Antitrust, plaintes contre Apple : l’UE tente de mieux réguler les plateformes

Repenser le droit de la concurrence, enquêter avant l’émergence de positions dominantes, traquer les abus : les priorités de l’Union européenne se traduisent dans les enquêtes lancées sur les assistants vocaux, le rachat de Fitbit par Google, l’App Store et Apple Pay. L’Irlande a toutefois obtenu l’annulation des 13 milliards d’arriérés d’impôts réclamés à Apple.

Le renouvellement de la Commission euro­péenne en novembre 2019 a consacré Margrethe Vestager à qui l’on doit d’avoir misé sur la politique de concurrence pour combattre l’optimisation fiscale des multinationales (voir La rem n°33, p.12). Cette dernière conserve en effet – et c’est la première fois – son poste de commissaire à la concurrence tout en devenant vice-présidente de l’exécutif européen chargé du numérique. Mais elle devra revoir sa définition de la concurrence, en partie à cause des nouveaux défis lancés par le numérique. En matière de concurrence, deux approches sont défendues. Il y a celle de l’École de Chicago, dite néolibérale, qui considère d’abord l’effi­cience des marchés, à savoir la capacité à baisser les prix des produits pour le consommateur et à augmenter la qualité de ces derniers. Dans cette approche, la structure du marché, par exemple l’émergence de positions dominantes, pose moins de problèmes que dans l’autre approche. Du point de vue néolibéral, l’émergence d’une position dominante est le signe de l’existence d’une entreprise performante. L’approche de Harvard, dite structuraliste, considère en revanche que la préservation de la concurrence passe par la préservation de la diversité des concurrents, les situations de monopole pouvant favoriser des comportements contraires à l’intérêt des consommateurs, ce qui nécessite une plus forte régulation.

La Commission européenne est souvent tiraillée entre ces deux approches même si depuis les années 1980 l’approche néolibérale a dominé, privilégiant des prix bas pour le consommateur, parfois en bloquant les fusions (Alstom-Siemens), parfois en les autorisant. L’exemple parfait est celui du marché des télécommunications où la concentration fixe-mobile est favorisée, la convergence entraînant une baisse globale du montant total de la dépense des consommateurs via les forfaits multiplay quand, à l’inverse, rares sont les autorisations qui permettent de passer de quatre à trois opérateurs sur le marché mobile afin de préserver la concurrence sur les forfaits, donc des tarifs d’abonnement moins élevés (voir La rem n°40, p.48). Mais cette approche ne répond que très imparfaitement au souhait européen de régulation des plateformes. En effet, ces dernières ont la particularité d’être extrêmement compétitives, d’où la constitution de monopoles liés à la performance des entreprises, et elles proposent pour la plupart d’entre elles des services gratuits ou très bon marché.

Les problèmes concurrentiels apparaissent dès lors à un autre niveau. La puissance des grandes entreprises du numérique repose en effet sur leur base d’utilisateurs, souvent mondialisée, qui dépend en très grande partie d’effets de réseau (corrélation entre l’augmentation du nombre d’utilisateurs et la qualité de service proposée, avec en plus des économies d’échelle à la clé). Via les données qu’elles récupèrent, elles peuvent perfectionner leurs algorithmes de recommandation et ainsi augmenter globalement la qualité des propositions commerciales adressées à leurs utilisateurs. Ce faisant, elles s’imposent comme intermédiaires essentiels, ou gatekeepers, entre les inter­nautes et les différents prestataires en ligne qui, ne disposant pas d’algorithmes de recommandation aussi performants, ont tout intérêt à passer par les plateformes qui se chargent d’optimiser la rencontre entre l’offre et la demande. Ce faisant, ces mêmes plateformes récupèrent de nouvelles données, accentuant leur avantage par rapport aux autres compétiteurs puisque cette récupération se décline auprès de très nombreux partenaires commerciaux. Elles peuvent également proposer des services proches de ceux proposés par les entreprises pour lesquelles elles jouent le rôle de gatekeepers, leur maîtrise de l’intermédiation et le fait d’échapper à toute forme de commission pour cette intermédiation leur donnant un avantage concurrentiel décisif.

C’est ce phénomène de dépendance aux plateformes et ses conséquences concurrentielles que la Commission entend encadrer, notamment dans le cadre du futur Digital Services Act, Margrethe Vestager ayant proposé à cette occasion un « nouvel outil de concurrence ». Ce dernier devra permettre de contrôler en amont les opérations d’acquisition des plateformes. En effet, ces dernières ont souvent racheté leurs concurrents, à l’instar d’Instagram et de WhatsApp pour Facebook (voir La rem n°32, p.51). Elles ont aussi racheté des services leur permettant ensuite de proposer une offre alternative à celle proposée par d’autres acteurs sur leur plateforme. C’est le cas du rachat de Beats Music par Apple (voir La rem n°33, p.56 et n°37, p.60) qui conduira au lancement d’Apple Music, lequel concurrence frontalement Spotify sur l’App Store. Or Spotify doit reverser une partie de ses revenus générés via l’App Store, ce qui l’a conduit à déposer une plainte auprès de la Commission européenne pour pratiques discriminatoires (voir La rem n°50-51, p.22). Cette nouvelle régulation prendra mieux en considération les effets de réseau ainsi que la dépendance aux plateformes pour l’accès aux données, des considérations qui auraient par exemple permis de mieux anticiper les conséquences du rachat de WhatsApp et d’Instagram par Facebook, à savoir le verrouillage du marché des réseaux sociaux généralistes.

Cette nouvelle politique antitrust où les données sont au cœur de l’analyse se met en place progressivement comme en témoignent les enquêtes ouvertes par la Commission durant l’été 2020. Ces enquêtes doivent anticiper les conséquences à venir des effets de réseau sur le marché embryonnaire de l’internet des objets afin d’empêcher l’émergence trop rapide de positions dominantes de type gatekeeper. Il s’agit donc d’une évolution majeure car l’enquête est lancée avant la constatation de la position dominante alors que, jusqu’ici, c’étaient surtout les abus de position dominante qui faisaient l’objet d’une attention forte des services de la concurrence.

La première enquête concerne les assistants vocaux, Siri (Apple) et Alexa (Amazon) étant cités. Elle a été lancée le 16 juillet 2020 afin d’identifier d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles « dans le secteur des biens et services de consommation liés à l’Internet des objets » où « l’accès à des grandes quantités de données des utilisateurs semble être la clé de la réussite de ce secteur ». Les assistants vocaux sont effectivement très bien placés pour récupérer de grandes quantités de données puisqu’ils s’intercalent systématiquement entre l’offre et la demande pour décider de leur mise en relation. Ici, la perspective structuraliste fait son grand retour dans les approches concurrentielles, la Commission européenne indiquant qu’« en dépit du stade relativement précoce du développement du secteur de l’Internet des objets […] des éléments indiquent que certaines pratiques peuvent fausser structurellement [nous soulignons] la concurrence », comme par exemple une restriction dans l’accès aux données ou encore la priorité donnée à ses propres services.

La seconde enquête, confirmée le 4 août 2020 par la Commission européenne, porte sur le rachat de Fitbit par Google pour 2,1 milliards de dollars. La Commission s’interroge sur les conséquences du rachat du fabricant d’objets connectés sur le marché de la publicité en ligne où Google occupe une position centrale. Le contrôle de Fitbit lui permettra en effet de récupérer encore plus de données compor­tementales. La Commission a jusqu’au 9 décembre 2020 pour statuer.

La Commission n’en oublie pas pour autant de traquer aussi les abus de position dominante. Le 16 juillet 2020, elle a annoncé l’ouverture simultanée de deux enquêtes formelles liées à de possibles problèmes concurrentiels concernant pour la première l’App Store et, pour la seconde, l’Apple Pay. L’enquête sur l’App Store fait suite à la plainte de Spotify et de Kobo qui reprochent à Apple de proposer sur l’App Store des services concurrents des leurs sans que ces derniers soient frappés par la commission de 30 % (ramenée à 15 % après un an d’abonnement), une pratique jugée « discriminatoire » par Spotify. L’enquête, qui doit vérifier si « les règles d’Apple ne faussent pas la concurrence sur des marchés où il est en compétition avec d’autres développeurs d’application, par exemple Apple Music ou Apple Books », a une portée symbolique importante car elle sera le pendant européen du bras de fer que les éditeurs américains ont engagé avec Apple, lequel passe outre-Atlantique par un rapport de force commercial : le 13 août 2020, Fortnite a ainsi été évincé de l’App Store après que son éditeur, Epic Games, a tenté de contourner la commission d’Apple en contrevenant aux règles du magasin d’applications. En ce qui concerne l’Apple Pay, la Commission enquête dans plusieurs directions. Elle s’interroge notamment sur des conditions spécifiques pour le recours à l’Apple Pay qui seraient imposées aux éditeurs dont le service est en concurrence avec un service Apple. Elle examine aussi les règles générales d’utilisation de l’Apple Pay pour les éditeurs d’applications, ces règles interdisant notamment d’informer les consommateurs de l’existence de moyens alternatifs et moins coûteux de paiement, ce qui peut constituer une entrave à la concurrence qui pénalise le consommateur. Enfin, le dispositif « tag & go », qui permet de payer d’une simple pression du doigt avec Apple Pay est réservé aux seuls équipements Apple alors qu’Apple Pay équipe de très nombreux terminaux, ce qui pourrait être considéré comme un moyen de favoriser les terminaux d’Apple.

Pour la Commission européenne, ces enquêtes témoignent de sa volonté de mieux réguler les plateformes même si une manche importante a été perdue dans la lutte contre l’optimisation fiscale. En effet, après avoir contesté devant le Tribunal de l’Union euro­péenne la décision du 30 août 2016 qui enjoignait à Apple de rembourser 13 milliards d’euros d’arriérés d’impôts à l’Irlande pour aide d’État illégale (voir La rem n°40, p.16), Dublin a obtenu, le 15 juillet 2020, l’annulation de la décision. Le Tribunal a en effet considéré que l’Irlande n’a pas avantagé de manière discrétionnaire Apple, ce qui aurait créé une espèce de distorsion fiscale, tout en admettant le « caractère lacunaire et parfois incohérent » du système fiscal irlandais. La Commission a fait appel de cette décision le 25 septembre 2020, considérant que le Tribunal de l’Union européenne a commis des erreurs de droit.

Sources :

  • « Face aux Gafa, la nécessaire refonte des lois anti-trust », Anaïs Moutot, Les Echos, 13 juin 2019.
  • « A Bruxelles, Margrethe Vestager attend, encore, les Gafa de pied ferme », Derek Perrotte, Les Echos, 19 septembre 2019.
  • « L’Union européenne s’attaque aux penchants monopolistiques des Gafa », Guillaume Guichard, Anne Rovan, Le Figaro, 4 juin 2020.
  • « Apple visé par deux enquêtes antitrust en Europe », Sébastien Dumoulin, Raphaël Balenieri, Les Echos, 17 juin 2020.
  • « Concurrence : Bruxelles ouvre deux enquêtes contre Apple », Guillaume Guichard, Le Figaro, 17 juin 2020.
  • « Victoire d’Apple et de l’Irlande contre l’UE », F.S., Le Figaro, 16 juillet 2020.
  • « La justice annule les 13 milliards d’arriérés d’impôts d’Apple », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 16 juillet 2020.
  • « Siri et Alexa dans le viseur de Margrethe Vestager », Derek Perrotte, Les Echos, 17 juillet 2020.
  • « Bruxelles enquête sur le rachat de Fitbit par Google », Aurélie Loek, Les Echos, 5 août 2020.
  • « Jeux vidéo, Fortnite part en guerre contre la « taxe Apple » », Raphaël Balenieri, Les Echos, 17 août 2020.
  • « La Commission européenne refuse de s’avouer vaincue face à Apple en Irlande », Derek Perrotte, Les Echos, 28 septembre 2020.

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