Parce qu’ils sont ouverts aux applications tierces, les marchés d’applications pour smartphone sont devenus l’enjeu d’une lutte nouvelle pour le contrôle de l’Internet mobile. Dans l’univers des applications gratuites, Google s’impose comme l’un des principaux interlocuteurs d’utilisateurs d’iPhone. Pour les applications payantes, le jeu vidéo domine, là où les acteurs asiatiques sont omniprésents.
En lançant l’iPhone dès juillet 2007, puis l’AppStore un an plus tard, en juillet 2008 (voir REM n°25, p.62), Apple a imaginé un nouveau marché, celui des applications, qui allait s’imposer très rapidement comme la porte d’entrée dans l’univers de la navigation mobile, après le marché des portails, des moteurs de recherche et des réseaux sociaux dans l’univers du PC. Désormais, la pertinence d’un smartphone aux yeux du consommateur repose de moins en moins sur son design et de plus en plus sur les logiciels qu’il embarque, son système d’exploitation et la galaxie d’applications liée au magasin dédié. Si le software l’emporte sur le hardware, l’équation liant un terminal à un univers de logiciels propriétaires, qui se vérifie sur le système d’exploitation, est cependant en train d’être remise en question pour le marché des applications. Celui-ci échappe de plus en plus au contrôle de l’éditeur du système d’exploitation, Apple avec son iOS comme Google avec Android, ainsi qu’au magasin d’applications qui lui est associé.
Au lancement de l’AppStore, Steve Jobs, le fondateur d’Apple, avait souhaité contrôler l’édition de ses applications. Mais il a dû très vite renoncer à cette stratégie, poussé par la législation américaine qui impose d’autoriser des services concurrents sur ses plates-formes, en même temps qu’il était nécessaire de recourir à des développeurs indépendants pour accroître très rapidement la masse critique d’applications sur l’AppStore (voir REM n°18-19, p.68). Cette ouverture aux applications tierces a fait le succès de l’AppStore qui comptait 775 000 applications début 2013. Elle a même permis à l’iPhone de conserver pendant longtemps sa domination sur le marché des smartphones, tout système d’exploitation concurrent étant pénalisé par la pauvreté de son magasin d’applications en comparaison de l’AppStore. A ce jour, seul Google, avec son système d’exploitation Android et plus de 750 000 applications, vient défier l’AppStore au point de s’imposer désormais face à Apple.
Plus que le nombre d’applications, c’est donc de plus en plus la qualité de celles-ci qui permet aux grands acteurs de l’Internet mobile d’en contrôler les usages, reproduisant sur ce marché ce qui s’est produit sur le Web dans l’univers du PC fixe. Après le contrôle du système d’exploitation et du navigateur, incarné par le couple Windows – Internet Explorer (voir supra), c’est la capacité à organiser la navigation de l’internaute grâce à un moteur de recherche ou à un réseau social qui a donné l’avantage aux éditeurs de services en ligne. Cette évolution du Web hérité du PC fixe, qui pourrait se reproduire sur le marché des applications, explique pourquoi Apple, à l’occasion de la sortie de l’iPhone 5, le 21 septembre 2012, a souhaité abandonner Google Maps, l’application de cartographie développée par Google, au profit de sa propre application Plans, laquelle a conduit à des ratés obligeant le groupe à finalement conseiller à ses clients de télécharger Google Maps. Autant dire que le contrôle des applications phares de l’Internet mobile pourrait bien être demain la clé du marché et remplacer progressivement l’importance prise par le système d’exploitation.
Cette stratégie, qui mise sur la qualité des applications les plus utilisées, au détriment du seul contrôle de l’architecture logicielle du terminal électronique connecté, a été déployée par Google tandis qu’il pariait sur le développement d’Android, son système d’exploitation pour mobiles. Ainsi, Google compte paradoxalement comme l’un des plus importants pourvoyeurs d’applications pour les utilisateurs d’iPhone, et il renforce du même coup sa présence dans l’univers de son concurrent à mesure que se développe Android. En parvenant à habituer les fidèles de l’iPhone à utiliser dans un univers Apple des applications éditées par Google, le groupe espère qu’à terme ces utilisateurs basculeront définitivement dans son propre univers en achetant un téléphone sous Android. Enfin, concernant les utilisateurs d’Android, Google impose aux constructeurs de smartphones recourant à son système d’exploitation de proposer par défaut ses principales applications, ce qui renforce automatiquement ses positions sur le marché des applications, des pratiques qui ont conduit le collectif Fair-Search à porter plainte pour abus de position dominante contre Google auprès de la Commission européenne.
De ce point de vue, l’ouverture aux applications tierces, initialement promue par les éditeurs de systèmes d’exploitation pour smartphones afin de conférer le plus rapidement à leurs magasins d’applications une taille critique, pourrait bien être remise progressivement en cause par Apple et Google, qui chercheront à se protéger. Une telle fermeture des marchés d’applications consisterait à revenir sur une certaine forme de « neutralité » d’Internet, le choix du consommateur étant de facto restreint. S’appuyant sur le non-respect de son règlement, Apple a ainsi exclu de l’AppStore l’application AppGratis, le 5 avril 2013. Cet exemple rappelle en creux l’importance conservée par le contrôle des systèmes d’exploitation, qui s’étend aussi aux marchés d’applications. En France, l’Autorité de la concurrence s’est d’ailleurs autosaisie, début 2013, afin d’enquêter sur les relations entre- tenues entre magasins d’applications et éditeurs, et d’identifier d’éventuels verrouillages imposés par les détenteurs de magasins d’applications. A défaut de règles imposées par les Etats, l’accès aux magasins d’applications passera de plus en plus par l’instauration d’un rapport de force favorable entre éditeurs d’applications et éditeurs de systèmes d’exploitation/magasins d’applications. C’est le cas notamment des relations de Google avec l’AppStore, mais également de certains éditeurs d’applications, non présents sur le marché des terminaux et systèmes d’exploitation, et qui sont pourtant parvenus à s’imposer parmi les principaux interlocuteurs des mobinautes.
Ainsi, les grands éditeurs de jeux vidéo ont tous développé une politique de création d’applications pour smartphones qui a permis, selon App Annie, à Electronics Arts de s’imposer comme le premier éditeur d’applications pour iPhone en termes de revenus engendrés aux Etats-Unis en décembre 2012. Rapportés aux revenus perçus, les classements font apparaître une autre configuration différente des marchés des applications. Les applications Google n’y sont pas représentées, ainsi que celles d’Apple, étant proposées gratuitement pour la plupart et financées par la publicité. En revanche, ce sont les applications liées aux jeux vidéo qui l’emportent, parce que, malgré le succès de certains jeux gratuits comme Angry Birds de Roxio sur Android, le recours au payant pour les jeux vidéo ne heurte pas de front les pratiques des détenteurs de smartphones, et encore moins celles des détenteurs de tablettes. Parti d’Asie, le mouvement s’étend désormais sur tous les marchés : en décembre 2012, les ventes d’applications au Japon ont dépassé les ventes aux Etats-Unis sur Google Play. Moins marquée sur l’AppStore, la domination des éditeurs asiatiques d’applications est en effet incontestable sur Google Play, où les seuls marchés japonais et sud-coréens comptent pour plus de la moitié des revenus des ventes d’applications de Google Play, fin 2012, grâce aux jeux vidéo Dans l’univers Google, ce sont donc les éditeurs asiatiques qui dominent le marché des applications payantes grâce aux jeux, avec le sud-coréen NHN en première position, suivi de quatre japonais (DeNa, GungHo, Gree et Colopi). Sur l’AppStore, très fortement implanté aux Etats-Unis, qui restent le premier marché mondial pour les applications, Electronics Arts reste en première position, suivi de deux éditeurs européens de jeux vidéo, Supercell (Finlande) et Gameloft (France), avant de voir réapparaître les japonais (Gree et GungHo). Il reste qu’en termes de chiffre d’affaires, l’AppStore dépasse de loin Google Play sur les ventes d’applications, avec 15 millions de dollars de recettes pour l’App-Store chaque jour, contre seulement 3,5 pour Google Play.
Cette force nouvelle des éditeurs asiatiques d’applications de jeux vidéo pourrait, à terme, inverser les équilibres sur le marché mondial des smartphones, pour l’instant dominé par les Américains pour les systèmes d’exploitation. Le sud-coréen NHN, premier éditeur en revenus perçus grâce à Google Play, filiale du groupe Naver qui domine le marché de la recherche en ligne en Corée, a ainsi lancé au Japon en 2011, juste après le tsunami de mars, un service de téléphonie et de messages gratuits sur smartphone grâce à l’application Line, sorte de Skype adapté aux smartphones. Transformée depuis en réseau social, Line comptait déjà plus de 100 millions d’utilisateurs début 2013 et pourrait s’imposer, en Asie, comme une alternative à Facebook. En effet, né aux Etats-Unis dans un univers PC, Facebook cherche aujourd’hui à se positionner dans l’univers mobile où ce sont des applications comme Line ou, aux Etats-Unis, Instagram (racheté par Facebook en 2011), qui connaissent les taux de recrutement les plus élevés dans les activités sociales sur mobile. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Facebook a lancé, le 12 avril 2013, son application Facebook Home dédiée aux smartphones sous Android et qui permet d’afficher sur son écran une interface sociale au détriment de l’inter- face classique avec ses icônes d’applications. Bénéficiant de sa popularité, Facebook peut en effet se permettre de proposer aux utilisateurs de smartphones de superposer à leur écran d’accueil une interface qu’il contrôle et d’imposer, peut-être, de nouveaux usages sur l’Internet mobile qui rendraient moins stratégique le contrôle des systèmes d’exploitation et des marchés d’applications liés.
Sources :
- « Les éditeurs japonais et coréens prennent le contrôle du marché des « apps » », Yann Rousseau, Les Echos, 5 février 2013.
- « Quand Google colonise Apple par ses applis », Nick Wingfield et Claire Cain Miller, Le Figaro-NYT, 6 février 2013.
- « Line, l’application asiatique qui défie Facebook », Sébastien Falletti, Le Figaro, 11 février 2013.
- « Mobiles : Facebook passe à l’offensive dans les smartphones », Nicolas Rauline, Les Echos, 5 avril 2013.
- « Pellerin au chevet d’AppGratis la start-up expulsée d’Apple », Marine Rabreau, Le Figaro, 12 avril 2013.
- « Apple et Google abusent-ils de leur force ? », Guillaume de Calignon et Fabienne Schmitt, Les Echos, 12 avril 2013.