Du droit d’accéder à internet à la liberté de – ne pas – l’utiliser ?

L’utilisation d’internet s’est imposée comme une obligation pour réaliser de nombreuses démarches, surtout depuis la récente crise sanitaire. C’est ainsi qu’un débat s’est engagé pour savoir si – et dans quelle mesure – les citoyens peuvent être obligés ou fortement encouragés à utiliser internet.

Ces interrogations sont récentes. Au cours des deux dernières décennies, les discussions étaient avant tout centrées sur la consécration d’un droit d’accéder à internet1 ou plutôt de l’« utiliser », ce qui a une portée sémantique plus grande. Ainsi, le Conseil constitutionnel français a reconnu en 2009 que l’accès à internet est protégé au titre du droit à la liberté d’expression2, avant que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en 2012 ne fasse de même dans certains cas d’espèce sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (ConvEDH)3.

Depuis, l’utilisation d’internet a progressivement cessé d’être une option. En particulier, l’État a considérablement contribué à en imposer l’usage par ses politiques de dématérialisation du service public. D’abord construite en complément des formes d’accès traditionnels, la dématérialisation se conçoit aujourd’hui comme une mesure d’efficacité avec la fermeture des guichets physiques, ce qui entraîne de nouvelles formes de discrimination4. En France, en 2019, la verbalisation par la SNCF d’un prêtre malvoyant qui n’avait pas pu acheter son billet de train au guichet (qui était fermé) et incapable d’utiliser les bornes ou une application illustrait déjà ces nouvelles difficultés créées par l’obligation d’utiliser l’informatique5. En Belgique, le projet de décret et ordonnance conjoints bruxellois6, qui vise à numériser l’intégralité des services administratifs, a ainsi reçu un avis sévère du Conseil d’État belge et il a également provoqué de nombreuses manifestations dans le pays. Finalement adopté le 25 janvier 2024, ce texte comporte de nouvelles dispositions intégrées au chapitre III, qui prévoient que les autorités publiques doivent maintenir des alternatives, dont un accueil physique ou un service téléphonique. Si ces garanties s’avéraient insuffisantes en raison de la formulation floue de certaines dispositions, le recours à la Cour constitutionnelle belge reste possible dans les six mois de la publication au Moniteur belge7. Le Conseil d’État français s’est penché à deux reprises depuis 2022, dans des arrêts sur lesquels nous reviendrons, sur l’obligation faite aux particuliers d’utiliser internet pour accéder aux services publics8.

Ce sujet demeure toutefois encore peu traité au niveau européen ou international, mais on comprend que ces développements posent beaucoup de questions : quelles sont les limites de la protection par les droits humains de la non-utilisation d’internet ? Comment protéger à la fois l’utilisation et la non-utilisation d’internet ? Sans prétendre épuiser un sujet de recherche encore peu investi9, notre contribution envisage ces deux questions sous l’angle du droit public français et des droits humains en Europe.

Les limites du droit à ne pas utiliser internet dans la jurisprudence administrative française

Dans le droit positif français, il ne semble pas y avoir de possibilité de refuser l’usage d’internet sans motif spécial tenant à la situation particulière d’un individu ou à un défaut de conception d’un téléservice. Par un décret n° 2021-313 du 24 mars 2021 et un arrêté du 27 avril de la même année10, le gouvernement français avait rendu obligatoire le recours à un téléservice pour le dépôt des demandes de titres de séjour. Le Conseil d’État, saisi de ces deux textes réglementaires, a, dans un premier temps, constaté que « l’obligation d’avoir recours à un téléservice pour accomplir une démarche administrative auprès d’un service de l’État […] n’a pas pour effet de modifier les conditions légales auxquelles est subordonnée sa délivrance11 ». Elle ne relève donc pas du domaine de la loi. Il a ensuite estimé que les dispositions du code des relations entre le public et l’administration (CRPA), notamment son article L. 112-10, qui crée un droit pour les usagers de saisir l’administration par voie électronique, ne fait pas « obstacle à ce que le pouvoir réglementaire édicte une obligation d’accomplir des démarches administratives par la voie d’un téléservice12 ». Enfin, les principes d’égalité devant la loi ainsi que celui de non-discrimination prévue à l’article 14 de la ConvEDH ne font pas non plus obstacle, en principe, à l’obligation d’avoir recours à un téléservice.

Mais, et c’est une précision très importante, « le pouvoir réglementaire ne saurait édicter une telle obligation qu’à la condition de permettre l’accès normal des usagers au service public et de garantir aux personnes concernées l’exercice effectif de leurs droits13» . Le juge du Palais royal exige donc une voie d’accès alternative à internet lorsque l’imposent des circonstances particulières liées aux caractéristiques techniques du téléservice ou tenant à la situation de l’usager, malgré l’accompagnement que l’État a l’obligation de fournir. Les deux textes déférés ont donc été annulés en ce qu’ils ne prévoyaient pas de telles solutions de substitution. Les mêmes principes ont été rappelés dans la décision du Conseil d’État du 17 janvier 202414, qui a annulé certaines dispositions du décret n° 2022-899 du 17 juin 2022 relatif au certificat de nationalité française, notamment celles prévoyant l’obligation faite aux demandeurs d’être en mesure d’accéder à une adresse de messagerie électronique.

Ainsi, il n’existe aucun obstacle en principe à ce que l’administration impose l’usage d’internet à ses usagers pour accéder au service public ; elle doit néanmoins prévoir des moyens d’accès alternatifs lorsqu’une situation particulière empêche une personne de compléter la procédure en ligne. De plus, bien que ce point n’ait pas été abordé jusqu’ici dans la jurisprudence, il paraîtrait du reste assez réaliste d’envisager que si l’administration impose un téléservice dont la conception n’est pas conforme à la loi, alors son usager peut être fondé d’en refuser l’usage. Cette non-conformité peut communément résulter soit d’un défaut d’accessibilité telle qu’imposée (et rarement respectée) par la loi pour l’égalité des droits et des chances15, soit d’une incompatibilité avec le règlement général de protection des données (RGPD)16.

La cohabitation entre le droit d’utiliser internet et celui de ne pas le souhaiter

Les droits humains peuvent protéger à la fois l’utilisation et la non-utilisation d’internet. Ces droits offrent non seulement le plus haut niveau de protection en reflétant les valeurs les plus importantes de la société, mais ils évoluent également en permanence pour relever de nouveaux défis et répondre aux besoins et aux souhaits changeants des individus, communautés et sociétés.

En se référant à diverses doctrines telles celle faisant des droits humains des « instruments vivants17 » ou celle de la théorie des obligations positives, il est possible d’envisager la consécration d’un pendant au droit d’utiliser internet à partir d’autres droits déjà existants. Certains droits impliquent, en effet, leur pendant négatif. Par exemple, la liberté de réunion et d’association implique celle de ne pas être forcé à adhérer à une association ou à un syndicat18. D’autres droits existants pourraient être invoqués, comme l’interdiction des discriminations fondées sur, par exemple, l’âge, le revenu, la santé (mentale) ou l’alphabétisation (numérique)19. Un nouveau droit à ne pas utiliser internet pourrait même être reconnu isolément. Néanmoins, au regard de la difficulté à instaurer un nouveau droit humain20, il s’agit de protéger la non-utilisation d’internet par des droits existants plutôt que d’en créer un nouveau ex nihilo.

Il semble de prime abord que ces deux droits – celui d’utiliser internet et celui de ne pas l’utiliser – s’opposent. Ils sont, ensemble, garants de la liberté d’utiliser internet, mais la reconnaissance – qui n’est pas encore faite – d’un droit à utiliser internet pourrait ne pas être suffisante si la non-utilisation d’internet n’est pas protégée en tant que telle. Le principe de proportionnalité facilite leur cohabitation21. En fonction de la juridiction22, la proportionnalité se compose généralement d’un but légitime de l’ingérence (tel que des situations d’urgence ou le bien-être économique d’un pays), de l’adéquation, de la nécessité et de la « proportionnalité au sens strict » ; elle comprend souvent un examen du respect de la substance du droit, c’est-à-dire de la « partie inaliénable des droits fondamentaux préservée de toute restriction possible23 », ainsi qu’elle exige une base juridique solide pour une telle ingérence.

La protection de la non-utilisation d’internet en application des droits humains est une préoccupation émergente dans la société et un sujet de recherche nouveau. Si, à l’heure actuelle, la situation n’est guère protectrice à l’égard des personnes qui n’utilisent pas internet – pour quelque raison que ce soit –, il y a fort à parier que la jurisprudence, tant en France qu’en Europe et dans le reste du monde, soit amenée à évoluer et à se préciser.

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Dariusz Kloza*, Chercheur postdoctoral au Centre des droits de l’homme de l’université de Gand (Belgique) et Julien Rossi, Maître de conférences à l’Université Paris 8, chercheur au CÉMTI (Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation.

* Cet article contient uniquement mes opinions personnelles et non celles d’une organisation à laquelle je pourrais être affilié. Je remercie Élise Degrave pour les échanges de vues.

Sources :

  1. De Hert Paul, Kloza Dariusz, « Internet (access) as a new fundamental right. Inflating the current rights framework? », European Journal of Law and Technology, vol. 3, n° 3, 2012, ejlt.org/index.php/ejlt/article/view/123
  2. const., 10 juin 2009, décision 2009-580 DC.
  3. CEDH, 18 décembre 2012, Ahmet Yıldırım contre Turquie, 3111/10.
  4. Brotcorne Périne, Bonnetier Carole, Vendramin Patricia, « Une numérisation des services d’intérêt général qui peine à inclure et à émanciper tous les usagers », Terminal, n° 125-126, 2019 ; Aouici Sabrina, Peyrache Malorie, « Le soutien d’un tiers pour limiter le non-recours face à l’e-administration : enjeux et limites », Retraite et société, n° 87, 2021, p. 191-202.
  5. France Info, « Jura : un prêtre malvoyant ne peut pas acheter son billet de train sur une borne, il écope d’une amende de 100 euros », francetvinfo.fr, 27 juin 2019.
  6. Projet de décret et ordonnance conjoints de la Région de Bruxelles-Capitale, de la Commission communautaire commune et de la Commission communautaire française relatifs à la transition numérique des autorités publiques.
  7. Degrave Élise, « Justice sociale et services publics numériques : pour le droit fondamental d’utiliser – ou non – internet », Revue belge de droit constitutionnel, 2023, à paraître.
  8. Conseil d’État, section, 3 juin 2022, req. 452798, Conseil national des barreaux et autres, Rec. Lebon ; Conseil d’État, 6e et 5e , 17 janvier 2024, req. 466052, 466116 et 466700, Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s et autres.
  9. Kloza Dariusz, « The Right Not to Use the Internet », Computer Law & Security Review, vol. 52, 2024, p. 105907 ; Kloza Dariusz, « It’s All About Choice: The Right Not to Use the Internet », Völkerrechtsblog, 2021.
  10. Arrêté du 27 avril 2021 pris en application de l’article 431-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile relatif aux titres de séjour dont la demande s’effectue au moyen d’un téléservice.
  11. CE, 3 juin 2022, pt. 6.
  12. CE, 3 juin 2022, pt. 7.
  13. CE, 3 juin 2022, pt. 9.
  14. CE, 17 janvier 2024, Gisti et autres.
  15. Voir l’article 47 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
  16. Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données).
  17. De Hert Paul, Kloza Dariusz, « Internet (access) as a new fundamental right. Inflating the current rights framework? », op. cit.
  18. CEDH, 30 juin 1993 Sigurður A. Sigurjónsson contre Islande, 16130/90, pt. 35.
  19. Article 14 de la ConvEDH.
  20. Assemblée générale des Nations unies, « Établissement de normes internationales dans le domaine des droits de l’homme », résolution, 4 décembre 1986, A/RES/41/120, https://digitallibrary.un.org/record/126473.
  21. Barak Aharon, Proportionality, Cambridge University Press (CUP), 2012 ; Van Drooghenbroeck Sébastien, La Proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruxelles, Bruylant, 2001.
  22. Au niveau européen, ces limitations sont prévues par le deuxième paragraphe des articles 8-11 CEDH et par l’article 52, paragraphe 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
  23. Van Drooghenbroeck Sébastien, Rizcallah Cecilia, « The ECHR and the Essence of Fundamental Rights: Searching for Sugar in Hot Milk? », German Law Journal,  20(6), 904-923, 2019.