, avec l’arrêt Cryo7. Celui-ci mettait apparemment un terme à la querelle doctrinale ayant opposé les partisans d’une qualification personnaliste, qui voyaient dans le jeu vidéo une variété de l’œuvre audiovisuelle8 aux promoteurs d’un droit d’auteur économique, favorables à l’assimilation du jeu vidéo au logiciel9.

La résolution adoptée par le Parlement risque de réveiller cette vieille dispute au niveau européen. Après avoir rappelé le caractère complexe des jeux vidéo, protégés à la fois par la directive de 2001 et par celle de 200910, le texte revient sur deux des objectifs propres à l’harmonisation des droits de propriété intellectuelle, à savoir la garantie d’une protection appropriée et d’une rémunération équitable aux créateurs. Surtout, le Parlement préconise la création de « droits de propriété intellectuelle nouveaux et originaux » (§ 9). Si la nature et la portée de ceux-ci ne sont évidemment pas définies, la proposition alerte quant à son intention. L’assimilation du jeu vidéo à une autre catégorie d’œuvres ayant été écartée, une qualification par le processus de création s’est imposée dans la pratique. Schématiquement, un jeu vidéo est susceptible d’être considéré comme une œuvre de collaboration ou comme une œuvre collective, les deux qualifications pouvant s’appliquer aux éléments distincts d’un même jeu. Le nombre toujours plus important de contributeurs et la diversité des processus de création rendent aléatoire toute recherche de qualification unitaire, ce qui complique le processus d’acquisition des droits propres à l’exploitation des jeux vidéo. Sur ce point, la résolution ne manque pas de relever la diversité des métiers qui interviennent au stade de la création et la nécessité d’en rationaliser la nomenclature (exposé des motifs, § H).

Aussi, l’adoption d’un nouveau droit de propriété intellectuelle serait perçue comme le moyen idéal de surmonter cette difficulté, tout comme la création de mécanismes de cession automatique ou de présomption de titularité des droits patrimoniaux a pu être envisagée au niveau national11. Cela aurait l’avantage d’unifier le régime juridique du jeu vidéo, du moins aux stades de la création et de l’édition, en concentrant les droits sur un nombre limité de personnes. Pour autant, la création d’un régime ad hoc pour les jeux vidéo renforcerait encore davantage le morcellement du paysage des droits de propriété littéraire et artistique, qui est déjà bien diversifié. Cela semble d’autant plus probable au regard du processus d’harmonisation européenne du droit d’auteur et des droits voisins, qui a déjà servi de prétexte à la création de monopoles d’exploitation spécifiques à certains objets. Le droit d’auteur appliqué aux programmes d’ordinateur12, le droit du producteur de bases de données13 ou le récent droit voisin des éditeurs de presse14 en sont de parfaits exemples. Ces droits sont, de plus, mus par une logique économique et utilitariste plus favorable aux investisseurs qu’aux créateurs. L’adoption d’un droit sui generis propre au jeu vidéo pourrait fort bien emprunter le même chemin sous couvert de pragmatisme, mais au prix des droits des coauteurs. C’est en tout cas ce que laisse présumer la résolution du Parlement européen, qui considère que « la question de la possession de la propriété intellectuelle et sa gestion influent sur la complexité de la structure juridique de l’écosystème et crée de nouveaux obstacles juridiques pour les streamers, les développeurs, les éditeurs et les détenteurs de contenus de tiers » (§ H).

Enfin, on peut rester sceptique face à cette proposition alors que la création vidéoludique et plus généralement la création multimédia connaissent sans cesse de nouvelles évolutions. Le cadre juridique ainsi adopté pour les jeux vidéo sera-t-il adapté à l’environnement des métavers ?

La valorisation de la dimension culturelle des jeux vidéo

Au-delà des questions économiques, on saluera le fait que la résolution mette en avant la dimension éminemment culturelle et sociale des jeux vidéo.

L’intérêt pour cette dimension n’est pas nouveau au sein de l’Union européenne. Le volet MEDIA (Mesures pour encourager le développement de l’industrie audiovisuelle) du programme Europe Creative contribue depuis 1991 au financement des industries cinématographiques, audiovisuelles et multimédia européennes15. L’annexe du règlement du 20 mai 2021, qui est consacré à ce programme et sur lequel le Parlement prend appui dans sa résolution, vise « le développement d’œuvres audiovisuelles par des sociétés de production indépendantes européennes, couvrant divers formats (tels que des longs-métrages, des courts-métrages, des séries, des documentaires et des jeux vidéo narratifs) et genres, et ciblant divers publics, y compris les enfants et les jeunes »16. C’est sur cette base que la Commission européenne a renouvelé chaque année un appel à projets pour le développement de jeux vidéo européens. Le Parlement entend renforcer ces mécanismes en soulignant l’importance du jeu vidéo pour le patrimoine européen. Celle-ci peut se mesurer à deux niveaux, intéressant respectivement les joueurs et les contenus.

Tout d’abord, le caractère intergénérationnel et inclusif des plateformes de jeux et du sport électronique permet à un très grand nombre de joueurs « de tous âges, de tous genres et de tous horizons, y compris les personnes âgées et les personnes handicapées » d’entrer en contact de manière ludique et décomplexée, ce pourquoi les efforts du secteur en termes d’accessibilité sont encouragés (§§ 14-15 et § 36). Par ailleurs, les jeux vidéo sont considérés comme des créations essentielles du patrimoine culturel européen, en ce qu’ils peuvent être le véhicule de « l’histoire, l’identité, le patrimoine, les valeurs et la diversité européens au moyen d’expériences immersives » (§ 16). La propension naturelle des jeux vidéo à s’inspirer du « réel » explique cet engouement. Nombre de jeux prennent ainsi pour cadre des pério­des historiques précises17, notamment des conflits ou des périodes de crise18, ou bien ils peuvent mettre en scène des monuments19 ou des personnalités20, ce qui amène à revoir ses connaissances tout en se distrayant. Le constat de cette valeur culturelle a été relevé par la Cour suprême des États-Unis, dans son arrêt Brown v. Entertainment Merchants Association du 27 juin 201121. Sur le fondement du 1er amendement, la Cour a estimé que les jeux vidéo peuvent parfaitement être le vecteur d’idées et d’informations d’intérêt général. Dès lors, aucune distinction ne saurait être faite en fonction du support de diffusion, des sujets ou de la finalité poursuivie par l’utilisateur, les loisirs pouvant comporter des thématiques politiques, historiques ou sociales.

C’est pourquoi le Parlement appelle à la création d’une académie européenne et d’un archivage pérenne des jeux vidéo les plus significatifs, propre à préserver leur capacité à être joués à l’avenir (§§ 17-18). La résolution entend ainsi parer le problème de l’obsolescence qui affecte le secteur, et rationaliser les initiatives en termes de conservation du patrimoine vidéoludique. Celles-ci sont déjà nombreuses, notamment de la part des joueurs férus d’abandonware et de retrogaming22 mais aussi d’institutions publiques chargées du dépôt légal, telle que la Bibliothèque nationale de France23.

Dans la continuité, on constate que le jeu vidéo tend de plus en plus à sortir de son usage initial, pour apporter une touche ludique à des pratiques traditionnellement jugées plus sérieuses (voir La rem n°21, p.36 et n°25, p.49) Le recours à des jeux vidéo dans un cadre pédagogique est perçu comme un moyen de renouveler l’enseignement et l’entraînement des apprenants. Implicitement, la résolution encourage au développement des serious games. On entend par là les jeux qui sont conçus dans un but non récréatif et qui utilisent des ressorts ludiques pour délivrer des connaissances ou enrichir des compétences24. Au-delà des jeux d’apprentissage classiques, certains jeux de simu­lation peuvent parfaitement se prêter à une fonction pédagogique dans des formations très variées. C’est pourquoi le Parlement souligne le grand intérêt qu’ils représentent dans les secteurs éducatif et pédagogique, que ce soit pour la formation aux métiers du jeux vidéo (§ 21) ou pour l’utilisation de ces derniers dans d’autres domaines (§§ 19-20), y compris le sport traditionnel (§ 34 et 37), et invite au perfectionnement des enseignants et des équipements en ce sens. La découverte de talents créatifs est d’autant plus essentielle dans le contexte de la transition numérique (§ 23), bien au-delà des seuls secteurs des jeux vidéo et du sport électronique. Espérons que ces intentions louables soient concrétisées dans les années à venir, et que le dixième art soit hissé à sa juste valeur en Europe.

Sources :

  1. Résolution du Parlement européen du 10 novembre 2022 sur le sport électronique et les jeux vidéo (2022/2027 (INI)).
  2. Rapport sur le sport électronique et les jeux vidéo (2022/2027 (INI)), 13 octobre 2022.
  3. Le Jeu vidéo, un objet juridique identifié, Geoffray Brunaux, Mare & Martin, 2019, 268 p.
  4. Les Enjeux juridiques de l’e-sport, Gaylor Rabu et Morgane Reverchon-Billot (dir.), Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2017, 622 p.
  5. « Livre vert – Le droit d’auteur et les droits voisins dans la Société de l’Information », Com (95) 382 final, rapport de la Commission des communautés européennes, 19 juillet 1995.
  6. CJUE, 4e ch., 23 janvier 2014, Nintendo Co. Ltd e.a. c./ PC Box Srl et 9Net Srl, affaire C-355/12 ; RTD-Com., janvier 2014, p. 108-112, note F. Pollaud-Dulian ; CCE, mars 2014, p. 31-32, obs. C. Caron ; PI, n° 51, avril 2014, p.176-178, obs. J.-M. Bruguière.
  7. C. cass., 1re ch. civ., 25 juin 2009, n° 07-20.387 ; CCE, septembre 2009, p. 31-33, obs. C. Caron ; RTD-Com., octobre 2009, p. 710-712, obs. F. Pollaud-Dulian ; RTD-Com., avril 2010, p. 319-348, note P. Gaudrat.
  8. « La création multimédia comme œuvre audiovisuelle », Antoine Latreille, La Semaine juridique, édition générale, n° 31, I.156, 1998 ; « Qualification et régime de l’œuvre multimédia », Pierre Sirinelli, Lamy Droit des médias et de la communication, ét. n° 506, § 47, février 2000.
  9. Droits d’auteur et droits voisins, Xavier Linant de Bellefonds, Dalloz, 2e éd., 2004, p. 97-98 ; du même auteur : « Jeux vidéo : le logiciel gagne des points », CCE, septembre 2003, p. 9-13.
  10. Cette partition ayant été évoquée par la Cour de justice dans son arrêt de Grande Chambre du 19 décembre 2019, Nederlands Uitgeversverbond, Groep Algemene Uitgevers c./ Tom Kabinet Internet BV et a., n° C-263/18, RTD-Com., janvier 2020, p. 62-73, note F. Pollaud-Dulian ; PI, n° 74, janvier 2020, p. 46-51, obs. A. Lucas.
  11. Le régime juridique des œuvres multimédia : droits des auteurs et sécurité juridique des investisseurs, Valérie-Laure Benabou, Jean Martin et Olivier Henrard, Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique – Commission sur les aspects juridiques des œuvres multimédias, 26 mai 2005, 56 p.
  12. Directive n° 2009/24 du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur.
  13. Directive n° 96/9 du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données.
  14. Art. 15 de la directive n° 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE.
  15. « Europe créative : 30 ans de soutien aux films et contenus médiatiques culturels et créatifs européens », Commission européenne, 15 janvier 2021.
  16. Règlement européen n° 2021/818 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2021 établissant le programme « Europe créative » (2021 à 2027) et abrogeant le règlement (UE) n° 1295/2013.
  17. « Jeux vidéo et Histoire », Thomas Rabino, Le Débat, n° 177, 2013/5, p. 110-116 ; « L’Antiquité vidéoludique, une résurrection virtuelle ? », André Laury-Nuria et Sophie Lécole-Solnychkine, Nouvelle Revue d’esthétique, n° 11, 2013/I, p. 87-98.
  18. Au cœur de la Révolution – Les leçons d’histoire d’un jeu vidéo, Jean-Clément Martin et Laurent Turcot, Vendémiaire, 2015, 192 p.
  19. « Quand le numérique s’invite au château : les serious games comme outil de médiation du patrimoine », Catherine Bouko, Études de communication, n° 45, 2015/2, p. 97-112.
  20. Voir notre contribution « La représentation d’une personnalité historique dans un jeu vidéo – L’affaire Manuel Noriega c./ Activision/Blizzard », in Les Contentieux du jeu vidéo – Originalité et variété, Geoffray Brunaux (dir.), Mare & Martin, 2022, p. 35-49.
  21. Supreme Court of the United States, 564 U.S. 786, Brown v. Entertainment Merchants Assn., June 27th, 2011.
  22. « Jeux vidéo et patrimoine : une conservation amateur ? », Benjamin Barbier, Hybrid, n° 1, 2014, § 21.
  23. « La BNF, gardienne de la mémoire du jeu vidéo », cnc.fr, 10 mars 2021.
  24. Apprendre avec les serious games ?, Julian Alvarez, Damien Djaouti et Olivier Rampnoux, Canopé Éditions, 2016, 127 p.

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