Hongrie : les médias menacés par le pouvoir au cœur de l’Europe

Entrée en vigueur en juillet 2014, une taxe sur les revenus publicitaires vise à museler la liberté d’expression en affaiblissant les médias indépendants dans un pays où les postes clés de l’économie sont déjà confiés aux proches de Viktor Orbán, chef du gouvernement.

Selon le classement annuel de la liberté de la presse dans le monde établi par l’association Reporters sans frontières, la Hongrie occupe le 64e rang sur 180 en 2014, rétrogradant de 45 places en trois ans. S’appuyant sur une majorité des deux tiers au Parlement depuis les élections d’avril 2014, dont le déroulement est entaché d’irrégularités dénoncées notamment par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), le gouvernement hongrois a fait passer, le 11 juin 2014, un texte de loi concernant l’économie des médias et tendant à bouleverser le paysage médiatique du pays. Effectif depuis juillet 2014, un nouvel impôt sur le chiffre d’affaires publicitaire (et non sur le bénéfice) s’applique par tranches, allant de 0 %, 1 %, 10 %, jusqu’à 40 % des revenus. Quelques semaines après le vote de cette nouvelle taxe, une disposition complémentaire a été introduite pour instaurer un taux d’imposition forfaitaire de 20 % à acquitter par l’annonceur (à partir de 2,5 millions de florins hongrois, soit 8 000 euros) pour les entreprises non établies en Hongrie. Cette mesure vise les services en ligne comme Facebook et les médias diffusant en langue hongroise depuis l’étranger, soit les trois quarts du marché national de la télévision.

Le gouvernement de Viktor Orbán et son parti, le Fidesz, renforcent ainsi un arsenal législatif préjudiciable aux médias, mis en place depuis 2010 (voir REM, n°22-23, p.11) et maintes fois dénoncé par la société civile hongroise, ainsi que par les organisations internationales et la Commission européenne. Dans sa version initiale, le nouveau dispositif fiscal établissait sans ambiguïté deux poids et deux mesures, autorisant les médias à défalquer leurs pertes des années précédentes du revenu assujetti à la nouvelle taxe. Mais cette initiative délibérément favorable à la chaîne commerciale TV2, appartenant à des proches du Fidesz, aurait également bénéficié à sa concurrente directe, RTL Klub, propriété de RTL Group, filiale de l’allemand Bertelsmann. Cette chaîne, la plus regardée du pays, aurait pu ainsi réduire le montant de son impôt, d’environ 10 millions, à moins de deux millions d’euros. Le gouvernement a remédié à cette faille par un amendement adopté le 4 juillet 2014. TV2 ne payant pas la taxe en 2014, RTL Klub devient le premier contributeur parmi l’ensemble des médias concernés, soit l’unique entreprise visée par le plus fort taux d’imposition de 40 %. Chef du groupe parlementaire majoritaire du parti Fidesz, János Lázár a expliqué à la presse que « RTL [était] une menace pour le pays » et qu’il « vaudrait mieux [que le groupe] exerce ses activités en Allemagne, plutôt qu’en Hongrie ». En Hongrie, les secteurs économiques dominés par des sociétés étrangères – télécommunications, énergie, banques, assurances – subissent une forte pression fiscale, excepté celui de l’automobile qui participe pleinement à la croissance du pays, avec les constructeurs allemands Audi et Mercedes.

Dès l’annonce du projet de loi, des manifestations d’opposition se sont multipliées dans le pays, y compris parmi les médias pro-gouvernementaux tels que le quotidien ultra-conservateur Magyar Nemzet. Début juin 2014, seize chaînes de télévision ont diffusé un écran blanc pendant quinze minutes, tandis que de nombreux journaux et magazines ont publié des pages blanches affichant le slogan : « Nous protestons contre l’introduction de la taxe sur les revenus publicitaires ». Le 9 juin 2014, un millier de Hongrois ont manifesté devant le Parlement. Quelques jours auparavant, le 2 juin 2014, surnommé le « lundi noir », ils furent plusieurs milliers, blogueurs, internautes et journalistes, à descendre dans la rue pour protester contre le limogeage de Gergö Sáling, rédacteur en chef d’Origo, leader des principaux sites d’information hongrois et propriété de l’opérateur Magyar Telekom, filiale de Deutsche Telekom. A la suite de la révélation par le site d’information Origo du grand train de vie mené aux frais de l’Etat par János Lázár, bras droit du Premier ministre chargé notamment des services secrets et du secteur des télécoms, l’opérateur Magyar Telekom a préféré rentrer dans le rang du pouvoir, plutôt que de risquer de perdre sa licence de téléphonie mobile. En témoignage de solidarité, l’ensemble de la rédaction d’Origo a présenté sa démission. Pour Ferenc Pallagi, directeur du groupe de presse Lapcom, cet événement est « un sévère avertissement lancé à tous les médias », notamment aux blogs et aux journaux en ligne.

Le « lundi noir » a également été marqué par un contrôle gouvernemental inopiné de plusieurs ONG bénéficiaires de fonds provenant de la Norvège, dans le but de porter atteinte à des sites d’opposition comme Atlátszó (« Transparent »), qui enquête sur le fonctionnement de l’Etat et des partis politiques. Pour Tamás Bodoky, fondateur d’Atlátszó, ce « lundi noir » « vise à faire taire les voix critiques qui existent encore. Le message est clair : “Personne n’est intouchable” ». La presse d’opposition est exsangue, les médias proches du pouvoir monopolisant les ressources publicitaires, et « tous les matins, le cabinet du Premier ministre envoie une liste de sujets à traiter et à ne pas traiter, ainsi que les noms des personnes à interviewer… et à ne surtout pas inviter », relate un journaliste de la télévision publique. Dans un texte publié sur son blog en juillet 2014, Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la stratégie numérique et des médias, cite un récent rapport de l’OSCE : « L’image qu’il dépeint est celle d’un secteur des médias qui est (au mieux) incertain et qui pratique l’autocensure, et au pire partisan, sinon contrôlé par le gouvernement ».

Présent en Hongrie depuis dix-sept ans, mais aujourd’hui attaqué dans l’exercice de son activité, RTL Group contre-attaque. S’arrogeant environ 30 % de parts de marché d’audience en programmant surtout des séries américaines, des films grand public et des émissions de téléréalité, RTL Klub a bouleversé son journal du soir, abandonnant les faits divers au profit de reportages virulents destinés à porter à la connaissance du plus grand nombre de citoyens hongrois les méfaits et les malversations orchestrés par l’équipe dirigeante de Viktor Orbán. Accompagné désormais de gardes du corps, Dirk Gerkens, directeur exécutif de la chaîne, assure que l’histoire ne se répétera pas. Mise en vente par le groupe allemand ProSieben en 2013, la chaîne TV2 a pu être reprise à un bon prix par des proches du pouvoir après que le gouvernement a annoncé une nouvelle taxe sur les revenus de la publicité dans le seul but de décourager des investisseurs étrangers. Selon Dirk Gerkens, RTL Group n’a aucunement l’intention de quitter le pays et ne cédera « ni au chantage fiscal et économique, ni aux pressions portant atteinte à notre indépendance éditoriale », envisageant d’épuiser tous les recours possibles, y compris devant la Cour européenne de justice.

Selon Neelie Kroes, « la conclusion est donc évidente : RTL est l’une des rares chaînes en Hongrie qui fait autre chose que simplement promouvoir la ligne du parti Fidesz […]. Le gouvernement ne veut pas en Hongrie d’un radiodiffuseur neutre, aux mains d’un propriétaire étranger ; il se sert d’une taxe injuste pour faire disparaître les garde-fous démocratiques et faire disparaître une menace pour son pouvoir ».

Sources :

  • « Les Hongrois s’inscrivent info contre le pouvoir », Florence La Bruyère, Libération, 9 juin 2014.
  • « Taxe sur les revenus publicitaires : les médias pris à la gorge », Reporters sans frontières, fr.rsf.org, 12 juin 2014.
  • « Nous ne céderons ni au chantage ni aux pressions », interview de Dirk Gerkens, PDG de RTL Klub, propos recueillis par Florence La Bruyère, Libération, 9 juillet 2014.
  • « En Hongrie, la chaîne RTL Klub part en guerre contre le régime de Viktor Orbán », Joëlle Stolz, Le Monde, 12 juillet 2014.
  • « La commissaire en charge de la stratégie numérique, Neelie Kroes, dénonce une nouvelle taxe imposée sur les médias en Hongrie qu’elle juge être une attaque contre la démocratie », Europaforum Luxembourg, europaforum.public.lu, 28 juillet 2014.
  • « HU-Hongrie : Nouvelle taxe imposée au secteur des médias et de la publicité », Krisztina Nagy, Mertek Media Monitor, in IRIS 2014-8 :1/26, Observatoire européen de l’audiovisuel, merlin.obs.coe.int, août 2014.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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