« LuxLeaks » : un lanceur d’alerte ne peut pas l’être à moitié

Dans un arrêt rendu le 11 janvier 2018, la Cour de cassation du Luxembourg a reconnu pleinement le statut de lanceur d’alerte à Antoine Deltour, ancien employé du cabinet d’audit PwC qui, en transmettant des documents confidentiels à un journaliste, avait permis de révéler les pratiques légales mais moralement condamnables d’optimisation fiscale de nombreuses multinationales.

Le nouvel épisode de la saga judiciaire « LuxLeaks »

C’est un véritable marathon judiciaire dans lequel est engagé Antoine Deltour depuis 2015, au Luxembourg. Pour la Cour de cassation de ce pays, il doit bénéficier d’une pleine protection juridique en tant que lanceur d’alerte. Autrement dit, cette qualité de lanceur d’alerte doit faire obstacle à toute condamnation en raison des infractions commises dans l’intérêt général. C’est pourquoi la Haute Juridiction casse l’arrêt d’appel du 15 mars 2017 qui lui avait infligé six mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende pour « vol, violation du secret professionnel et du secret des affaires, accès ou maintien dans un système frauduleux informatique, blanchiment et divulgation de secrets d’affaires » (voir La rem n°42-43, p.8) – une peine qui avait été plus sévère encore en première instance (voir La rem n°40, p.7).

Antoine Deltour est poursuivi par la justice luxembourgeoise en raison de la copie de milliers de documents protégés par le secret professionnel et le secret des affaires lorsqu’il était l’employé du cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers. Cette fuite a donné lieu au scandale dit des « LuxLeaks », c’est-à-dire la révélation des accords fiscaux passés entre l’administration luxembourgeoise et près de 300 entreprises internationales à des fins d’optimisation fiscale. Cette affaire a aussi suscité la création d’une commission ad hoc au sein du Parlement européen et, par la suite, la signature d’un accord international concernant l’échange automatique d’informations relatives aux accords fiscaux passés entre les États et les multinationales. Antoine Deltour avait obtenu en 2015 le Prix du citoyen européen, remis par le Parlement de Strasbourg, en raison de son activité de lanceur d’alerte ; tandis que plusieurs ONG dénonçaient les peines « scandaleuses et inquiétantes » prononcées à son endroit par la cour d’appel dans son arrêt de 2017.

La Cour de cassation luxembourgeoise casse donc cet arrêt d’appel condamnant Antoine Deltour. Selon elle, l’ancien auditeur de PwC a agi en lanceur d’alerte à la fois lorsqu’il a saisi les documents chez son employeur et lorsqu’il les a remis à un journaliste. Or la cour d’appel avait pour sa part considéré qu’Antoine Deltour n’avait pas l’intention de lancer une alerte à la veille de son départ de l’entreprise, au moment de dérober les documents, si bien que les infractions étaient, à son sens, constituées et que la qualité de lanceur d’alerte ne pouvait y faire obstacle. La cour d’appel avait reconnu le statut de lanceur d’alerte à Antoine Deltour concernant la remise des documents à la presse, mais non pour leur copie. Selon elle, il ne savait pas encore ce qu’il ferait des données au moment où il les a récoltées. À cet instant, faisait valoir la cour d’appel, il n’avait pas encore l’intention de « lancer une alerte », ses motivations étant floues.

La Cour de cassation interprète les faits différemment, considérant que « la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte ne peut être basée que sur une appréciation des faits dans leur ensemble » et doit « s’appliquer en principe à toutes les infractions du chef desquelles une personne est poursuivie ». Ainsi, il n’est pas possible d’être lanceur d’alerte à moitié, au moment de la divulgation des documents, mais non au moment de leur subtilisation, comme l’avait jugé la cour d’appel. En clair, lorsqu’on est lanceur d’alerte, on l’est pleinement, du début à la fin de son action.

Une étape importante en vue d’une meilleure protection juridique des lanceurs d’alerte.

Cette décision est un pas important vers la création d’un statut juridique protecteur des lanceurs d’alerte. C’est en effet la première fois qu’une cour suprême européenne estime qu’un individu peut enfreindre la loi à des fins d’intérêt général sans risquer d’être condamné. Si cette position est déjà défendue par la Cour européenne des droits de l’homme, elle est beaucoup plus difficile à faire accepter par les autorités nationales. En admettant qu’Antoine Deltour pouvait légitimement copier les preuves en cause et les transmettre à la presse, donc en permettant à la morale, forme de droit mou, de prévaloir sur la loi, donc sur le droit dur, la cour a sans doute fait preuve de courage et même d’audace.

Par ailleurs, elle rejette le pourvoi formé par Antoine Deltour au sujet des documents dérobés touchant à la formation interne de son entreprise car ceux-ci « n’ont fait l’objet d’aucune divulgation ». Pour bénéficier d’une protection en tant que lanceur d’alerte, il ne suffit donc pas d’avoir l’intention de lancer une alerte et, à cette fin, de subtiliser des documents compromettants ; encore faut-il passer à l’action et rendre publics ces documents.

Quant au co-accusé d’Antoine Deltour, Raphaël Halet, son pourvoi est entièrement rejeté par la Cour de cassation, laquelle lui refuse le statut de lanceur d’alerte. Pour les juges, les documents qu’il avait divulgués ne fournissaient « aucune information jusqu’alors inconnue pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale ». Par conséquent, pour bénéficier du statut de lanceur d’alerte, il importe en outre de lancer une véritable alerte, en procédant à de véritables révélations. Raphaël Halet a d’ores et déjà annoncé son souhait de saisir la Cour européenne des droits de l’homme.

Pour ce qui est d’Antoine Deltour, l’arrêt de la Cour de cassation ne met pas un terme à ses pérégrinations juridictionnelles luxembourgeoises. Un nouveau procès aura lieu prochainement devant une cour d’appel autrement composée. On revient donc à l’étape précédente du processus judiciaire. « Les juges, précise la Cour de cassation, apprécieront dans quelle mesure Antoine Deltour devra être sanctionné pour s’être approprié les documents de formation interne. […] Mais ni le statut de lanceur d’alerte accordé à Antoine Deltour ni son appropriation des documents concernant les rescrits fiscaux ne seront remis en question ».

De nouveaux procès « LuxLeaks » sont donc à attendre durant les prochains mois. Ceux-ci devraient continuer à asseoir le statut et la protection des lanceurs d’alerte, ces auteurs de délits altruistes face auxquels, entre droit et morale, entre balance de la justice et principe « dura lex sed lex », les magistrats se trouvent en réalité fort embarrassés.

Sources :

  • « Le lanceur d’alerte Antoine Deltour obtient gain de cause en cassation », Renaud Lecadre, liberation.fr, 11 janvier 2018.
  • « Court of Cassation Luxleaks Decision Highlights Need for Effective Whistleblower Protection », Transparency International Secretariat, transparency.org, January 11, 2018.
  • « Pas un héros, mais un homme très courageux », Julien Griveau, lanouvellerepublique.fr, 21 janvier 2018.
Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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