Protection du droit d’auteur : le blocage des sites ne passe pas, l’internaute reste la cible principale des mesures anti-piratage

La Cour de justice de l’Union européenne, en frappant d’illégalité le filtrage des sites en amont, a appelé à un juste équilibre entre la protection du droit d’auteur sur Internet et les autres droits reconnus en matière de développement du commerce électronique ou de protection des données à caractère personnel. Reste que la technique pose problème : après le peer to peer, le streaming favorise le piratage en même temps que la saturation des réseaux, un inconvénient qui pourrait aboutir à une alliance inédite, autour d’intérêts partagés, entre fournisseurs d’accès et ayants droit, comme c’est déjà le cas aux Etats-Unis.

La CJUE interdit le filtrage des sites en amont

En 2007, à l’issue d’une procédure lancée dès 2004, la SABAM (Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs) avait obtenu du tribunal de première instance de Bruxelles que le fournisseur d’accès à Internet Scarlet filtre a priori les flux de ses utilisateurs recourant au peer to peer (poste à poste), ce qui revenait à bloquer, pour éviter le piratage, tous les fichiers transitant par ce type de service, dès lors qu’ils relevaient du répertoire musical de la SABAM. S’appuyant sur la directive Commerce électronique (directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000), Scarlet avait contesté le jugement auprès des instances européennes, notant le fait que la décision du juge l’obligeait, à ses frais, à surveiller l’ensemble des informations de ses abonnés, repérés notamment grâce à leur adresse IP considérée comme une donnée à caractère personnel. La protection du droit d’auteur par l’identification des fichiers protégés transmis illégalement par les utilisateurs donnait ici au fournisseur d’accès un rôle nouveau de contrôle, que Scarlet a considéré comme allant bien au-delà de ses seules responsabilités d’intermédiaire technique.

L’approche défendue par le fournisseur d’accès l’aura finalement emporté. Ainsi, le 24 novembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) statuait en faveur de Scarlet, rappelant qu’un juge national ne peut imposer « une obligation générale de surveillance », comme le prévoit la directive Commerce électronique. Pour la CJUE, le droit européen vise d’abord un « juste équilibre entre, d’une part, le droit de propriété intellectuelle et, d’autre part, la liberté d’entreprise, le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ». Le verdict de la CJUE demande de trouver le bon équilibre entre la directive européenne sur le droit d’auteur (EUCD – European Union Copyright Directive) et la directive sur le commerce électronique, la première étant restrictive quand la seconde, rédigée à la fin des années 1990 pour favoriser le développement d’Internet, est accommodante à l’endroit des nouveaux intermédiaires du Web, qu’il s’agisse des fournisseurs d’accès ou de la responsabilité limitée conférée aux hébergeurs.

Ce jugement est important car il donne aux fournisseurs d’accès une arme redoutable pour s’opposer aux projets de loi qui ne manqueront pas de fleurir dans les mois à venir afin d’imaginer l’après-Hadopi qu’incarne le dispositif dit de riposte graduée. En effet, la lutte contre le téléchargement illégal doit désormais prendre en compte également le développement du streaming, qui fait émerger des pratiques illégales de consommation de contenus protégés et que la loi ignore encore. Or, pour le streaming, le rôle de l’intermédiaire technique est essentiel car le fichier n’est plus, à un moment donné, téléchargé et stocké par l’internaute : l’infrac- tion aux droits d’auteur se déplace de la propriété du fichier qui, mal acquise sur les réseaux de peer to peer, est sanctionnée par le dispositif de riposte graduée, au droit d’accès au fichier depuis un site distant, ce qui conduit à une logique de filtrage pour les sites proposant des contenus illégalement. Par définition, les fournisseurs d’accès à Internet devront donc être, d’une manière ou d’une autre, au cœur du dispositif de gestion des pratiques de streaming. C’est ce que rappelle implicitement la CJUE en parlant de juste équilibre : si le droit d’auteur ne prévaut pas contre la liberté d’échanger et la protection des données à caractère personnel, les deux doivent pouvoir cohabiter sur Internet. Autant dire que le filtrage systématique et en amont, s’il n’est pas autorisé, n’exclut pas la possibilité d’un filtrage a posteriori, une fois les sites identifiés. C’est ce que l’Italie a notamment mis en place en interdisant une liste de sites proposant du streaming pour les jeux d’argent ou les contenus pédopornographiques. L’autre solution, complémentaire, consiste tout simplement à faire fermer les sites illégaux de streaming, à l’instar du site Megaupload qui a cessé ses activités, le 19 janvier 2012, après une action conjointe du FBI et du département américain de la justice (DoJ). A vrai dire, interdire une technique parce qu’elle favorise des usages illégaux aurait été très difficile et, si le peer to peer a été massivement utilisé pour le piratage, le streaming n’est pas du tout dans cette situation. La télévision de rattrapage, les offres de cloud computing (informatique en nuage) reposent toutes sur le streaming. La technique est ici une source précieuse d’innovation contre laquelle lutter serait contre-productif. Reste donc à trouver le « juste équilibre » qui pourrait, contre toute attente, venir d’une alliance entre les fournisseurs d’accès et les éditeurs, jusqu’alors souvent opposés dans leur approche et leur vision d’Internet.

Responsabilité de l’internaute, responsabilité de l’éditeur de services en ligne et du fournisseur

Les différents dispositifs légaux visant à lutter contre les infractions au droit d’auteur s’inspirent, en général, de la Hadopi française : comme l’Espagne (voir REM n°18-19, p.8), la Nouvelle-Zélande, ou encore les projets allemand ou japonais. A chaque fois, la technique (peer to peer, streaming) est considérée comme neutre, seuls ses usages pouvant être réprimés s’ils enfreignent la loi. Dès lors, la lutte contre le piratage vise d’abord l’internaute et ses pratiques – elle sanctionne la demande –. Elle est complétée par une logique de procès contre les sites considérés comme favorisant le piratage, afin de tarir l’offre en faisant procéder à des fermetures, processus long et sans fin, les sites renaissant très vite sous un autre nom et dans un autre pays. Face à ce Sisyphe du Web, le filtrage pourrait demain contre-balancer la réactivité des éditeurs de sites favorisant le piratage en bloquant l’offre sur le lieu de consommation.

S’il ne peut être imposé a priori et de manière systématique, comme vient de le rappeler la CJUE, le filtrage risque toutefois d’avantager à terme les fournisseurs d’accès à Internet comme les éditeurs de services en ligne, en plus des ayants droit qui le défendent depuis toujours. En effet, historiquement, les fournisseurs d’accès à Internet, bénéficiant d’un statut favorable d’intermédiaire technique, ont insisté sur les capacités d’échange et de téléchargement permises par les connexions haut débit, sachant très bien sans l’indiquer que la contrepartie de l’illimité en matière d’accès à Internet devait être soit le développement d’offres légales d’accès illimité à des contenus (financement publicitaire, abonnements forfaitaires – voir infra par exemple pour la musique), soit le développement du piratage comme alternative aux offres légales reposant sur le paiement à l’acte. Ces dernières sont à l’évidence incompatibles avec les budgets des internautes qui auraient souhaité consommer massivement et légalement des contenus pour profiter de leur toute nouvelle connexion au Web et des capacités de stockage des disques durs mis à disposition (plusieurs milliers de fichiers musicaux sur un iPod, plusieurs milliers de livres sur un Kindle, des centaines de films sur le disque dur d’un ordinateur). Sauf que le discours de l’illimité, prôné historique- ment par les fournisseurs d’accès à Internet, est victime aujourd’hui de son succès : la vidéo sature de plus en plus les réseaux fixes qui nécessitent des investissements nouveaux et réguliers ; elle est en train de réintroduire des paliers de consommation pour l’Internet mobile, signant la fin de l’Internet illimité et d’une neutralité d’Internet désormais techniquement impossible à garantir en même temps que la qualité de service (voir REM n°16, p.58).

Sans surprise, c’est donc sur le marché où les réseaux sont le plus mis à l’épreuve par le développement de l’offre légale et illégale de vidéo en ligne, c’est-à-dire aux Etats-Unis, que les fournisseurs d’accès à Internet ont trouvé un accord avec les ayants droit pour favoriser les offres légales et limiter progressivement la part de bande passante allouée sur le réseau aux pratiques illégales. Ainsi, le 7 juillet 2011, les principaux fournisseurs d’accès à Internet aux Etats-Unis (AT&T, Cablevision, Comcast, Time Warner Cable et Verizon) ont annoncé un accord avec les associations représentant les ayants droit dans la musique (RIAA – Recording Industry Association of America), dans l’audiovisuel et le cinéma (MPAA – Motion Picture Association of America, IFTA – Independent Film and Television Alliance). Ensemble, ils mettent en place un « système d’alerte aux droits d’auteur » qui se substitue à l’absence d’un équivalent américain de la Hadopi : après cinq avertissements, les FAI américains ralentiront le débit de la connexion de leur abonné, rendant sans intérêt à la fois le recours au peer to peer et au streaming, tout en évitant la coupure de l’accès, donc le risque de se voir reprocher un empêchement à la liberté d’expression. Un Centre d’information sur les droits d’auteur (Center for Copyright Information) est par ailleurs créé et financé par les ayants droit et les fournisseurs d’accès pour traiter de manière indépendante les réclamations de certains internautes. En outre, l’accord étant conclu avec les principaux fournisseurs d’accès à Internet aux Etats-Unis, l’abonné voyant son débit ralenti ne pourra pas passer à la concurrence pour contourner la sanction. Ici l’accord contractuel l’emporte donc sur la loi, les projets américains en la matière risquant de ne pas aboutir du fait des nombreuses actions de lobbying, notamment des éditeurs américains de services, mais également du fait de l’absence de majorité du Gouvernement à la Chambre des représentants. De ce point de vue, l’accord annoncé le 7 juillet 2011 et mis en application dès 2012 sera la réponse du marché aux discussions, à la Chambre des représentants, sur le Stop Online Piracy Act (SOPA) et, au Sénat, sur le Protect Intellectual Property Act (PIPA), qui envisagent chacun le déploiement d’une forme de filtrage par les intermédiaires du Net.

Si les fournisseurs d’accès et les ayants droit se sont mis d’accord, reste à convaincre les éditeurs de services qui, à l’instar des sites d’échange de vidéos, des réseaux communautaires et de toutes les solutions participatives, ne souhaitent pas voir entraver les capacités de communication et d’échange des internautes sur lesquelles repose la richesse de leurs services. Mais, là encore, des intérêts partagés pourraient changer la donne, comme l’a révélé une étude d’Ernst & Young pour le Forum d’Avignon 2011 : le cabinet insiste sur le développement de la notion d’accountability, c’est-à-dire une forme de responsabilité endossée par des services de contenus, comme le sont YouTube et désormais Facebook par exemple. Ces services ne peuvent passer pour ceux qui contribuent à assécher la création, dont ils ont au contraire besoin, les contenus professionnels étant les plus prisés et les seuls vraiment valorisables sur le marché publicitaire internet. De ce point de vue, Facebook, Google, Twitter, Yahoo!, AOL eBay, LinkedIn, Mozilla, Zynga, s’ils s’opposent aux projets PIPA et SOPA, ne sont pas opposés à des responsabilités nouvelles. Dans une lettre qu’ils ont cosignée et envoyée au Congrès pour dénoncer le projet SOPA, ils se disent prêts à « fournir des outils supplémentaires pour lutter contre les sites étrangers voyous voués à la contrefaçon ou à la violation de propriété intellectuelle ».

Sources :

  • « Les FAI américains lancent un système d’alerte aux droits d’auteur », lemonde.fr, 8 juillet 2011.
  • « La propriété intellectuelle à l’ère du numérique », Ernst & Young– Forum d’Avignon, novembre 2011.
  • « Facebook, Google et Yahoo s’opposent à un texte antipiratage », AFP, 15 novembre 2011.
  • « L’Europe confirme l’illégalité du filtrage des réseaux P2P », lemonde.fr, 24 novembre 2011.
  • « Web : l’Europe bride le filtrage contre le téléchargement illégal », Nicolas Rauline, Les Echos, 25 novembre 2011.
  • « Les Etats-Unis font fermer Megaupload ! », Alexandre Laurent, clubic.com, 19 janvier 2012.
  • « Projets SOPA/PIPA : le Sénat américain cède sous la pression », Jérôme Hourdeaux, nouvelobs.com, 20 janvier 2012.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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